Dieu vous prend dans ses bras

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Dis, Dieu, il était comment au temps des dinosaures?
Comment répondre à une telle question qui vous est posée dans une classe? Ce vertige des pourquoi, ce jeu de tous les rappels : qu’est-ce qu’il y a eu avant, et puis encore avant et encore plus avant? Ce grand vertige qui nous prend quand on scrute l’univers dans l’infiniment petit et dans l’infiniment grand:
Qu’est-ce qu’il y a dans l’atome? Est-ce qu’il y a du vide? ou est-ce vraiment quelque chose de solide sur lequel nous pouvons construire? et qu’y a-t-il dans les distances infinies de l’univers, dans ces années-lumières? Qu’y a-t-il? Cette grande énigme! Sur quel sol mettons-nous les pieds? Pouvons-nous être sûrs de quoi que ce soit?
J’ai rencontré Roland: Roland est un jeune, Roland est une personne. Roland est une personne à qui - parce qu’on doit bien s’y retrouver - on a collé une étiquette. On a dit: il est handicapé mental. Et puis, comme cela ne suffisait pas, on lui a collé une deuxième étiquette; on a dit: il est aussi malade mental, parce que Roland souffre d’une terrible phobie: il a peur des trous.
Il ne peut pas vivre dans un monde où il y a des trous. Il a besoin de sécurité, de sentir que tout est lisse, que tout est plein, que tout est solide. Il est sans cesse inquiet: si j’allais être englouti, si j’allais disparaître...
Roland, toi , mon frère, toi, mon frère à fleur de nerf, tu dis mon inquiétude d’être humain face aux énigmes du monde. J’arrive peut-être à les traduire autrement: par une tête qui essaie de mettre les choses en place, par une passion pour l’histoire, par mon intérêt pour l’homme de Neandertal, pour Lucy, pour le chaman découvert dans les glaces. Mais, au fond, comme toi, j’ai aussi peur du vide. D’où venons-nous? de quel abîme sommes-nous sortis?


Je m’étais toujours demandé pourquoi Luc l’évangéliste, entre le baptême et la tentation de Jésus, avait inséré cette longue généalogie. Roland m’a aidé à le comprendre: il faut que l’on puisse assurer quelque chose, quelque chose de solide sur la terre, parce que le baptême de Jésus, c’est comme un trou dans le ciel. C’est comme si Jésus était happé par en haut, comme s’il n’appartenait plus tout à fait à notre terre, comme s’il était un extra-terrestre.
Alors, comment lui mettre les pieds sur la terre? Comment dire qu’il n’est pas seulement du ciel, mais qu’il a ses racines ici?
Luc travaille en historien, d’après ces registres de généalogies qui avaient toutes sortes d’usages et, entre autres celui de pouvoir définir à quelle tribu on appartenait, à quel sol, à quelle terre on avait droit. Luc tisse sa chaîne avec des maillons solides, sans aucune faille, beaucoup moins fragile que celle de Matthieu où l’on voit des femmes, des femmes au comportement douteux, ou, plutôt -il faut le dire - des femmes exploitées par des hommes. Non, chez Luc, tout est lisse: ça coule, ça passe là où il faut, ça remonte le temps avec, parmi tout ce foisonnement de noms inconnus:
- un coup de chapeau à David: Jésus fils de David, qui va reprendre l’oeuvre de celui qui avait instauré le grand Israël, même s’il l’a reprend autrement, sans violence;
- coup de chapeau à Abraham, le père dans la foi, l’ascendant des trois monothéismes, le précurseur de la Tora, de l’Evangile et du Coran, le père symbolique de Moïse, de Jésus et de Mahomet, l’ancêtre des israélites, des chrétiens et des musulmans;
- coup de chapeau à Sem: on ne répétera jamais assez que Jésus est un Sémite et que le plus grand contresens de l’histoire occidentale est d’avoir inventé l’antisémitisme, qui est la manière la plus détestable, la plus odieuse de scier ses propres racines pour exterminer l’autre, mon frère ou ma soeur. Jésus est fils de Sem et il faut dire et redire sur tous les tons que la pureté ethnique est une dangereuse illusion, que nous sommes tous des sangs mêlés, que nous avons tous dans nos veines le sang de tout le monde.


Jésus de Sem et Jésus d’Adam: c’est avec Adam que l’on touche terre. Adam, c’est l’humus, c’est le terrien. Adam, c’est le nom générique associé à la terre. Avec lui on touche la terre, mais on touche aussi la boue: Adam le terreux que l’on a rendu coupable du péché originel. Haro sur le baudet!
Mais enfin, Adam, c’est un pauvre type comme nous! c’est, comme nous, quelqu’un qui ne supporte pas le vide! qui ne supporte pas d’être laissé seul, même un tout petit moment par Dieu! qui vit avec ce trou de l’interdit affûtant son désir! qui aimerait que tout soit plein, que tout soit lisse! et qui a peur de sa solitude! qui ne supporte pas ce Dieu qui lui fait confiance!
Adam, c’est nous, nos fêlures, nos incomplétudes, notre besoin de nous assurer que le monde est stable. Adam, c’est Roland, mais c’est moi, c’est tous ceux qui, comme le dit Jacques Chessex dans son dernier roman, se reconnaissent “infirmes en manque de Dieu”.
Nous ne sommes pas “firmes”, nous ne sommes pas fermes, mais nous avons ce vide, cette peur et ce manque qui nous empêchent de tenir debout.
Et voilà qu’on a dit et qu’on a traduit: c’est la faute à Adam! Besoin de culpabiliser, besoin de transformer nos peurs en chargeant les autres, besoin de les justifier, de les expliquer. Je sais bien que c’est lui qui avait commencé: il avait dit: c’est la femme qui... et la femme avait dit: c’est le serpent qui... Mais pourquoi dirions-nous à notre tour: c’est Adam qui... ?
Non, Jésus est et se reconnaît pleinement comme le fils d’Adam. Il fallait le dire et l’évangéliste Luc l’a dit juste après le baptême: le moment, où tout plane, où tout baigne, où c’est vraiment l’euphorie. Jésus est homme et, à ce titre, il est à la fois exalté et menacé par son désir. Jésus, fils d’Adam!

Ce qu’il y a de plus surprenant dans cette histoire, c’est que Luc écrit Adam, fils de Dieu. Tout Adam qu’il est, rien ne peut effacer sa filiation et c’est déjà une bonne nouvelle: quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas effacer nos parents.
Adam, cet être fait de la terre et du souffle, avec cette étincelle du divin, cette étincelle du divin qu’il y a en chacun de nous, parce que dans chaque naissance il y a un miracle, dans chaque vie il y a un étonnement et dans chaque mort il y a un deuil.
Ce mystère de Dieu, qui n’explique rien du tout parce que, quand on remonte à Dieu, dans un sens, on ne remonte à “rien”. Dieu, ce n’est pas un élément que l’on peut intégrer dans nos théories. Dieu, on n’arrive pas à en parler vraiment. La tradition juive nous a rendus très attentifs à la nécessité à la fois de désigner Dieu et de ne pas pour autant le retenir dans nos définitions.
Dieu, nous le connaissons parce qu’il a pris le risque de notre humanité: Adam est son fils. Il est erroné de parler de la chute d’Adam: relisez la Genèse. Adam n’est jamais “tombé”. Cette image nous vient plutôt d’une mentalité qui voit l’homme comme un avatar, une chute du divin dans la matière, une dégringolade de l’Esprit dans nos corps, comme si le souffle de Dieu s’était égaré dans le monde.
Au contraire, la vie de l’univers, la vie de la terre, la vie de tout être et la vie de l’être humain est un pari de Dieu, est un choix, le risque d’une procréation. La création est d’abord procréation, vie transmise dans l’espérance d’une continuation, dans l’espérance d’un mieux, comme l’artiste prend le risque de la matière pour s’exprimer.
Adam, fils de Dieu, ce fils risqué! mais nous sommes tous des enfants à risque: il faut du temps pour que cela réussisse vraiment.

Entre Dieu et Jésus en passant par le chemin des hommes, Luc compte 78 générations. En arithmétique élémentaire, 78 peut égaler 11 fois 7 plus 1, c’est-à-dire 11 semaines de générations successives et c’est à la douzième que l’essai pourra être transformé.
7, 12: ces nombres que l’on retrouve un peu partout, faits l’un et l’autre par addition ou par multiplication de 3 et de 4:
3 et 4 = 7;
3 x 4 =12;
Trois est le chiffre du ciel et quatre le chiffre de la terre.
Jésus, réconciliation du ciel et de la terre, nouvelle genèse, prototype enfin réussi d’humanité. Selon le mot de l’apôtre Paul: Quand est venue la plénitude du temps... la douzième semaine de générations humaines. Derrière ce symbole on voit un homme, fils de Dieu comme Adam, lui aussi tenté. Mais, au lieu d’être un infirme en manque de Dieu, il reste ferme. Il continue à être insufflé constamment par l’Esprit de Dieu.
Il ne s’agit pas d’une assurance extérieure, comme s’il fallait se blinder, se carapacer. Non, Jésus n’est pas armé contre le mal comme un canard contre la pluie. “Le mal lui fait mal.” Il est touché au coeur de sa personne. Il accepte de vivre notre vulnérabilité et il nous apprend ce que nous avons beaucoup de peine à admettre: c’est que, s’il y a des problèmes que l’on peut résoudre, il y en a d’autres avec lesquels il faut vivre.
La béance, le vertige de l’univers demeurent.
Notre angoisse d’être perdu demeure.
Notre désir d’ailleurs, de quelque chose d’autre demeure.
Ces questions, aucune religion ne peut les effacer. Jésus nous invite à les habiter en laissant entrer l’Esprit, en acceptant que notre humanité soit faite de ce souffle qui pénètre par nos manques, par nos trous.
Fils, dit l’apôtre Paul, vous l’êtes bien, car Dieu a envoyé dans vos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie comme un petit enfant: abba, c’est-à-dire papa en araméen, père.
Il faut, malgré son drame, imaginer Adam heureux, non pas parce que son désir serait comblé, mais parce qu’il prend sens en accueillant l’Esprit.

Bienheureux Roland qui, avec ses manques, avec sa phobie du vide et sa hantise des trous, nous en apprend beaucoup plus sur Dieu que tous les livres, que toutes les philosophies, que toutes les discussions.
Bienheureux cet être qui se sait traversé par l’innommable. Car il y a parfois des moments où le souffle de l’Esprit devient quasi insupportable et pourtant...
Bienheureux êtes-vous, vous qui êtes désir, vous qui êtes souffrance, vous qui êtes manque, car le Père vous prendra dans ses bras.

Amen.

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Avec la participation de
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