Écouter le culte :
Première partie
« Sur un malentendu, ça peut marcher ! » Cette expression, tirée d’une comédie française, résume bien la rencontre entre Jésus et la Samaritaine au puits de Jacob. Nous sommes en effet face à un malentendu qui aurait bien pu tourner court, mais qui devient pour le Jésus de l’Évangile de Jean l’occasion de transmettre un enseignement à ses lecteurs : la communauté johannique hier, vous et moi, qui sommes à l’écoute de ce passage aujourd’hui.
C’est l’eau qui est au cœur du malentendu, raison pour laquelle ce passage nous intéresse particulièrement, puisque c’est le thème de cette série de trois cultes radio.
La situation est apparemment banale : une femme se trouve près d’un puits. Un homme lui demande de l’eau. Mais… stupéfaction de la femme ! C’est qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle femme, ni de n’importe quel puits.
La femme est samaritaine, peuple détesté des Juifs. L’origine du conflit remonte à l’époque où les Assyriens prennent le royaume du Nord et y font venir des étrangers qui amènent avec eux des dieux qui seront adorés en même temps que YHWH le dieu des Juifs. Bien plus tard, la construction d’un temple sur le Mont Garizim en concurrence du Temple de Jérusalem consacre définitivement le schisme. Aux yeux des Juifs de Jérusalem, les Samaritains n’appartiennent plus au « peuple de Dieu ».
Mais nous voyons que le Jésus de l’Évangile de Jean est bien au-dessus de ces querelles, et d’emblée, il donne une touche « universelle » à la nouvelle alliance qu’il annonce, puisque c’est en dehors de la « terre sainte d’Israël », qui plus est, à une femme étrangère que la Bonne Nouvelle du Royaume est annoncée.
Ce qui est au cœur du malentendu entre Jésus et la Samaritaine, nous l’avons dit : c’est l’eau ! La femme comprend Jésus au premier degré. Elle pense à l’eau du puits, celle qui fait vivre plantes, animaux et humains. Et dans cette région aride du monde, on savait bien à quel point l’eau est indispensable à la vie. Jésus parle, lui, d’une autre eau, une eau vive, la source spirituelle qu’il représente, la présence possible de Dieu en nous, notre foi.
Nous sommes au puits de Jacob et Jésus nous annonce entre les lignes que l’alliance conclue autrefois avec les patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, est dépassée. Ces patriarches, ils représentent l’eau stagnante du puits, l’ancienne alliance d’Israël, tandis que lui, Jésus, annonce l’alliance nouvelle symbolisée par l’eau vive, l’eau jaillissante qui coulera désormais dans les cœurs de ceux qui accueilleront la Bonne Nouvelle.
Tout comme la Samaritaine, nous sommes invités, nous aussi, à passer du sens immédiat de l’eau au sens métaphorique ou spirituel. Avec elle, nous sommes invités à puiser à la source jaillissante que le Christ représente, une source qui ne se limite plus à Israël mais qui coule désormais pour le monde entier !
Si, avec les psalmistes, nous avons commencé ce culte en parlant de l’eau, indispensable à la vie, à la création dont nous faisons partie, nous voyons comment Jean l’évangéliste « spiritualise » en quelque sorte cette eau, puisqu’il en fait une source de vie jaillissante en nous : « Celui qui croit en moi, [dit le Jésus johannique], des fleuves d'eau vive jailliront de son cœur. » (Jean 7, 38)
Voilà ce que tout théologien qui se respecte pourrait dire de ces versets : « Bravo ! Bien parlé M’sieur le pasteur ! Mais cela ne suffit pas ! Nous avons encore soif ! »
Nous avons soif d’apprendre comment la Bonne Nouvelle de Jésus Christ pourrait devenir cette source de vie jaillissante en nous, en moi. Soif de comprendre comment elle pourrait venir désaltérer ma terre désséchée par l’aridité de la vie. Soif de découvrir comment redonner fraîcheur et vigueur à nos existences.
Tandis que je vous parle de cette rencontre entre Jésus et la Samaritaine, je vois s’approcher du puits de Jacob un autre personnage, un personnage dont l’Évangile ne dit rien… Il est barbu, un peu rondouillet, son large sourire inspire la sympathie. Tiens ! Voilà qu’il s’approche, s’assied sur la margelle du puits, non loin de la Samaritaine, juste là où se trouvait Jésus il y a encore quelque instants. La conversation s’engage…
Deuxième partie : dialogue entre Mihaly Csikszentmihalyi et la Samaritaine
S : Qui es-tu, toi ? (lance la Samaritaine à l’étranger).
M : Je suis Mihaly, Mihaly Csikszentmihalyi !
S : Comment ?!?
M : Oui, c’est pas facile à prononcer, c’est hongrois.
S : « Mihaly », ça va aller ?!?
M : Allons-y pour Mihaly.
M : Et toi, qui es-tu ?
S : Je suis Samaritaine, j’habite au village de Sychar, un peu plus loin. J’étais venue puiser de l’eau lorsque que je suis tombée sur cet étranger, ce Galiléen qui m’a parlé d’une eau « spirituelle », qui pourrait couler au-dedans de moi. J’avoue que je n’ai pas bien compris…
M : Tu sais, près de deux mille ans nous séparent et des milliers de kilomètres, mais peut-être que je peux t’aider à comprendre. J’ai grandi en Hongrie jusqu’à mes 22 ans avant d’émigrer aux États-Unis où j’ai fait une carrière de chercheur en psychologie.
S : Psychologie ? Mais quel rapport avec l’eau ?!? Il me faudrait plutôt un sourcier ou un hydrologue pour comprendre !
M : Eh bien justement, j’ai consacré ma vie à étudier le « flow ».
S : Le quoi ?!?
M : Ah, pardon, c’est de l’anglais ! Le « flux », si tu préfères, en français !
S : Ah ah…, et c’est quoi ce « flux » qui t’a occupé toute ta vie ?
M : Eh bien, le flux, c’est une sensation d’épanouissement complet, le sentiment d’être totalement vivant. Certaines personnes font cette expérience lorsqu’elles sont pleinement engagées dans ce qu’elle font, totalement en accord avec elles-même. Je l’ai appelé « l’expérience optimale » ou « flow » parce que ces personnes racontent qu’elles se sentent comme portées par un flux, par un courant de vie qui coule librement en elles.
S. Mais… tu en connais beaucoup des gens qui vivent cette expérience de « flux – flow » ?
M : Eh bien, plus que tu ne le penses ! En fait, j’ai sillonné le monde à la rencontre d’artistes, de musiciens, de sportifs d’élite, même des religieux, pour essayer de comprendre ce qui se passait en eux lorsqu’ils vivaient cette expérience de flow.
S : Ah ouais ? Et qu’est-ce que tu as découvert ?
M : Avant de te répondre, nous devons faire un petit détour par les neurosciences ! Sais-tu que notre système nerveux central peut traiter 126 unités d’informations à la seconde : c’est-à-dire identifier des sons, des stimuli visuels, des nuances d’émotions, des pensées. Notre cerveau est capable d’analyser 500’000 unités d’information à l’heure, 185 millards au cours d’une vie… c’est prodigieux, non ?
S : Je suis pas sûre de bien saisir, mais continue.
M : En réalité, les capacités de notre cerveau sont largement sous-employées. En temps ordinaire, nous n’utilisons que 15% de notre potentiel ! Et lorsque notre esprit est ainsi sous-employé, il se crée une sorte de désordre intérieur. Je l’appelle « l’entropie psychique » – notre énergie psychique gaspillée !
Ce que j’ai découvert c’est que l’information que nous laissons entrer dans notre esprit détermine en bonne part la qualité de notre vie.
S : Tiens !
M : Et tu vois, l’opposé de ce désordre psychique, eh bien, c’est l’expérience optimale, le flow !
Le flow se produit lorsque une personne s’engage dans une activité qui a un objectif clair, qui représente un défi à la mesure de ses compétences. Lorsqu’elle dirige toute son attention vers un but plutôt que de se centrer sur elle-même. Quand une personne est capable d’organiser son attention de façon à vivre cette expérience optimale le plus souvent possible, eh bien… la qualité de sa vie s’améliore, elle se sent totalement vivante, en cohérence avec elle-même. C’est pas mal, non ?
S : C’est bien beau ce que tu racontes, mais ça veut dire que moi qui ne suis qu’une simple femme, je vais jamais vivre cette expérience extraordinaire ? Quoique ! C’est vrai que j’aurais aimé faire de la musique quand j’étais jeune. J’avais une belle voix, j’aurais pu en faire quelque chose… mais tout ça, c’est du passé.
M : Et bien, rassures-toi ! Ce que j’ai découvert, c’est que n’importe qui peut vivre cette expérience de flow. En fait, ça dépend pas du tout de l’activité en question. Pas besoin de faire l’ascension de l’Everest ou de chanter un opéra à la Scala de Milan. Ce qui compte, c’est que l’activité mobilise de façon optimale les compétences de la personne : ni trop difficile, ni trop simple, et que la personne soit pleinement engagée dans ce qu’elle fait. Que ce soit lors d’une conversation passionnante avec des amis, en faisant un mots-croisés, une balade en forêt ou en disputant la finale de Wimbledon... peu importe ! Chacun peut vivre cette expérience d’être pleinement vivant, totalement en adéquation avec soi-même, et avoir l’impression que le temps s’arrête !
S : Waouw, ben, ça me rappelle ces fêtes de mariage où je chantais et dansais jusqu’au petit matin et tous les invités étaient tellement heureux !
M : Oui, c’est ça ! Et sans doute que tu n’avais qu’une envie, c’était de revivre à nouveau une telle expérience ?
S : Ha, ben, évidemment !
M : Tu vois, le problème, c’est qu’aujourd’hui, beaucoup de gens recherchent des plaisirs qui ne demandent pas d’efforts. Alors que le flow, l’expérience optimale, demande quand même un certain investissement, de la persévérance. Évidemment qu’un bon repas, une soirée télévision, ou un après-midi shopping ça peut procurer un certain plaisir, mais ça ne contribue pas à « l’accroissement psychique » qui est à la base de l’expérience du flow.
Ce que j’ai découvert à travers mes recherches – accroche-toi bien – c’est que les gens ont trois fois plus de chance d’expérimenter le flow au travail que durant leurs loisirs !
S : Au travail ? Et pourquoi ça ?
M : Eh bien parce que les loisirs sont souvent passifs et sans but précis. En fait, chacun peut devenir l’artisan de son bonheur, à travers ses choix et son engagement personnels. Chacun peut construire une vie pleine de sens.
S : Et c’est quoi, d’après toi, « le sens de la vie » ?
M : Bonne question ! Eh bien, à cette question compliquée, j’ai une réponse très simple : le sens de la vie, c’est celui que nous lui donnons ! À chacun, à chacune, de répondre pour lui- ou elle-même.
S : Mais alors, ce Galiléen, ce Jésus dans tout ça, quel sens il peut donner à MA vie ? Toi qui a consacré ta vie à étudier cette expérience optimale, comment comprends-tu cette phrase qu’il m’a dite toute à l’heure : « Celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif. Mais elle deviendra en lui une source d'eau jaillissante ! » (Jean 4, 14).
M : Tiens intéressant ! Voilà une belle description du flow ! Quelque chose comme une énergie, un courant, qui coule naturellement en nous. J’ai souvent entendu ce genre de récit.
S : Tu crois que c’est ça ?
M : En tout cas, ce que j’ai découvert à travers plus de quarante années de recherche, c’est que les personnes qui ont un engagement social ou religieux profond sont bien plus disposées que d’autres à faire cette expérience de flow !
On pense évidemment à des gens connus comme Mère Teresa, Albert Schweizer, Martin Luther King, l’Abbé Pierre, ou le Dalaï Lama, des gens qui se sont totalement investis pour une cause, mais il y en a bien d’autres !
S : Je vois. Mais pourquoi ces personnes-là seraient-elles plus disposées à vivre cette expérience optimale ?
M : Eh bien parce qu’à travers leur engagement, elles donnent un sens à leur vie ! Elles investissent leur énergie pour une cause altruiste. Elles développent leurs compétences tout en rendant service aux autres et en rendant l’humanité un peu meilleure !
C’est du reste un des paradoxes du flow : c’est en s'oubliant soi-même qu’on reçoit le plus ! Je crois que ce Galiléen a dit ça bien avant moi : « Celui qui perd sa vie à cause de moi et de l’Evangile la sauvera. » (Marc 8, 35).
S : Oui, c’est beau, mais pas facile à atteindre !
M : Eh bien justement ! C’est précisément parce que l’idéal de vie que ce Jésus propose est exigeant, parce qu’il mobilise toute notre énergie, qu’il fait appel à nos valeurs les plus élevées, que finalement… il peut nous rendre heureux !
S : Ce serait donc ça le secret de ce Galiléen ? Consacrer sa vie à ce « Royaume de Dieu », comme il le nomme, trouver un sens à sa vie, une source intérieure, en se consacrant aux autres… tiens ! Même à une femme étrangère comme moi ?!
M : C’est bien possible ! Je dois te laisser maintenant parce que j’ai encore de la route à faire pour retourner de là où je viens, mais je suis heureux d’avoir fait ta connaissance.
S : Moi aussi, moi aussi…
Narrateur :
Mihaly, s’en retourne vers le siècle d’où il a émergé. La Samaritaine reste là, pensive…
Monologue de la Samaritaine :
Est-ce qu’il n’y avait pas comme une immense soif en moi tandis qu’il me parlait, ce Galiléen ? Et si c’était lui cette source de vie jaillissante ? Et si je pouvais trouver en lui un sens à ma vie, me sentir totalement vivante, comme ces personnes que Mihaly a rencontrées ? Quelle journée ! Deux rencontres étonnantes ! J’ai même l’impression de commencer à la sentir cette source intérieure !