Écouter le culte :
Il y a des passages de l’Évangile qui font du bien. Ils nous mettent en contact avec l’émotion vive, avec le cœur battant du Christ, avec sa joie. Tout comme les notes des flûtes qui accompagnent notre culte et nous invitent au rythme de la danse, à retrouver un peu de mouvement et de légèreté.
Et si ce dimanche nous laissions s’exprimer aussi les enfants pas toujours sages que nous sommes, notre côté spontané, voire rebelle… si nous faisions un pas de côté pour lâcher un moment le personnage réfléchi, sérieux, soucieux que nous sommes si souvent ?
Oui, si nous allions à contre-sens de la pensée générale : « T’as vu la guerre en Ukraine, ça tourne mal ! Et puis ton essence, tu l’as payée combien ? T’as pensé faire le plein de pellets parce que j’te dis pas les prix : c’est du simple au double ! Au fait ta maman, son opération, ça va comment ? »
Puisque nous passons à la radio, imaginez un flash info route du style : « Un auditeur nous signale à l’instant un groupe de personnes venant à contre-sens de la pensée dominante sur la bretelle d’Orzens Sud. Ne dépassez sous aucun prétexte. Ils peuvent être joyeux ! »
Je caricature… Quoique on pourrait se demander quand, pour la dernière fois, on a sauté de joie ? Pas sûr que ça soit hier ou même le mois passé !
C’est vrai qu’on marche lourd en ce moment, des kilos sur les épaules. Et quand on se croise, on ne trouve pas mieux que d’échanger nos kilos : « Merci beaucoup mais fallait pas vous donner toute cette peine… déjà que j’en avais assez comme ça ! »
On croit peut-être que comme chrétiens, chrétiennes, la compassion, la bienveillance, l’amour du prochain exigent de nous que nous prenions tout, que nous soyons comme les éponges du malheur du monde.
Or, dans le passage de Luc qui retient notre attention ce matin, Jésus est saisi par la joie. Une joie dans l’Esprit. Cet Esprit qu’il nous a communiqué à Pentecôte. Cet Esprit qui nous fait partager tout ce que Jésus a enseigné, tout ce qu’il a vécu et donc sa joie.
Comment c’est, cette joie-là – cette joie qui nous est destinée dans l’Esprit ?
Et bien entrons dans ce partage !
La joie qui arrive au Christ est soudaine et souveraine. Elle s’impose après le compte-rendu de la mission réussie des septante envoyés dans les villes et les villages environnants. Jésus vit cette joie dans son corps : il tressaille, il frémit dans un grand frisson. On a traduit par « Jésus exulta » : exulter – un verbe dont la racine latine veut dire sauter, ou encore par une expression un peu désuète mais riche de sens, nous le verrons : « Il fut transporté de joie ».
Donc deux choses, là, qui ne sont pas anodines. Cette joie secoue ! Elle fait tomber la poussière accumulée. Elle réveille la musculature et le souffle. En quelque sorte, cette joie-là nous rend à nous-mêmes.
La deuxième, c’est que, effectivement, cette joie transporte (je parlais de faire un pas de côté tout à l’heure). Elle amène Jésus à contempler une réalité qui se dévoile à lui dans ce mouvement de la joie. Il va la nommer dans la louange et puis il va la partager avec ses disciples.
Comprenons bien que cette joie dans l’Esprit est une expérience de foi qui dévoile, qui révèle (d’ailleurs les mots utilisés font référence à une apocalypse, qui signifie non une catastrophe mais un dévoilement).
Quand on la reçoit et qu’on l’éprouve cette joie, elle nous mène quelque part. Elle n’a pas besoin d’une bonne occasion : une fête, un anniversaire, la réussite d’un examen (pour être de saison) ou l’aboutissement d’un travail pour s’inviter.
Ce n’est pas non plus la joie qui serait celle d’un petit groupe de convaincu.es qui pratiqueraient la louange comme une façon de se déconnecter ou de se protéger du monde. La joie comme un petit « shot spirituel » en quelque sorte.
La joie dans l’Esprit n’a pas besoin de bonnes raisons pour être, pas plus qu’elle a besoin de jouer à compenser nos peurs. Elle est simplement. Elle est de toute éternité par le désir de Dieu à qui cela appartient : « Oui Père, tel est le choix de ton amour », lisons-nous à la fin du verset 21.
On va plus loin… Entrons dans la danse !
Si cette joie transporte, alors vers quoi elle nous porte ?
Autant chez Luc que chez Matthieu, Jésus est ramené à sa place dans la communion trinitaire qu’il forme avec le Père et l’Esprit. Il regoûte à cette joie profonde qui avait été celle de son baptême où il avait reçu cette parole : « Tu es mon fils bien-aimé en toi j’ai mis toute ma joie ».
Sa joie est aussi la joie de celui qui a été choisi. La joie d’être un transmetteur privilégié de vie, lui le petit, le rabbin sans titre, du fond de la Galilée : « Tout m’a été livré par mon Père. » Tout !
Vivre la joie dans l’Esprit pour Jésus comme pour nous, c’est retrouver notre identité profonde dans le mouvement de désir du Père. Avant tout, je suis fils bien-aimé ou fille bien-aimée. Je ne suis pas seulement cet homme, cette femme de 2022 empêtré.e dans le sentiment que tout va mal, livré.e à lui ou à elle-même.
Cette joie de l’Esprit vient faire éclater un certain nombre d’identités que nous croyons justes ou nécessaires de porter, pour nous redonner à notre propre liberté et à notre propre souveraineté.
Ou pour le dire autrement, si en tant que chrétien, chrétienne aujourd’hui, nous nous faisons un devoir d’être encore plus inquiets, encore plus coupables de ne rien faire, ou si peu, que la majorité des gens qui nous entourent, il est probable que notre pesanteur s’ajoute encore à la pesanteur ambiante : nous devenons vides d’espérance, notre foi est siphonnée. Nous n’apportons plus rien.
Mais ne quittons pas la danse…
Cette joie, jusque-là intime, du Christ se reliant à son Père dans l’Esprit va maintenant se partager. Jésus la partage avec ses disciples comme on contemple la vision d’un même paysage, sous la forme d’une béatitude : « Heureux les yeux qui regardent ce que vous regardez ! Car je vous le dis : de nombreux prophètes, des rois ont voulu voir ce que vous, vous regardez, et n’ont pas vu ; entendre ce que vous entendez, et n’ont pas entendu ! »
On retrouve le corps, vous vous souvenez du tressaillement. Il prenait les jambes le ventre, le dos et les épaules. Maintenant ce sont les yeux et les oreilles qui sont atteints par la joie dans l’Esprit. Comme si la joie avait ce pouvoir de changer quelque chose à la façon dont nous voyons et nous entendons. Comme s’il nous était donné de nous refaire des yeux et des oreilles. Voir et entendre les réalités qui nous entourent et qui composent notre vie autrement.
Je pense à cette façon dont l’apôtre Paul voyait le monde et la création qui l’entourait. Il avait choisi de regarder les souffrances du temps présent comme celles d’une femme dans les douleurs de l’accouchement (cf. Romains 8, 22). Une image forte qui donne un sens et une perspective aux souffrances que la création, le monde du vivant et tant d’êtres humains traversent.
Est-ce que je peux voir et entendre, que comme jamais peut-être dans l’Histoire de notre monde, confronté.es à des limites imparables, poussent aussi des hommes et des femmes, nouveaux et nouvelles, lucides, contestant les pouvoirs anciens, cherchant à renouveler leur relation avec la terre et les animaux, avec le monde du vivant. Un peuple de petits, le cœur ouvert, assoiffés de vie vraie.
Non, la joie dans l’Esprit n’a pas dit son dernier mot. À mesure que se dévoileront nos impasses et le fond de toute nos vanités, si nous sommes ouverts elle se glissera à contre-sens pour nous inviter à la danse et pour que nous restions debout, libres et joyeux.
Aïe ! En parlant de contre-sens, j’ai oublié la fin du flash info route de tout à l’heure : « Attention, concernant le contre-sens précédemment signalé sur la bretelle d’Orzens Sud, on nous signale que la circulation est maintenant rétablie, toutefois la situation n’est pas tout à fait sous contrôle. Des risques de récidives ne sont pas à exclure ! »
Amen.