La division: un don du ciel, vraiment?

©Sabine Petermann

Écouter le culte :

Alors, à quand une semaine de prière pour la division des chrétiens ? Elle n’a pas été encore inventée, mais au fond pourquoi pas ? Car Jésus nous présente bien ici la division comme un don supplémentaire qu’il est venu faire à l’humanité. Un cadeau.

« Je suis venu donner la division sur la terre. »

Un cadeau, oui, car la division dont Jésus parle ici est celle qui donne un cadre à toute vie et lui permet de s’élancer vers sa vérité propre, sa singularité. En effet, ce mot division que Jésus utilise ici n’est pas la « diabolè » qui divise et désunit à cause de la brouille, de l’inimitié, de l’aversion ou de la calomnie. Non, le mot que Jésus utilise ici ne se trouve qu’une fois dans l’entier du Nouveau Testament : « dia-merismos ». Et il se trouve que c’est un mot à double sens, comme très souvent en grec : il signifie en effet à la fois partage, distribution, séparation… et division, dissension, héritage. Double sens que je vous laisse apprécier dans tout ce que cela peut évoquer à celles et ceux parmi nous qui ont vécu des partages familiaux difficiles.

Pourtant, la division dont Jésus parle ici est bien puissance de création, division qui sépare certes, mais qui opère un partage comme au commencement du livre de la Genèse, afin que la vie puisse surgir et se développer dans toute son individualité, ses particularités et donc dans l’entier de son potentiel de complémentarité.

C’est ce qui sépare la lumière et la ténèbre, la nuit du jour, l’air et l’eau, l’eau et la terre… Ce qui permet de voir clair, de distinguer, c’est-à-dire de reconnaître pour distincte et autre que soi, une personne ou une chose.

« Je suis venu jeter un feu sur la terre. »

Le feu d’une remise en question radicale du rapport à Dieu, à soi, aux autres, à la cité, au monde, certes. Mais surtout le feu de Sa Présence, qui va jaillir pour l’éternité de son unique et terrible baptême : le feu qui va jaillir de la croix éclaire la vie des êtres humains que nous sommes d’une espérance à jamais nouvelle.

Car contrairement à la paix, qui ne tombe jamais du ciel toute faite, la Présence du Christ se tient là depuis ce premier matin de Pâques : Présence à la fois vive et discrète, respectueuse et aimante, source d’inspiration et Lumière pour orienter notre intelligence et nos pas, repère solide pour décider en toute conscience de nos choix.

A une condition peut-être, qui surgit à l’écoute de ce passage : la condition semble-t-il de voir un peu plus loin que le bout de notre nez. De cesser d’être des hypocrites.

Hypocrites ! Voilà un mot qui passe tout aussi mal que le mot division. Difficile en plus de ne pas le prendre pour un reproche, et inutile d’essayer d’ailleurs, parce que même dans la bouche de Jésus, c’en est un.

Nous pourrions toujours nous dire qu’il n’a pas vraiment dit ça, que c’est un ajout plein de zèle, comme certains exégètes l’ont d’ailleurs dit à propos du verset précédent. Mais l’évangile de Luc nous raconte que le reproche n’est pas fait une fois mais trois : 

La première fois, c’est lors de cette apostrophe devenue proverbiale sur notre propension à juger de la paille dans l’œil de l’autre : « Hypocrite ! », dit Jésus, « ôte d’abord la poutre qui est dans ton œil ! alors tu verras comment ôter la paille dans l’œil de ton frère ! »

La deuxième se trouve ici : « Hypocrites, pourquoi ne jugez-vous pas vous-mêmes de ce qui est juste ? »

La troisième est juste un peu plus loin : c’est un jour de sabbat, et Jésus vient de guérir une femme, courbée sur elle-même depuis 18 ans. Il dira au pharisien qui s’en offusque : « Hypocrites, chacun de vous pendant le sabbat ne détache-t-il pas son âne ou son bœuf pour qu’il aille boire ? »

Dans les trois cas, l’hypocrisie dont il est question ne vient pas nous confronter à notre fourberie ou à notre absence de bonne foi, mais plutôt à l’absence d’un cadre de référence, ou à un manque de chablon si vous préférez.

Est hypocrite celui ou celle qui discerne mal à cause d’un manque de repères, de modèle, et qui ne distingue donc les choses que très sommairement : la distinction n’est pas suffisante pour lui permettre de savoir décider avec justesse.

L’hypocrite, c’était aussi dans le monde grec celui qui répondait en donnant la réplique dans un dialogue de théâtre, celui qui jouait un rôle. C’est de là que par extension, le mot est devenu synonyme de feindre, de faire semblant.

Jésus, dans ce passage, invite justement celles et ceux qui l’écoutent à ne pas faire semblant, mais au contraire à chercher quelle est leur vérité intérieure afin de répondre eux-mêmes : répondre d’eux-mêmes et de leurs actes. L’invitation, même si elle semble rude, nous appelle à discerner, à voir, à juger individuellement de ce qui est juste, en d’autres termes à faire nos propres choix plutôt que de suivre les chemins balisés des traditions, plutôt que de choisir la fausse facilité de faire ce que l’on pense que l’autre, les autres, attendent de nous. Et pour pouvoir choisir, il est besoin d’un cadre de référence. Pour distinguer, il est besoin de lumière.

Foule de questions immédiatement surgissent : quels sont mes repères, quel va être mon guide, à quelle lumière vais-je éclairer mes choix pour distinguer peu à peu qui je suis, pourquoi j’agis, comment j’ai envie d’être ?

Et en fonction de cela, que vais-je faire face aux désaccords, aux différences de point de vue, aux dissensions, aux conflits qui émaillent toute vie en tous domaines ?

La petite parabole qui suit et nous menace de la case prison vient insister dans ce sens, comme une variation sur un même mode : on y retrouve en effet le même appel à la clarté, la même exhortation à distinguer par nous-mêmes ce qui nous appartient en propre et ce qui est la part de l’autre ; à faire la part des choses avant qu’il ne soit trop tard et que d’autres juges que nous ne choisissent à notre place, de notre place.

Ne cherchez pas plus loin ! Elle est là la peine, il est là le châtiment : là, chaque fois que nous laissons un groupe, fut-il familial, social, politique, ou religieux choisir à notre place quelle est notre vérité. Le châtiment, c’est chaque fois que nous sommes emprisonnés par l’idée qu’il faut s’en tenir là pour éviter les conflits, et qu’il n’y a pas d’issue.

Une chose est certaine : le règlement des conflits par la fuite ou la politique de l’autruche, Jésus, ce n’était pas son truc !

« Met en œuvre de te débarrasser de ton adversaire. »

Entendez par ce mot d’adversaire non pas l’ennemi qui nous hait et que l’on déteste, mais simplement la personne qui ne fait pas ce qu’il faut, qui ne fait pas selon l’usage, celle qui n’est pas d’accord, celui qui nous contredit….

Là encore, c’est bien une séparation qu’il s’agit d’accomplir, et sans demi-mesure. Oui, ce verbe « débarrasser » est au parfait : un mode qui indique qu’une action est parfaitement accomplie.

Cependant, le verbe grec utilisé ici est aussi un verbe qui a une double signification : pousser d’un autre côté, s’écarter, s’éloigner, quitter, écarter pour se débarrasser, mettre fin à. Cette traduction nous arrangerait bien souvent dans la gestion de nos conflits inter personnels, n’est-ce pas ?

Mais doux Jésus, pourriez-vous dire alors, que fait-on du cœur de l’évangile : la réconciliation, la paix, l’unité, la communion, l’amour ? Rassurez-vous, car il se trouve que ce verbe « débarrasser » peut tout autant dire : se tirer d’affaire sans châtiment, se libérer, s’affranchir… passer à autre chose, certes, mais aussi et surtout : se réconcilier.

Et voilà la traduction que l’on obtient alors : « Mets en œuvre de te réconcilier pleinement avec celui qui ne fait pas selon l’usage, qui ne fait pas ce qu’il faut, qui ne fait pas comme tu veux, qui te contredit. »

Nous l’apprenons tous à nos dépens, dès nos premières années de vie : la paix ne tombe pas du ciel toute seule. A en croire cette parabole de l’adversaire, elle est à faire, elle nous incombe de manière individuelle, très personnellement.

Il en est de même de la réconciliation : vivre réconcilié avec soi et avec la vie qui nous traverse, avec les autres, ne se fait jamais tout seul, pas même à grand renfort de seules prières.

Se réconcilier, dans l’Evangile, c’est comme l’amour : c’est un agir, un parcours, une aventure toujours. Mais une aventure dans laquelle nous ne sommes pas engagés seuls, depuis ce fameux moment que peu savaient reconnaître avant la Résurrection :

« Ce moment, celui-là, comment faites-vous donc pour ne pas savoir en juger ? », demande Jésus.

Moment d’une relation qui s’offre, et que rien n’est à même de rompre, moment où Dieu s’offre à nous dans une relation libre.

Oui, depuis un certain matin de Pâques, cette relation demeure définitivement offerte, vivante, nourrissante, source d’inspiration et lumière à laquelle orienter nos pas si tel est notre choix. Allons-nous la laisser éclairer l’intimité de notre être ? Et jusqu’où, dans quelle mesure ? A chacune, à chacun d’y répondre intimement.

Quoiqu’il en soit, si l’on en croit la vraie bonne nouvelle qui se découvre au cœur de ce passage de l’évangile de Luc, une fois passée la surprise causée par ce qui nous heurte dans l’apparente rudesse des paroles de Jésus, une immense espérance se fait jour : la réconciliation et la paix sont possibles.

Possibles avec soi-même et avec tous les autres : celles et ceux qui ne pensent pas comme nous, qui ne sont pas comme nous, qui nous contredisent, possibles dans la mesure où nous choisissons de nous laisser éclairer par ce feu qui ne s’éteint jamais, et de nous laisser nourrir par Sa Présence, à l’aune de nos propres besoins.

Les mots évangéliques de la réconciliation vous les avez entendus : se tirer d’affaire, se libérer, s’affranchir. Se réconcilier ne consiste pas à se mettre à penser les mêmes choses, à croire les mêmes choses, à être attachés aux mêmes dogmes, ni même à être d’accord… Mais se réconcilier c’est œuvrer pour devenir distincts et libres, et le rester.

La communion alors, elle-même devient accessible aux chrétiens que nous sommes, aux humains que nous sommes. Car ce qui fait la communion, ce n’est pas du même répété à l’identique à l’infini, mais du distinct, du différent qui va pouvoir à partir de là être complémentaire. Imaginez un corps qui serait composé uniquement de bras ou uniquement de jambes ! C’est la complémentarité qui fait l’unité, la complémentarité qui fait l’union.

Il y a exactement 15 ans aujourd’hui que frère Roger, apôtre infatigable de l’unité et fondateur de la communauté de Taizé est mort assassiné. « Choisir d’aimer » est le titre du livre qu’il était en train de préparer. Il y a écrit : « Une paix sur la terre se prépare dans la mesure où chacun ose s’interroger : suis-je disposé à chercher une paix intérieure ? Puis-je être ferment de confiance là où je vis ? »

Sur sa table de travail, le soir de son entrée dans l’éternelle vie, il y avait aussi une lettre, inachevée :

« Chercher réconciliation et paix suppose une lutte en dedans de soi-même. Ce n’est pas un chemin de facilité. Rien de durable ne se construit dans la facilité. L’Esprit de communion n’est pas naïf. Il est élargissement du cœur, profonde bienveillance. Pour être porteurs de communion, avancerons-nous dans chacune de nos vies sur le chemin de la confiance et d’une bonté de cœur toujours renouvelée ? Sur ce chemin, il y aura parfois des échecs… Alors rappelons-nous que la source de la paix et de la communion est en Dieu. »

Amen.

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À un Jésus qui nous dit: «Pensez-vous que je sois venu donner la paix sur la terre? Non, je vous le dis, mais au contraire la division», on préfère souvent s’en tenir à Celui qui nous dit: «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés».
Ce qui est assez curieux au fond, car nous aimer les uns les autres, on n’y arrive pas si facilement que ça - parfois pas du tout - alors qu’être divisés, soyons honnêtes, qui n’y arrive sans effort? Pourtant parmi tous les dons que Jésus a fait à l’humain, ce don de «la division» est pour nous aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout, peut-être une vraie bonne nouvelle.
Serait-ce celle de la résolution possible, enfin, de tout conflit?

 

Détails

Avec la participation de
Aldo Ravedoni, de l'Association de la Chapelle des Arolles
Orgue
Gérald Chappuis
Musique
Lynn Elms à la flûte