Écouter le culte :
Méditons un aspect du célèbre cycle de Joseph. Thomas Mann a écrit un roman historique de plusieurs tomes en s’inspirant de la trame de cette histoire, Joseph et ses frères. C’est une histoire hautement symbolique qui occupe pas moins de 8 chapitres de la Genèse.
Je la résume. Joseph est l’enfant de la vieillesse de Jacob et le premier né de Rachel. Préféré de son père, il semble avoir abusé de cette préférence. Ses rêves ont un côté prétentieux. Le rêve des gerbes qui s’inclinent au milieu des champs ou le rêve du soleil, de la lune et des onze étoiles traduisent son sentiment de supériorité.
Il agace tellement ses frères que ceux-ci veulent s’en débarrasser. Joseph est finalement vendu à une caravane de marchands qui passe par là.
Il est conduit en Egypte, à la maison de Pharaon. Là, il résiste aux avances de Madame Putifar, l’épouse de Pharaon, ce qui lui vaut de se retrouver en prison. Enfermé, il interprète judicieusement les rêves de deux autres condamnés, échansons du Pharaon.
Deux ans plus tard, devant l’incapacité des devins officiels à comprendre les rêves du Pharaon, on se souvient de Joseph l’interprète de songes et on le sort de sa prison.
Commence alors une ascension sociale exceptionnelle. Joseph accède aux plus hautes fonctions de l’Etat, il en devient le gouverneur et le sauve de la famine grâce à une gestion prévoyante des ressources existantes.
La famine sévissant dans toute la région, le patriarche Jacob envoie ses fils acheter du blé. Ces derniers ne reconnaissent pas Joseph, ils se prosternent devant lui, réalisant au passage le rêve prophétique. Joseph imagine alors une mise en scène théâtrale. Il les traite durement. Il les accuse d’espionnage. Il garde l’un d’eux en otage jusqu’à ce qu’ils lui ramènent leur plus jeune frère, resté à la maison. Lorsqu’ils reviennent avec Benjamin, Joseph leur offre un banquet et dissimule une coupe d’argent dans le sac de Benjamin et le fait accuser de vol. C’est à ce moment-là qu’il choisit de se faire enfin reconnaître d’eux : « Je suis votre frère ! »
L’histoire de Joseph aborde la question essentielle de la fraternité. Elle peut être lue comme une quête de la fraternité. Cette quête est placée entre deux paroles : « Je cherche mes frères » au moment où il va être vendu, et celle par laquelle il se fait reconnaître : « Je suis votre frère ».
Dés le départ, l’Ecriture fait de la fraternité humaine une valeur fondamentale. Nous ne vivons pas seuls, nous avons besoin de relations fraternelles. En même temps, l’Ecriture dit que la réalisation de ce besoin est difficile. L’être humain a des difficultés avec l’être-frère ou l’être-sœur, qui constitue pourtant une part décisive de son humanité.
C’est difficile dans la famille biologique d’abord. Nos familles sont des lieux d’apprentissage, donc des lieux où se nouent des problèmes. Ce n’est pas pour rien que Freud a situé l’origine de la plupart de nos problèmes personnels dans la famille.
C’est difficile dans la famille humaine au sens large. La fraternité du genre humain, ce bel idéal qui devrait aller de soi, est problématique. L’expérience montre que les appels à la fraternité ne suffisent jamais à apaiser les conflits, bien au contraire. Les haines fratricides sont parmi les plus impitoyables.
C’est difficile enfin dans la famille symbolique de l’Eglise. Pensez à la figure de Judas qui incarne la faille dans la fraternité spirituelle qui lie les disciples et Jésus. Cette faille est présente à tout moment dans nos communautés, et malheur à nous si nous la laissons s’agrandir !
Bien sûr, l’aspiration à la convergence existe ; « Je cherche mes frères ! » Mais ce désir se heurte à ce qui l’empêche de se réaliser. Le plus souvent, l’obstacle se nomme jalousie. La fraternité fait apparaître la jalousie, qui peut vite tourner à la haine meurtrière.
La jalousie est le principal obstacle qui m’empêche d’accomplir la fraternité.
Il est une chose que l’on sait peu. Le mot « péché » est mentionné pour la première fois dans le texte biblique au passage où Caïn, jaloux de son frère Abel, médite de le tuer. Ce n’est pas un détail, la première occurrence d’un mot important dans le récit biblique détermine son usage pour la suite.
Le péché a donc quelque chose à voir avec la jalousie meurtrière et non avec une histoire de pomme qui n’est pas une pomme ou avec la sexualité ! Le péché consiste à faire du mal à ceux qu’on aime ou qu’on devrait aimer – le frère ou la sœur. Le péché nous empêche de réaliser la fraternité. Ce n’est pas pour rien que le sommaire de la Loi résumé dans le Lévitique et repris par Jésus est : Tu aimeras ton prochain comme toi-même !
Les frères de Joseph doivent surmonter leur jalousie. Il n’est pas simple d’admettre que d’autres sont plus doués, plus beaux, plus aimés, mieux favorisés, plus chanceux que soi.
Joseph, de son côté, doit surmonter ce qui a provoqué cette jalousie. Son sentiment de supériorité, son attitude d’enfant gâté, son narcissisme de petit prince, à qui tout est dû. Joseph est l’enfant-roi, y compris en ce qu’il a d’horripilant. Même lorsqu’il devrait avoir tourné la page, cela ressort lors de la rencontre finale avec ses frères, après tant d’années de séparation. Dans la mise en scène théâtrale qu’il prémédite et organise à cette occasion, on peut voir une sorte de vengeance de sa part.
Ainsi, la fraternité est autant un état de fait biologique qu’une valeur à incarner. On est frère et sœur de fait, encore reste-t-il à accomplir ce que cela implique. Parce qu’il y a toutes les ambiguïtés qui font que mon frère ou ma sœur peut devenir mon ennemi. Si il ou elle devient mon ennemi, il se produit un exil de la fraternité véritable. C’est par ses frères que Joseph est vendu. Ils restent des frères de sang, mais des frères qui ont déserté la fraternité véritable.
Une famille qui est capable de vendre l’un des siens n’est pas encore une famille qui entre dans le projet de Dieu, vous en conviendrez. Pour cela, il faut vaincre la jalousie. Comment ? En laissant sa chance au dialogue et aux explications, seuls susceptibles de dissiper les ambiguïtés et les malentendus.
On est parfois très étonné de la futilité des motifs de la jalousie. Le frère aîné de la parabole du fils prodigue est très jaloux de la fête organisée en l’honneur du cadet. Il n’a pas compris l’évidence que lui rappelle son père : « Tu es toujours avec moi et tout ce que j’ai est à toi... »
C’est pourquoi l’histoire de Joseph parle de notre destinée humaine qui se déroule entre rêve et réalité. Joseph est un grand rêveur, mais un rêveur qui doit devenir l’homme de son rêve. Pour une fois, l’Ecriture sainte enseigne que certains rêves sont faits pour être réalisés…
En cela, Joseph est appelé juste. Non parce qu’il est exempt de défaut, mais parce qu’il finit par comprendre que certains rêves sont faits pour être traduits dans le réel. Cet homme, progressivement, va faire face à ce qui l’empêche d’incarner son rêve. Il va choisir de se réconcilier. Il va passer de l’espérance : « Je cherche mes frères ! » à son aboutissement concret: « Je suis votre frère... »
Bien sûr, cette fin heureuse revêt une coloration messianique. Cette fraternité réalisée est un signe de la rédemption et de la délivrance à venir. Si on regarde ce qui se passe autour de nous, on est encore loin du compte.
Vous souvenezvous de la belle chanson de Charlebois ?
Quand les hommes vivront d'amour / Il n'y aura plus de misère
Quand les hommes vivront d'amour/ Ce sera la paix sur la terre
Les soldats seront troubadours/ Mais nous, nous serons morts mon frère...
Nous vivons dans un système qui exacerbe les jalousies. La publicité entretient la convoitise, il paraît que le taux de consommation en a besoin… Les discours politiques font miroiter que nous devrions avoir ce que d’autres ont et qu’on n’a pas... Les minorités imposent leur diktat par jalousie d’être comme les autres… Tout cela met à mal les liens humains et sociaux. La crise de la fraternité au niveau de la société entière n’est pas le moindre de nos problèmes. Comme chrétiens, nous y avons une responsabilité particulière. Nous sommes dans la situation du rêveur qui doit devenir l’homme de son rêve.
Le projet de Dieu est l’espérance d’une humanité réconciliée et vraiment fraternelle dans le monde à venir. Pour l’heure, nous affrontons les obstacles qui contredisent cette espérance.
Demandons à Dieu de nous aider dans ce combat de longue haleine.
Si notre foi dit que ces obstacles ne seront entièrement levés qu’aux temps messianiques, cela ne nous dispense pas de commencer à notre modeste niveau.
Notre responsabilité présente n’est pas d’attendre que les autres fassent le premier pas en disant : « Où sont mes frères? »
Notre responsabilité présente est de dire aux autres « Je suis votre frère ». Tel est le premier pas.
Amen .