Écouter le culte :
«Un homme se présente au jugement dernier.
- Regardez, mon Dieu, j'ai observé votre Loi, je n'ai rien fait de malhonnête volontairement, sans doute quelques maladresses, mais rien de méchant ou d'incorrect, voire d'impie. Seigneur, mes mains sont pures.
- Sans doute, sans doute, elles sont pures, lui répond Dieu. Mais elles sont vides."
d'après Raoul Follereau, dans Trente fois le tour du monde (1961)
Inspirée d'un bon mot de Raoul Follereau, infatigable combattant de la lèpre à une époque où l'on ne parlait pas d'Ebola ni de peste, ou si peu, cette petite histoire souriante et grinçante, avec ce zeste rétro des années 50-60 où il arrivait encore qu'on vouvoyât Dieu, cette histoire vient jeter une lumière inattendue sur le texte biblique proposé à la réflexion du jour - cette fameuse fresque du jugement dernier -, car elle évoque la même surprise, le même effarement des concernés - nous y reviendrons.
Mais quelle idée de parler du jugement dernier ! Si ce n'était le texte du jour, et si je n'avais croisé quelques lectures inspirantes, je l'aurais volontiers laissé de côté, car en quoi ce thème est-il bonne nouvelle pour nous aujourd'hui ? Voilà qui me laisse perplexe...
Sans cesse, nous sommes jugés, évalués ou dévalués par nos performances sociales, notre travail, nos relations. Pas étonnant qu'à moins de chercher la revanche, le thème du jugement soit de moins en moins porteur, car si Dieu s'en mêle aussi, si même là on est soumis au jugement, alors la vie a quelque chose de désespérant et d'absurde.
Pas étonnant non plus que l'évocation du jugement biblique nous heurte, nous cabre, nous agace – dans le meilleur des cas nous indiffère –, quelles que puissent être la justesse et la pertinence de la connaissance que Dieu aurait de nous. Trop c'est trop, ça suffit.
Dans la compréhension "naturelle", spontanée de la justice, être juste, c'est rendre à chacun ce qui lui est dû, en faveur ou en défaveur, selon ce qu'il a fait ou pas. On trouve aussi cette pensée développée dans la Bible. Ainsi, Dieu est à la fois juste et aimant: il sauve les élus (diront certains) pour manifester son amour et condamne les maudits (diront certains) pour manifester sa justice. Cela vous convient-il ? Moi pas, et depuis longtemps déjà. C'est peut-être très rassurant, voire très biblique... mais alors que je donne l'impression d'aller contre le texte biblique, comme si j'en refusais le témoignage âpre, il faut que je m'explique.
Une conception rétributive de la justice divine (finalement, juger et rendre selon ce qui est dû) répercute et consacre un état de fait, elle fige une image, elle satisfait à un système, mais elle ne crée aucune valeur nouvelle. En ce sens, c'est une justice plate, statique, sans perspective. Dieu se contenterait de punir les méchants et de récompense les justes... c'est – à première vue – ce que le texte de Matthieu laisse effectivement entendre.
Or, je crains, écrit le théologien Jacques Ellul, "que cela ne corresponde à notre conception de la justice, et que nous ne cherchions que notre satisfaction pour que ceux que nous tenons pour des affreux soient au moins punis dans l'autre monde" [Ce que je crois, Grasset, 1987, p. 252], si la plus élémentaire justice sociale n'est pas établie dans ce monde-ci.
En effet, Dieu est-il encore Dieu, qui se contenterait de créditer et débiter ses grâces à la grande distribution des prix ? En ce cas, Dieu n'a plus besoin d'être Dieu: être comptable suffit.
Ce système et ce Dieu vous suffisent ? Bien ! Dans vos relations, vous donnerez donc à chacun selon ses mérites: vous aimerez ceux qui vous aiment, vous détesterez ceux qui vous détestent, vous serez surtout totalement indifférents à ceux qui ne vous intéressent pas ou ne vous procurent rien. On agit souvent, voyez-vous, comme le Dieu qu'on imagine... [inspiration: Louis Evely].
Or, ce Dieu fonctionnel et utilitaire ne me convainc pas et ne me console de rien – pire: il me révolte, même s'il devient terriblement creux et terriblement absent.
Non, la grâce ne se calcule pas, elle est donnée et se reçoit; Dieu ne traite ni ne juge les êtres humains selon leur mérite ; il les rencontre dans sa grâce exigeante, car si Dieu gracie ou punit selon nos mérites, le salut par la foi seule, par la grâce seule est une farce cosmique, et l'apôtre Paul un fanfaron.
Alors, il faut choisir. Oser choisir. Et je constate que, dans les évangiles, Jésus n'est pas venu chercher des justes et des saints ou des gens bien sous tous rapports, mais durant son ministère, il a justement partagé son quotidien avec des pécheurs, des gens mal considérés (par les autres comme par eux-mêmes), des personnages parfois douteux et peu aimables, et il était entouré de disciples qui ont eu souvent de la peine à le comprendre ou à le suivre. Cela ne l'a pas empêché de dire une parole qui incitait au changement et à la prise de conscience – ce qu'on appelle parfois la conversion.
Quand Dieu vient à la rencontre de l'homme et de la femme, ce n'est pas en étant doucereux et 'gentil-gentil', c'est en aimant (ne pas confondre!), c'est dans une grâce accueillante et exigeante qui en appelle à leur responsabilité. Il se pourrait donc alors que, pour Dieu, connaître quelqu'un consiste à savoir que sa vérité ne s'arrête pas aux apparences consenties, mais que cette vérité de chacun est inscrite au plus intime de soi, que Dieu seul peut sonder… Pour Dieu, je crois, il n'y a pas de vie complètement ratée, ni de chagrin sans espoir.
Pour aller là, pour refuser les facilités de cette pastorale de la peur [cf. Jean Delumeau] ou de l'intimidation auxquelles Jésus lui-même semble céder dans ce récit du jugement dernier, il faut s'affronter au texte, dans un dialogue difficile, non sans reconnaître qu'il y a davantage de pistes lancées que de réponses assurées, quelque chose d'une certitude incertaine, une grande précaution !
D'abord, les accents apocalyptiques du récit ne doivent pas nous troubler: ils disent de manière imagée que l'humain peut complètement rater le sens de sa vie. Ça arrive, hélas. On y entend aussi un appel à persévérer dans le choix du Christ, tout en soulignant le sérieux et l'urgence de l'enjeu, de la foi et de ses conséquences éthiques, dans ce processus de salut qui engage notre responsabilité. Les uns et les autres, les attentifs comme les distraits, tous en appellent au Christ ("Seigneur,..."), comme pour faire comprendre que la foi ne saurait être déconnectée de la vie et se dispenser d'avoir un impact concret: croire, c'est reconnaître, et agir, et aimer – non pas pour être dans les bonnes grâces du Seigneur, mais parce que c'est impératif: la foi s'inscrit en discernement. Tout est donné, parce qu'il en est ainsi, parce que tout est effectivement donné, parce que tout est aimé, notre réponse à ce don premier de Dieu ne peut être que notre présence et notre engagement, sans quoi nous sommes juste inconsistants.
Souvent, pour ne pas aller jusque-là, comme pour s'en défier, on s'arrête aux images du jugement dernier, à cause sans doute de ce caractère prophétique qui leur confère quelque chose d'obsédant. Un peu vite - un peu trop vite à mon goût -, une note de la TOB dit que, contrairement aux récits précédents, celui-ci n'est pas une parabole, mais une description prophétique du jugement dernier: techniquement, c'est juste ; symboliquement et spirituellement, c'est discutable, parce qu'aujourd'hui encore, nous aurions tendance à croire qu'il en sera ainsi, en s'accrochant aux mots plutôt qu'au sens des mots. Il est vrai que, depuis toujours, ces images sont tenaces, impressionnantes, et qu'après la Bible elle-même (mais dans ce genre littéraire très particulier qu'est l'apocalyptique et qui connaît un vif succès à l'époque de Jésus), après l'histoire de l'art en abondance (pensez seulement aux œuvres d'un Boesch ou d'un Michel-Ange), la littérature et le cinéma se chargent d'entretenir un imaginaire efficace.
Si bibliquement il évoque des choses importantes, cet imaginaire, on le sait, fut un imaginaire assassin, puisqu'une logique chrétienne dévoyée a voulu qu'au nom de Dieu, au nom de l'amour, au nom de la justice, au nom du bien et du vrai, on s'est permis d'aller au cœur de l'ignominie, en blessant, torturant, tuant au nom du Christ, avec des moyens qui n'avaient rien à envier aux représentations les plus frémissantes de la damnation éternelle !
Et le bibliste Daniel Marguerat, parmi d'autres, s'interroge dans un livre récent sur ce fait. Il écrit: "Comment se fait-il qu'une chrétienté qui se faisait fort de méditer les Écritures, une chrétienté dont la lecture persévérante des évangiles ne pouvait manquer de méditer l'annonce du jugement dernier, [comment se fait-il que cette chrétienté] ait pu sans vergogne déloger le Juge divin pour s'installer sur son trône ? Comment ce coup d'État religieux a-t-il pu se produire alors que ces mêmes évangiles dénonçaient la perversité d'une telle confiscation de la vérité ?" [Nous irons tous au paradis, Albin Michel, 2012, p. 90]
La question est terrible. Et la réponse entrevue se donne dans un silence assourdissant.
Fort heureusement, la trajectoire chrétienne ne s'épuise pas dans ces aberrations, même si leur mémoire, tellement lourde, ne doit pas être oubliée, de peur qu'on ne recommence, et certains le font, ignorants ou zélés. Nous pas, Dieu nous en préserve.
Au bilan de l'histoire, il n'est pas étonnant que la tendance soit aujourd'hui mollement indifférente, fortement réticente ou alors résolument optimiste, à l'image de cette chanson qui a déjà 40 ans, mais dont la rengaine reste populaire:
On ira tous au paradis (Polnareff, extrait)
Qu'on soit béni ou qu'on soit maudit, on ira
Tout' les bonn' sœurs et tous les voleurs
Tout' les brebis et tous les bandits
On ira tous au paradis
On ira tous au paradis, mêm' moi
Qu'on soit béni ou qu'on soit maudit, on ira
Avec les saints et les assassins
Les femmes du monde et puis les putains
On ira tous au paradis
Ne crois pas ce que les gens disent
C'est ton cœur qui est la seule église
Laisse un peu de vague à ton âme
N'aie pas peur de la couleur des flammes de l'enfer
On ira tous au paradis, mêm' moi
Qu'on croie en Dieu ou qu'on n'y croie pas, on ira...
Qu'on ait fait le bien ou bien Ie mal
On sera tous invités au bal
On ira tous au paradis
On ira tous au paradis, mêm' moi
Qu'on croie en Dieu ou qu'on n'y croie pas, on ira
Avec les chrétiens, avec les païens
Et même les chiens et même les requins
On ira tous au paradis (...)
...ici, la trompette est moins intimidante qu'au début de ce culte, elle est plus pop et plus rassurante. Mais est-ce que cette vison bon enfant, assez réactive on le comprend, est suffisante, même si elle propose une intuition intéressante ? Ne nous laisse-t-elle pas insatisfaits quant au sentiment ou à l'exigence de justice: vraiment, irons-nous tous au paradis ? On veut bien y croire, mais pour quelques-uns, c'est quand même un peu dur à avaler.
On continue donc d'hésiter, secrètement, entre amour et jugement. Mais doit-on choisir ? Dans sa lecture renouvelante et sans concession des textes bibliques et de ce thème du jugement en particulier, Daniel Marguerat (encore lui) a ces lignes très éclairantes. Il écrit: "Privé de l'amour, Dieu n'apparaît plus que dans le rôle du père répressif, usant d'une tyrannie de la Loi avec son pouvoir culpabilisant. Dans les anciennes représentations du Jugement, l'Église ne s'est pas gênée d'exploiter le filon: le croyant devait quémander à force de renoncement un regard charitable de Dieu, pitoyable morphine religieuse dispensée au fidèle. (…) Mais à l'inverse, privé de son exigence de vérité, Dieu n'est plus que le produit fade d'une religiosité bonbon. Le Dieu tout-bon est un chat qui ronronne sur le radiateur. Sa capacité à juger fait du Dieu biblique autre chose que du caramel mou. Dieu n'est pas une sucrerie." [Nous irons tous au paradis, Albin Michel, 2012, p. 22-23]
Le propos est fort, à la hauteur de l'enjeu. Car on peut dès lors entrevoir un point très important : dans la Bible, Dieu apparaît comme le garant du droit et de la justice, quitte à prendre le risque d'un système rétributif ou de ses accents apparents: récompenser les justes, punir les méchants. Mais, derrière cette fiction morale [dénoncée par Job et, à mon sens, par l'humour même de certains traits évangéliques (dont peut-être notre texte !)], il y a l'enjeu de la justice. Je l'évoquais avant, la rétribution, à la limite, peut se passer de Dieu en tant que Dieu vivant. Elle a un dispensateur, pourquoi s'encombrer d'un Juge aimant. [Voilà les éléments articulés plutôt qu'opposés.]
Est-ce pour entretenir une image résolument dévalorisée de nous-mêmes ? ou une soumission rassurante à une autorité d'un autre âge, comme nous l'avons chanté – oui, chanté – tout à l'heure ? Rappelez-vous: cantique 21-03, strophe 2: "Devant toi seul juste et grand, je suis faible et misérable. N'entre pas en jugement contre ton enfant coupable..." Heureusement, la strophe se termine ainsi: "C'est dans ton amour immense que je mets mon espérance."
Malgré mon attachement – biblique – à ce Dieu qui a tant aimé le monde au point de donner son Fils, malgré cette foi première et fondatrice de la trace chrétienne, le texte biblique continue de résister lorsqu'il évoque la figure du juge et du jugement. Que je le veuille ou non. J'aimerais en prendre congé, et même avec désinvolture. [Ou bien reconnaître avec l'évangéliste Jean que ce jugement est déjà intervenu, cf. Jean 12,44sq.). Mais si cette insistance biblique disait quelque chose quand même ?
Et si, avec Marguerat, avec Rordorf et avec d'autres théologiens, je recevais la croyance au jugement dernier comme une protestation contre le mal ? comme un caté de résistance de Dieu face à ce qui blesse l'humain et la création ? comme ce qui me permet de refuser la fatalité du temps et les logiques de domination [politiques, sociales ou économiques] ? pour dire que, malgré tout, malgré l'expérience parfois difficile de la vie, non, l'injustice n'est pas le dernier mot de l'histoire, lequel n'appartient à aucune idéologie, à aucune religion, mais à Dieu seul. À Dieu seul.
Se pourrait-il donc que, contre toute attente, le jugement dernier soit quand même une bonne nouvelle, et n'apparaisse plus seulement comme un système revanchard ? L'étrange insistance des Écritures, jusqu'aux mots de Jésus, m'oblige à acquiescer. Dès lors, le jugement est trace d'Évangile lui aussi, non pas d'un amour pervers ("qui aime bien châtie bien..."), mais comme l'insistance de Dieu et son refus obstiné du mal (exprimé aussi, soit dit en passant, par le thème de la colère), et comme l'affirmation première de son amour infini. [Le jugement dernier serait donc le jugement premier, à la fois devant nous et déjà donné.] Surprise ! Comment mieux dire l'Évangile ?
Cette surprise-là est fondamentale dans notre texte, d'ailleurs. Car l'étonnement saisit aussi bien les justes que les autres: aucun n'a eu conscience du lien entre leur geste et le Christ. Les uns ont agi par cohérence de foi, les autres non. Cette surprise donne donc à entendre que le salut se décide, en définitive, devant la fragilité du prochain, image du Christ, c'est-à-dire dans la manière dont je concrétise mon humanité face à l'autre souffrant et démuni. Encore et encore, avec obstination, l'Évangile nous demande: que fais-tu de ta vie ? que fais-tu de ton humanité ? La réponse appartient à chacun-e... et l'appréciation en reviendra à Dieu seul: il tire le meilleur de nous pour l'éternité, laissant décanter l'inutile – le maudit, le mal-dit – au feu éternel; comprenez: au feu en vue de l'éternité, comme chez Paul (cf. 1Co 3,12-15).
Dieu révèle, Dieu justifie, Dieu éternise. Ainsi, le sens profond du jugement dernier est d’aimer toute la création, de l’amener, cette création couverte par l'ombre de l'éphémère, au plein accomplissement. On ne saurait donc "parler du jugement de Dieu qu'à partir de son amour [cf. Rordorf, "Comment parler du Jugement dernier", dans Liberté de parole, Labor et Fides, 2005, p. 186], cet amour en dehors duquel le visage de Dieu se trouble et devient opaque jusqu'à être terrifiant. C'est cela qui donne d'espérer, non pas pour quelques-uns seulement, mais pour tous (cf. von Balthasar). Tous les hommes et femmes sont inclus dans la grâce de Dieu, car la grâce et l'amour de Dieu sont plus forts que toutes nos morts. Il y a de la place pour tous dans le cœur de Dieu. À tel point que, dans notre texte, même les maudits se trouvent à "gauche – littéralement (en grec) "au bon nom, au nom respecté"...
J'ai commencé cette longue prédication par une petite histoire. Permettez-moi de la terminer par un conte juif.
Un veux rabbin demandait une fois à ses élèves à quoi l'on peut reconnaître le moment où la nuit s'achève et où le jour commence.
- Est-ce lorsqu'on peut sans peine distinguer de loin un chien d'un mouton... [ou une brebis d'un bouc] ?
- Non, dit le rabbin.
- Est-ce quand on peut distinguer un dattier d'un figuier ?
- Non, dit le rabbin.
- Mais alors, quand est-ce donc ? demandèrent les élèves.
- C'est lorsqu'en regardant le visage de n'importe quel homme, tu reconnais ton frère ou ta sœur. Jusque-là, il fait encore nuit dans ton cœur.
(Source: vraisemblablement Jean Vernette, Paraboles)
Amen.