Osons croire que les gestes comptent

image

Écouter le culte :

BM : Jean-Marc Richard, est-ce que comme des centaines, peut-être des milliers de Suisses romands, est-ce que vous avez vous aussi mangé en compagnie de Bassama et de Rupa ?
JMR : Non j’ai pas eu cette chance.
BM : C’est dommage, parce que Bassama est producteur de coton au Burkina Faso. Il a 59 ans et cultive depuis plusieurs générations cette plante qui permet de produire des habits. Quant à Rupa, c'est une jeune couturière du Bengladesh, à Dacca, la capitale, et qui gagne environ 150 francs par mois, pour 13 heures de travail par jour.
JMR : Je n'ai pas mangé eux, mais j'ai régulièrement mangé avec d'autres comme eux, qui ont le même destin, ou qui sont responsables d'association. Et vous ?
BM : Eh bien j'ai mangé en leur compagnie un soir de mars, à Onex (Genève), lors d'une soupe de carême où j'allais rencontrer Shatil Ara, une autre jeune femme du Bengladesh qui a sillonné la Suisse romande ces derniers temps pour sensibiliser les romands à la production de vêtements équitables.
Quant à Bassama et Rupa, ils se trouvaient là, à table, devant moi. Plus précisément sur les sets de table imprimés pour la campagne Voir-et-agir.ch. J’en ai d'ailleurs ramené un, le voici... J'ai donc posé ma soupe de carême sur eux...
JMR : Ce qui est très intelligent pour le lire après donc… Rassurez-moi, il y en avait plusieurs de sets de table : le set pour manger et le set intelligent ?
BM : Oui bien sûr, ce qui m’a permis d’en récupérer un exemplaire, et il en suffit d'un pour sensibiliser les gens aux conditions de production et de transformation des vêtements: du coton au produit fini. Et je ne peux m'empêcher de revenir au texte des Rameaux, dans l'évangile selon Marc, lorsqu'il est dit: "les disciples mirent des vêtements sur l'ânon qu'ils avaient trouvé, et Jésus s'est assis dessus. Beaucoup de gens étendirent leurs vêtements sur la route, et d'autres des feuillages qu'ils coupaient dans la campagne. Ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient: "Hosanna ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ! Hosanna au plus haut des cieux."

- Extrait de la comédie musicale Jésus-Christ Superstar –

JMR - Une chose m'intéresse dans cette comédie musicale : il ne faut pas seulement chanter pour moi, dit ce Jésus superstar, mais aussi pour vous. Il est accueilli comme une star, mais ouvre à autrui et à soi; il inaugure cette période où les stars endossent aussi la responsabilité des messages qu'elles portent, avec toute cette problématique et ambiguïté que l’engagement doit être suivi. Au-delà du discours, il faut être dans les actes, et ça c’est important que ça soit ouvert par quelqu’un qui a un discours clair.
BM : C'est toute l'ambiguïté de ce texte: Jésus est accueilli comme une star à Jérusalem. C'est la lecture commune que nous faisons de cet épisode, et elle donne lieu à des cultes joyeux lors des Rameaux. Mais je me demande si l'on a bien raison de le lire ainsi...
JMR : Là, c'est la calviniste qui parle: vous avez de la peine à vous réjouir ?!
BM : Oh non, au contraire, je pense que nos lectures sont souvent trop sérieuses ou crispées, alors que l'Évangile recèle des trésors d'humour...peut-être même jusque dans ce texte des Rameaux, d'ailleurs. Il faut regarder le texte d'un peu plus près, à la loupe. D'ailleurs, j'ai pris celle que nous propose la campagne de Carême, une petite loupe de poche, bien pratique. Tenez: j'en ai pris une pour vous aussi, Jean-Marc. Alors avec cette loupe, je m'approche du texte – et de CE texte-là, pour apprécier ce qu'il dit...et ce qu'il ne dit pas ! Parce que, par exemple, cette lecture habituelle (liturgique, festive, enthousiaste) des Rameaux, elle doit beaucoup à l'évangile selon Matthieu, mais ce n'est pas si simple chez Marc, que nous avons choisi ce matin. Parce que le récit commence en triomphe mais finit en queue de poisson (c'est un comble pour des chrétiens !): chez Matthieu ou Luc suit immédiatement l'épisode des vendeurs chassés du temple – c'est d'ailleurs très important sur la question de la critique religieuse, économique, sociale - donc sur l'engagement, et surtout sur l'indignation.
Mais ici, chez Marc, que l'on considère volontiers comme l'évangile le plus ancien du Nouveau Testament, l'entrée à Jérusalem finit rapidement à Béthanie, dans les faubourgs ! Entre les lignes, je lis un signe ambigu et une critique: le signe, c'est celui de Jésus qui entre sous les acclamations, comme un messie, qui prend appui sur les références prophétiques et royales (ânon, cf. Zacharie 14,4; vêtement 2 Rois 9,13; Hosanna Psaume 118,25-26); la part critique, elle, c'est que Jésus ne reste pas à Jérusalem, précisément: il en ressort aussitôt pour aller à Béthanie, sous un prétexte banal, presque déconcertant: le texte dit [v. 11b]" comme il se faisait tard..."
JMR : Il était peut-être fatigué: il avait besoin de repos...
BM : Oui mais c'est un peu futile, non ? On entend pour ainsi dire Jésus qui lance à ses disciples : "Bon, les gars, c'était sympa, hein, une chouette entrée à Jérusalem, ça a fait tout son effet, on a vu le Temple, mais il se fait tard, alors on va rentrer, sinon ma mère va encore nous dire qu'elle nous attend depuis des heures et que le repas est froid."
JMR : On est d’accord qu’il y a un fort contraste entre l'attente de la foule, avec laquelle joue Jésus, et cette obscurité qui arrive... On attend et l'on célèbre le salut... mais finalement, il est temps d'aller se coucher ! C’est peut-être une façon de prendre un peu de recul. On pourrait imaginer que s’il intervient directement pour chasser les marchands du temple, c’est sous l’effet de la colère, et la colère n’est jamais bonne conseillère.
BM : Oui, mais ça lui arrivera quand même de se mettre en colère, ici et à d’autres moments. Là, ce que semble pointer le texte chez Marc c’est que la foule se trompe de Messie, et la fête des Rameaux est un contre-témoignage. On attend le roi et le messie politique, et des disciples attendront cela effectivement, mais l'on n'a rien compris.
JMR : Pour moi, c'est essentiel, parce qu'il ne sera pas le roi à Jérusalem, symbole de pouvoir, mais il sera roi parmi le peuple, au milieu des hommes et des femmes. Si vous prenez l’Abbé Pierre, il n’a jamais été couronné par le pouvoir, mais il a été contre ce dernier, et il y en a eu d’autres...
Il sera couronné au milieu des femmes et des hommes. A mes yeux, c'est un message essentiel: aujourd'hui, pour moi, ce qui est au centre, ce n'est pas le pouvoir ou les structures, mais la société civile !
BM : Je suis d’accord avec vous et ce déplacement du regard. Moi, ce qui m'étonne encore, c'est la confusion entretenue par Jésus, cette ambiguïté des gestes et des signes: il y avait de quoi se tromper! Curieuse pédagogie...
JMR : Surtout, je me demande ce que cela change... Alors est-ce que les mots suffisent ? Non... Est-ce que les gestes suffisent ? Non... Est-ce que la prière suffit ? Non...
BM : Alors si nous ne pouvons plus compter ni sur les mots, ni sur la prière, ni sur les gestes, que reste-t-il... qui ne soit dérisoire ?
JMR : Je me suis toujours demandé pourquoi des gens ont consacré leur vie à la prière. En y réfléchissant, je me dit qu’on peut tout mettre ensemble. Les articuler au lieu d'opposer...
BM : Vous voyez très juste: c'est vraiment le choix d'un regard: celui de ne pas s'arrêter aux apparences et de réunir les dynamiques. C'est ce que nous avons fait, rapidement il est vrai, avec le texte des Rameaux, pour aller au-delà de l'ambiguïté du signe et de cette entrée triomphale à Jérusalem, et peut-être devrions-nous faire la même chose pour les gestes concrets: plutôt que de céder à la désillusion ou au cynisme, osons croire que les gestes comptent.
JMR : Finalement, ce qu’on peut constater, c’est que des hommes et des femmes se battent parce qu'ils ont foi: foi en Dieu, foi en Jésus, foi en l'humain, foi en un monde meilleur. Ils refusent la fatalité.
BM : C'est ce que nous vous proposons d'aborder dans la suite de notre voyage ce matin...

Interview de Martina Schmidt
JMR : Bonjour Martina Schmidt. Vous êtes secrétaire romande de Pain pour le Prochain, et très impliquée dans sa campagne qui touche bientôt à sa fin. On a compris l'enjeu de l'engagement, mais c'est quoi le problème ? Ca veut dire quoi: "Certains paient le prix fort pour nos vêtements ?"
MS : Ca veut dire que nous payons nos vêtements pas très chers, et on ne pense pas forcément à celles qui sont à l’autre bout de la chaîne, des femmes ouvrières payées au lance-pierre.
JMR : Qu'est-ce qu'on peut faire pour que cela change ?
MS : On peut déjà en prendre conscience : si un t-shirt coûte 15.- et a voyagé 30’000km, il y a quelque chose qui ne joue pas. On peut essayer d’acheter des habits qui ont été produits dans des conditions plus équitables. La déclaration de Berne a produit un petit guide d’achat pour une mode éthique. On voit des producteurs d’habits progressistes qui respectent les conditions de travail sur le terrain.
JMR : Quelles actions concrètes sont menées ?
MS : La Fair Wear Fondation s’engage pour garantir des conditions de salaires et sanitaires sur place. En Suisse, 12 marques y adhèrent déjà, dont la Poste depuis 2012. La marque qui adhère s’engage à ce que les conditions de productions soient respectées jusqu’au bout de la chaine.
JMR : Si vous deviez faire un bilan de l’engagement de cette année, quel serait-il ?
MS : Les gens qui nous ont accompagnés et qui ont fait vivre la campagne, dont les paroisses mais aussi le public suisse, ont été très sensibles à cette problématique. Nous avons récolté en cinq semaines près de 9000 signatures pour notre pétition qui demande à ce que les CFF, comme entreprise semi-publique, adhèrent à cette Fair Wear Fondation, car ce sont de grands consommateurs d’uniformes et donc de tissus, Pour nous, c’est un grand succès. Je crois que les gens vont continuer à s’engager. Ils ont été aussi très touchés par une personne comme Shatil Ara, qui ne perd pas le sourire alors qu’elle travaille auprès des ouvrières qui travaillent dans des conditions extrêmement difficiles et qui essaie de négocier avec le management de l’entreprise aussi pour que les conditions sur le terrain soient plus justes.

JMR : On constate Blaise qu’il y a bien un rapport entre le vêtement et la dignité.
BM : Le vêtement n'est pas un objet anodin: il est un fait de culture, mais il est aussi le reflet de nos choix, dans des niveaux qui ne sont pas forcément visibles. Car la qualité des vêtements ne se voit pas forcément du premier coup d'oeil, et leur qualité équitable encore moins. Mais le consommateur, lui, le sait, qui choisit ceci ou cela en fonction des critères de production: ainsi ce que je porte est aussi un signe des choix que je fais, des valeurs dont j'atteste !
JMR : Et voilà que même les habits deviennent protestants !
BM : Eh oui, après tout, l'industrie textile protestante et huguenote, dans les Cévennes, a bien inventé la toile qui deviendrait plus tard celle de nos jeans, alors autant assumer !


BM : JMR je crois que cette expérience de campagne oecuménique de carême vous a inspiré un commentaire. On est passé d’un récit des rameaux visible à de l’action qui est moins visible. Qu’en pensez-vous ?
JMR : Il y a cette dimension spectaculaire de l‘arrivée de Jésus à Jérusalem, comme il y a dans le domaine de l’humanitaire. Il y a des choses qui touchent malheureusement au spectacle, avec un drame humain. Il est bon de montrer ce qui se passe dans le monde, mais ça occulte souvent des drames et souffrances particuliers. On doit sortir un peu la solidarité de l’émotionnel pour baser celle-ci sur le durable. Avec les guides de la campagne, on peut s’installer dans ces causes dans lesquelles le combat doit être mené de manière durable. Toutes les causes oubliées méritent ce même engagement. Il ne faut pas oublier et laisser ces causes et ces drames s’installer dans la fatalité.

BM : Il est temps de laisser les Rameaux, de ramasser les habits déposés par terre et de poursuivre la route, mais avec la conviction tranquille que tout est du domaine du possible, quand on y croit.
JMR : Oui, il faut voir et maintenant agir; nous avons croisé des témoins qui rendent le monde plus beau et plus viable, et qui par leurs gestes prouvent que le possible est à portée de main, même quand il semble trop haut ou trop loin ! L'habit en dit donc bien plus que nous le pensions sur nous-mêmes...
BM : …le vêtement est donc signe de dignité pour l'autre…
JMR : ...comme pour soi-même.

Les Rameaux célèbrent l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem: les gens enthousiastes l’accueillent en agitant des branchages et en déposant des vêtements sur son passage. La tradition ecclésiale en fait un moment joyeux.
Mais ne s’est-on pas trompé de fête comme on se tromperait de Messie ? Le geste n’est-il pas terriblement ambigu dans les lignes mêmes des évangiles ? Comment voir juste et agir correctement? C'est le souci de la campagne oecuménique de Carême qui permet de s'interroger sur la manière de produire équitablement des vêtements et sur le sens des gestes d’engagement.

Pour décrypter le sens de cette fête chrétienne, Blaise Menu et Jean-Marc Richard et leurs invités proposent un parcours biblique et spirituel en prise avec l’actualité, depuis le studio 15 de la radio à Lausanne.

Détails

Avec la participation de
Jean-Marc Richard, Martina Schmidt, Shatil Ara, Aline Gagnebin, Georges Deshusses et Michel Durussel
Orgue
Musique
Ensemble instrumental Bella Terra avec Michel Tirabosco à la flûte de pan, Béatrice Meynet à l'accordéon et Jean-Marie Reboul au piano.