"Un avec Lui"

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Pourquoi donc me cherchiez-vous?
C’est la première parole de Jésus rapportée par l’évangéliste Luc.
Mots d’enfant que l’on conserve pieusement, gravés dans la mémoire comme le premier cri, le premier sourire, la première robe, la première fessée, le premier sac d’école, le premier départ.
Temps magique où l’enfant n’est plus enfant, être sans parole, mais où il s’exprime avec des mots, avec ses mots. Mystère de la parole qui est à la fois adieu au temps de la fusion et salut à la possibilité d’une communication. Je parle parce que l’autre ne me comprend plus sans mot dire; je parle parce que je veux lui faire signe, inventer un pont de langage, construire une relation.
Pourquoi donc me cherchiez-vous?
Première parole de Jésus, prononcée à Jérusalem, dans l’aire du Temple, au lieu même de la communication privilégiée entre Dieu et son peuple, non loin de la colline où Jésus dira son dernier mot: Père, je remets mon esprit entre tes mains...: parole de confiance au moment de la douleur, quand il faut lâcher prise pour embrasser le mystère de l’amour éternel.
Mais, à douze ans, ce n’est pas encore le temps de lâcher prise. C’est, au contraire, le moment de s’affirmer face à ses parents terrestres:
Pourquoi donc me cherchiez-vous?
C’est dommage que le texte biblique ne puisse nous restituer le ton de cet échange verbal. On ne peut que l’imaginer: ton de l’enfant qui cherche à se défendre contre un souci qu’il ressent comme étouffant.
Comme on peut imaginer le ton de la mère où le reproche éclate de la gangue d’angoisse. Trois jours de recherche. Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela? Enfant, le terme grec utilisé ici signifie “celui qu’on a enfanté”. Chair tirée de la chair des parents, vie détachée d’une autre vie. On n’en finit pas d’accoucher des enfants que l’on a mis au monde. Mon petit que j’ai allaité. Mon petit que j’ai veillé. Mon petit qui mange mon sommeil quand tu n’es pas rentré...


Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela? A nous! L’éloquence des possessifs! Je crois agir comme un grand, de manière autonome, sans avoir de compte à rendre à personne et voilà: un reproche ou débordement de joie me font remarquer que j’ai fait de la peine à quelqu’un ou causé un immense plaisir. Je ne suis pas seulement “à moi”. Je suis aussi ton enfant, ton mari, ton père, ton ami, ton collègue... Souvent, sans que nous en prenions conscience, nous sommes reliés aux autres et nos actes ne leur sont pas indifférents.
L’enfant le sait bien, qui veut qu’on le regarde quand il danse, qu’on l’admire quand il plonge sous l’eau, qu’on le félicite quand il réussit. Nous avons besoin du regard de la mère, du père, de quelqu’un pour pouvoir grandir. Qu’y a-t-il de plus terrible que de n’exister pour personne? C’est peut-être un des plus grands malheurs dans notre monde d’individus atomisés.
Vous le savez, mes soeurs, vous qui accueillez l’espace d’une pause ou d’une panne, le temps d’une retraite, ceux qui ont besoin d’exister aux yeux de quelqu’un, ceux qui dépérissent parce qu’il n’y a personne pour les écouter. Avant de les renvoyer à un Dieu qui veille sur nous, il s’agit de refaire le geste de la mère, qui accueille, qui écoute, qui accepte sans juger.
Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela?
Vient pour l’enfant le temps où l’écoute et le regard des parents se font pesants. Où il faut entrer en carapace pour muer, où l’adolescent se fait homard pour intégrer l’amour à l’intérieur de lui-même, en évitant la main qui le caresse, le geste qui le cocole. Vient le temps où il faut marquer une distance face à trop d’égards qui vous étouffent. Vient le temps des maladresses, quand la parole parentale se fait reproche et que la riposte se fait geste de défense.
Pourquoi donc me cherchiez-vous?
Un temps pour donner des baisers et un temps pour refuser d’en donner. Un temps pour embrasser et un temps pour s’arracher aux embrassements. L’incarnation de Jésus nous rejoint jusque dans le flux et le reflux de nos amours humaines; dans cette distance qu’il faut mettre pour exister; dans ce mystère de la personne qui se forme dans le sang et la douleur. Dans le non qu’il faut dire pour pouvoir risquer un oui. Non, je ne vous appartiens pas! Non, je ne suis pas votre souci! Votre inquiétude, c’est votre problème! Laissez-moi vivre!
Pourquoi donc me cherchiez-vous?
Mais la rupture ne va pas sans histoire. Vois, ton père et moi, nous te cherchions tout angoissés. Regarde dans quel état tu nous as mis. En trois jours, nous avons vieilli de dix ans. Tu aurais pu nous avertir, donner un signe de vie, laisser un mot, téléphoner... bref, nous demander la permission de prendre des libertés.
La réponse de Jésus est désarmante, sans appel, énorme:
Ne saviez vous pas que... M’enfin! comme on dit familièrement aujourd’hui. Vous devriez savoir qu’on ne fait pas des enfants pour les maintenir petits; qu’on ne met pas au monde pour garder à la maison; qu’on ne donne pas la vie pour la mesurer ensuite, permission sur permission. Ne savez-vous pas que vous devez apprendre votre métier de parents? qu’il ne suffit pas de suivre une méthode, d’appliquer des recettes? (comme si l’on pouvait sans douleur accoucher de parents efficaces!)
Quel est votre projet de parents pour moi? C’est de me laisser vivre ou de me cantonner dans les limites du raisonnable, du “comme il faut”? Pourquoi êtes-vous venus à Jérusalem? Est-ce vraiment pour m’initier à une rencontre extraordinaire? Ne devez-vous pas vous reconnaître dans ce que va dire l’évangéliste Luc? Vous êtes venus pour le pèlerinage de la Pâque parce que c’est la coutume, parce qu’on le fait chaque année. C’est très comme il faut. C’est toute la loi: faire ce qui est prescrit sans se poser de questions.
Et quand vous avez repris le chemin de Nazareth, vous êtes-vous tout de suite inquiétés à mon sujet? Non, vous étiez tranquilles, sûrs que votre fils était dans le troupeau, comme tout le monde. Un enfant bien comme il faut, sans rien qui dépasse de la foule et des habitudes. Et ça vous rassurait.
Votre inquiétude, était-ce vraiment à cause d’un enfant perdu? ou à cause de vous-mêmes et de votre image de parents qui n’ont pas réussi à élever un rejeton sans histoire, qui n’acceptent pas que leur fils soit différent des autres?
La différence, elle tient en un mot. Ou plutôt en un mot que l’on ôte. L’évangéliste présente les parents de Jésus comme de bons Juifs, soumis à la loi, respectueux de la coutume, des personnes qui agissent “comme il faut”. Jésus réplique tout simplement en affirmant: il faut.
« Il faut que je sois dans le domaine de mon Père », ou comme on peut aussi le traduire: « Il faut que je m’occupe des affaires de mon Père. »
Ce “il faut” n’est pas celui de la fatalité, mais celui de la conviction, celui d’une force qui vous prend, irrésistible parce que fondée sur la vérité. La nécessité d’une passion intérieure exigeante, décisive, vitale: il faut.
Aussi aveuglante et évidente que mille soleils. Tellement évidente que, dans la flamme de l’inspiration, Jésus bouscule ses braves parents qui semblent ne rien y comprendre. Ne saviez-vous pas qu’il me faut être dans le domaine de mon Père? Mais comment donc auraient-ils pu le savoir? Comment donc faire pour communiquer une évidence à ceux qui n’y voient rien? Comment transmettre le feu, la flamme, la brûlure d’un appel inconditionnel?
L’histoire du Christ, celle de tous ceux qui répondent à une voix irrésistible, est faite d’inévitables malentendus. Le savoir des parents de Jésus se bornait à leurs expériences et à leurs habitudes. Mais l’extraordinaire sortait du champ de leur entendement.
Ils ne comprirent pas la parole qu’il leur disait, note l’évangéliste. Tout cela les dépasse, mais ils ne l’oublient pas pour autant. Ils gravent l’incident dans leur mémoire. Comme après la visite des bergers à Noël, on voit ici Marie qui garde tous ces événements dans son coeur.
Il y des moments où nous ne sommes pas prêts pour la rencontre. Mais une parole, un geste, un événement peuvent se graver dans notre mémoire souterraine pour cheminer incognito à travers les péripéties de nos vies. Latence de la graine enfouie dans la terre. Hiver silencieux de la parole trop forte ou trop frêle pour être entendue tout de suite. Et pourtant, cela travaille en nous malgré le gel de nos habitudes, cela mûrit lentement au rythme des grandes découvertes, pour éclater un jour.
Mais l’heure n’est pas encore venue. Jésus sait que la révélation serait prématurée. Loin d’envenimer le malentendu et d’exacerber l’incompréhension, il entre dans le temps de la patience, dans la longue attente. Jésus rentre dans le rang de la loi. Après cet épisode où apparaît de manière fulgurante sa passion impérative pour les affaires du Père, il ne fait plus d’éclat. Il était soumis à ses parents, nous dit Luc, il est retourné avec eux vivre à Nazareth, comme un enfant dans la norme, observant la loi de Moïse: Tu respecteras ton père et ta mère.
Dix-huit années cachées de Jésus avant l’éclosion de la Parole, coup de tonnerre dans un paysage tourmenté, appel d’air pour une libération éclatante. Même alors, cela n’ira pas tout seul avec sa famille. A Cana, il devra prendre distance d’avec sa mère. En Galilée, il situera sa mère et ses frères face à la nécessaire obéissance envers le Père céleste. Ce n’est qu’à Golgotha, au pire de la croix, qu’il y aura l’amorce d’une réconciliation, Marie confiée à Jean, le disciple bien-aimé. Ce n’est qu’après le Résurrection et la Pentecôte que l’on verra, dans la communauté de Jérusalem, Jacques, le frère du Seigneur, parmi les pionniers de l’Eglise.
Tout cela est en germe dans l’épisode de Jésus à douze ans. Ce qui s’y est passé est décisif. C’est en quelque sorte la première tentation de Jésus, avec un choix douloureux: soit capituler sans un mot devant l’inquiétude légitime des parents et la soumission définitive à la loi, soit affirmer l’essentiel, le coeur de sa mission, la communion avec son Père.
La réplique de Jésus aux reproches de sa mère fait ressortir une opposition radicale entre les deux pères. D’un côté, ou plutôt de côté, il y a Joseph, présent au temple, mais terriblement absent. Un Joseph muet, qui n’intervient que par procuration, dans le discours de Marie. Un Joseph terriblement représentatif de beaucoup de pères quand il s’agit d’affronter un conflit. C’est la mère qui est active, c’est elle qui prend la parole, elle qui brandit l’autorité tacite de son mari: ton père et moi! Joseph, lui, se tait, laissant faire et dire, inexistant, manquant.

D’un autre côté, ou plutôt en face, cet autre Père, qu’on ne voit pas, mais quelle présence! quelle autorité! quelle empreinte sur le Fils! lui donnant l’audace de résister, de s’affirmer, d’exister.
Il faut que je sois dans le domaine de mon Père. Il faut que Jésus mette ses pieds dans les souliers du Père, il faut qu’il fasse un avec Lui, qu’il ne se laisse pas distraire par la coutume, par le qu’en-dira-t-on, par la loi. Il faut qu’il réponde à sa vocation profonde.
Toute l’oeuvre et toute la personne du Christ sont contenues dans cette protestation de communion avec Dieu. Tout l’Evangile se tient dans la présence de ce Jésus, à la fois humain jusqu’à la plus extrême sensibilité de l’adolescence, à la fois intégré de plain-pied dans la divinité du Père.

Amen.