Le grand ordinaire

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Un hôte qui avait l'habitude de recevoir fréquemment à sa table des invités, leur disait parfois, comme pour s'excuser de ne pas leur servir un vin qui coûtait des sommes astronomiques, qu'il avait préparé pour eux son grand ordinaire.

Le grand ordinaire. L'ordinaire peut être grand; il doit être grand. Ne prenons pas ce pli de vivre banalement, peureusement, petitement le quotidien, en se disant que nous nous rattraperons bien de temps à autre par quelques actions extraordinaires, par quelques beaux feux d'artifices aussi vite apparus que disparus. Ce n'est pas de 7 en l4 que nous avons à nous manifester, mais à vivre en étant présents, d'une présence aimante, discrète, reposante. Ne prenons pas non plus ce pli de penser que nous n'avons pas à entrer dans certaines formes, des formes énoncées par toute une histoire, par toute une sagesse, sous prétexte que ce ne sont que de vaines habitudes destinées à sécuriser des faibles, alors que nous nous estimons forts. Bien sûr que nous n'avons pas à devenir les esclaves de n'importe quels usages, à nous enfermer dans nos chères habitudes, à être des partisans de l'immobilisme parce que tout s'est toujours fait comme çà. A voir et à vérifier : certains faits tenus pour sacrés sont souvent très récents ou nous les déclarons sacrés parce qu'ils nous conviennent. Avec quelle violence le Christ n'a-t-il pas dénoncé des traditions ou des usages pourtant bien chevillés au coeur de son peuple : "vous annulez la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez" (Marc 7:13). Mais les formes, au sens noble et profond du terme, sont porteuses de vie. Si nous sommes ce que nous sommes c'est que nous avons été formés. Formés par des parents, par des maître d'apprentissage, par une communauté, par des maîtres spirituels, dans une discipline de prière et de pensée, formés par Dieu qui du limon de la terre nous a mis hommes et femmes debout. La formation n'est pas du dressage : elle est au service de la vraie liberté. Les formes nous aident à vivre le quotidien et son répétitif, à croître dans cet ordinaire. Quoi de plus éblouissant qu'une attitude, qu'un geste, toujours le même, affiné par l'usage, qui apaise, qui soulage, qui console, qui encourage. Grandeur du geste ordinaire, du quotidien.

Mais, penserez-vous, ce sont des théories trop prudentes. Dieu lui est quelqu'un d'extraordinaire. C'est pour cela qu'il nous impressionne au point que nous disons quelquefois : ne nous mêlons pas trop de ses affaires, elles sont trop hautes pour nous ! Mais Dieu est-il vraiment quelqu'un de si extraordinaire ?

Le Christ arrive dans son village de Nazareth. Il vient d'être tenté par le Malin. Comme nous. Il a dû faire effort pour résister. Comme nous. Il arrive dans son village de Nazareth - C'est un jour de sabbat. Il entre dans la synagogue et fait ce que pouvait faire tout juif : lire un passage de l'Ecriture et le commenter. Le Christ visage du Père, entre dans la tradition la plus courante qui soit, dans l'usage le plus fondamental, le plus primitif diraient les ethnologues : le rassemblement d'une société autour de ce qui constitue son essentiel.

Le Christ, Verbe de Dieu, Parole de Dieu, d'où tout est issu, accomplit ce geste simple : se mettre à l'écoute de l'Écriture, du Livre et soudain ce dernier vibre en Lui, passe en Lui, devient chair en Lui : la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres, la libération proclamée aux captifs et aux aveugles le retour à la vue, la liberté donnée aux opprimés, l'année de grâce du Seigneur mise en mouvement. La Bonne nouvelle du salut anime l'ordinaire de la vie; l'ordinaire devient grand : joie offerte, espérance donnée, soupirs apaisés. Désormais il ne se passera plus un jour sans que le Christ, au détour d'un chemin, au bord d'un puits, devant une foule, n'annonce et ne réalise le salut de Dieu, ne guérisse et ne console. Tout cela dans l'ordinaire des journées.

Comment passons-nous nos journées ? Ah ! Quelle journée ! Cette exclamation est soit de joie, soit de dépit. De joie quand nous avons fait des rencontres intéressantes, vécu des moments hors du commun, des expériences enrichissantes. De dépit quand tout est allé de travers, que le programme n'a pas été tenu, ou que l'ensemble a été si chargé qu'on se sent mis à genoux. Journées que l'on ne regrette pas, que l'on ne désire pas revivre. Parfois aussi journées moroses et plates que l'on a subies, parce que le réveille-matin a sonné et que l'on s'est mis en route, parce qu'il le fallait. Et pourtant ce sont tous ces quotidiens qui ont à devenir grands. Ils ne feront pas la une des manchettes, mais pour quelqu'un ils auront apporté quelque chose d'unique.

Nous ne sommes pas le Christ. Beaucoup de pauvres restent pauvres, des malades malades, tous les opprimés ne sont pas libérés, tous les réfugiés ne sont pas accueillis. C'est vrai. Mais entre le tout et le rien, où nous situons-nous ? Nous ne pouvons pas tout, ce n'est que trop évident, mais nous pouvons plus que rien. C'est ce plus que rien qui va transformer le quotidien en grand ordinaire.

N'est-ce pas là ce qu'ont essayé de vivre et vivent encore les diaconesses dans leur ministère ? Des malades ont été et sont soignés, des personnes accueillies, visitées, portées dans la prière. Tous n'ont pas été guéris ou exaucés dans leurs désirs les plus personnels, certains ont parfois même pu se plaindre du caractère un peu trop trempé de certaines diaconesses. Mais à tous on s'est efforcé d'offrir un ordinaire qui soit grand.

Nous avons posé la question : Dieu est-il vraiment quelqu'un de si extraordinaire ? Nous pouvons répondre par l'affirmative en ce sens que son extraordinaire vient soulever le quotidien, qu'il s'incarne dans la suite des temps. D'un amas de mots il fait une parole, d'une simple assemblée le lieu de sa présence, de gestes anodins des signes de salut. Où que nous soyons, qui que nous soyons, ayons assez de confiance et de foi pour croire qu'au dedans de nous et qu'au travers de nous l'Évangile prend corps, que le Livre lu et médité ne va pas rester pure lecture, mais passer dans nos attitudes et nos regards les plus banaux, mais qui ne le seront justement plus, puisqu'ils seront habités. Écoute de la parole et diaconie. "Aujourd'hui cette parole se réalise parmi vous".

Les fêtes sont passées. Nous sommes à peu près reposés du Nouvel An et de la nuit du Petit Nouvel An. La vie normale, comme on dit, a repris son cours. Et alors ? Allons-nous foncer tête baissée jusqu'aux prochaines relâches, où allons-nous être année de grâce pour les autres ?

Serons-nous ceux qui contribueront à donner espoir ? A trouer la nuit de traits de lumière, à ne pas croire à la fatalité de toutes choses, à esquisser des solutions, à donner des bouts de réponse. Nous savons bien que la libération définitive, la fin de l'oppression, le rétablissement de tout notre être, ne seront donnés que par le Christ, au terme de l'histoire. Mais dès aujourd'hui, ces réalités se profilent à l'horizon, jettent comme un pont entre ce qui est et ce qui sera, de sorte que ce qui sera commence déjà à vivre dans ce qui est. La grandeur du quotidien réside en ce qu'il est déjà habité par cet avenir et nous, nous pouvons faire qu'il en soit ainsi. J'ai senti le souffle du futur venir à ma rencontre et cela me permet de vivre le présent dans l'espérance. Mon quotidien, ainsi gonflé de sève, ne sera pas monotonie, mais espace offert à Dieu et aux autres. Il sera grand parce qu'habité par la Présence qui est salut.

Amen.