Est-ce que ça vous est déjà arrivé d'avoir faim? Pas la vraie faim, la famine, mais une de nos honnêtes petites faims de civilisés. Est-ce que ça vous est déjà arrivé d'avoir faim et de devoir attendre? Désagréable n'est-ce pas? On ne pense plus qu'à ça, on devient irritable, le temps n'avance pas...
Et comment avez-vous répondu à votre petite faim? Peut-être par un grand entassement de nourriture et de vous sentir lourd... lourd... L'impression de ne plus pouvoir faire un pas en avant, de vous traîner pour vos travaux, de recouvrir chaque chose d'un gris dégoût. Tout aussi désagréable, n'est-ce pas?
Nous avons tous au moins une fois fait l'expérience de cette difficulté à trouver le juste équilibre entre le pas assez et le trop. Nous avons tous pu réaliser la peine que nous avons à ne pas sauter directement du manque à l'excès, à l'écoeurement. Notre société elle aussi est malade de ce déséquilibre entre le trop et le rien, de ces contrastes dans la même télévision qui vous montre d'épouvantables images de famine et les fait suivre d'une publicité pour aliments light pour chiens et chats obèses...
On pourrait dire que notre monde, à notre image, souffre d'une nette propension à la boulimie. Dès que la sensation du creux ou du manque apparaît, notre réflexe consiste à boucher le trou, à le remplir, à se rassasier de tout ce qui se présente. Tout plutôt que de rester en manque.
Mais la boulimie est une stratégie épuisante, et en fin de compte, parfaitement vaine, car c'est la vie elle-même qui est manque, absence, et recherche de plénitude. Le processus de la vie est un long et progressif dépouillement, comme si la mort devait nous trouver aussi démuni qu'à notre naissance.
Mais ce manque, ce dépouillement nous font peur, et nous font fuir. Et quand on se retrouve acculé, alors on entasse, on colmate, on bouche les trous... C'est un peu la tactique Tchernobyl: on bétonne le site, on déverse quelques centaines de tonnes de gravats, on entoure le tout de fils de fer barbelés et on décrète que tout est officiellement terminé.
Le plus important pour nous, c'est surtout de rester le moins longtemps possible dans cet état si déplaisant du manque et de l'incertitude. Ce qui compte, c'est la rapidité de l'intervention, pour ne pas prolonger ne serait-ce que d'une seule seconde cet état de manque, vécu de façon angoissante. C'est l'obsession du frigidaire plein.
Et ce ne sont pas que nos cuisines qui recèlent d'étonnants frigidaires. Il y a aussi des frigidaires où nous stockons nos relations, nos possessions et nos certificats, et il y a aussi, bien sûr, un petit frigidaire pour notre foi et nos certitudes religieuses. Et en pensant à tous ces frigidaires, je voudrais militer ce matin pour le frigidaire qui reste vide. Du moins pour un temps.
Il est nécessaire d'apprendre à apprivoiser le vide, à accepter de vivre le dépouillement, à regarder en face les incertitudes et les questions qui sont les nôtres. Il serait si tentant de vouloir y répondre, de remplir tout de suite, dans un réflexe boulimique de compensation et de fuite. Mais il nous faut attendre un peu. Apprendre à se modérer, à se retenir.
C'est exactement l'expérience qu'a pu vivre le peuple d'Israël, dans sa confrontation avec le désert, qui est le lieu par excellence du manque. Manque d'eau, manque d'ombre, de végétation, d'animaux. C'est le lieu du vide, le lieu de la survie.
Pourtant, c'est le lieu que le peuple traverse, et à travers lequel Dieu fait mûrir ce peuple pour lui donner une stature de nation. C'est le lieu de la transformation. Encore faut-il en accepter la traversée…!
Ma vie, ma vie spirituelle sont faites aussi de ces moments de désert que je dois accepter, mais qui sont aussi des moments charnière, où le changement se prépare, où je peux saisir la chance offerte de grandir, d'évoluer.
Bien sûr, le désert n'est pas une sinécure! Dans les premiers temps de sa traversée ingrate, le peuple en vient à regretter l'Egypte, la nourriture abondante, une situation où au moins l'on sait à quoi s'attendre, une certaine stabilité.
Dieu n'a pas épargné le désert à son peuple, comme à nous d'ailleurs. Mais Dieu n'a pas voulu non plus que son peuple meure de faim dans ce désert. Il lui a donné la manne.
La manne, c'est la réponse de Dieu à la question du peuple. C'est le don de Dieu pour rassasier son peuple. Alors, encore un nouvel aliment pour bourrer les frigidaires? A vrai dire, les choses ne sont pas si simples.
Dieu ne vient pas simplement remplir les garde-manger, car la manne est la nourriture d'un seul jour. Il ne les laisse pas non plus vides et en souffrance. Dieu donne à son peuple le nécessaire pour poursuivre la route. Il ne vient pas ouvrir un supermarché dans le désert.
En offrant la manne, Dieu veut calmer la faim de son peuple, tout en maintenant ouvert son appétit de continuer à avancer. La manne est légère et rassasiante, c'est une rosée qui tient lieu de pain. C'est la nourriture qui convient à la traversée du désert. Car s'il donnait trop, le peuple, repu, gavé, s'arrêterait. Mais s'il ne donne pas assez, le peuple, lassé, fatigué et affamé s'arrêterait aussi.
Dans ma vie spirituelle non plus, Dieu ne désire pas que je m'arrête. Mais il me maintient sans cesse en éveil, prêt à le chercher encore. En ce sens, il me maintient vivant. Il garde intacte en moi mon envie de chercher, de rester ouvert.
En me nourrissant sans me gaver, Dieu permet que je vive le temps de désert et que j'y mûrisse. Tout cela est bien exprimé aussi par le sens même du mot "manne". Car ce nom est une question, il signifie: "qu'est-ce que c'est?".
En somme, c'est comme si Dieu me nourrissait avec une question. Il ne me nourrit pas de réponses définitives, mais il me maintient en appétit, en faisant rebondir ma question par une autre question.
Au désert, ce qui est donné nourrit mais ne comble pas, désaltère mais n'étanche pas. Face à ma hâte de vouloir tout combler, tout achever et tout parfaire, Dieu me nourrit de "qu'est-ce que c’est?".
Ce qui est vrai de l'épisode de la traversée du désert est aussi vrai de toute la Bible. La Bible qui n'est pas un manuel de bonnes réponses à mes mauvaises questions. Ce livre est vraiment pour moi la manne de Dieu, car il fait toujours écho à ma recherche jamais achevée de Dieu. La Bible n'est pas le livre où satisfaire ma boulimie, mais il me redonne toujours envie de poursuivre la route avec Dieu.
A vouloir donner trop vite une réponse, c'est comme si l'on tuait la question. Cela ne me laisse pas le temps de laisser résonner ma question, d'en découvrir toutes les implications, pas le temps d'examiner le manque, de m'arrêter dans le désert. Alors, j'ai besoin de la manne pour continuer à m'interroger, pour rester disponible pour la suite du chemin.
La vie spirituelle est une dynamique jamais achevée. Dans ce domaine, quand on a fini, on est fini. Ainsi l'expérience du peuple d'Israël me pousse à ne pas vouloir éliminer tous les déserts, gommer toutes les difficultés, épuiser toutes les questions, et effacer tous les manques.
Je peux vivre le désert, le manque, sans tomber dans la boulimie d'activités, d'informations, de paroles ou d'images. Je peux recevoir la manne, non pour en remplir mon frigidaire, mais pour me sentir restauré, et même heureux.
Car en plus, le pain du ciel a bon goût. La manne n'est pas une variante de porridge, bien fade mais tellement nutritif. Ce n'est pas non plus un de ces superaliments vitaminés spécial survie qui n'ont, comme on dit chez nous, "ni goût ni mou". Le récit nous précise que la manne avait un goût de gâteau au miel. Le petit plaisir supplémentaire amené par ce bon goût est la marque de la tendresse de Dieu pour son peuple dans le désert; il est aussi la marque de la tendresse de Dieu pour moi.
La nourriture que Dieu me donne est cette manne qui me fait du bien et qui me tient éveillé. C'est cette question qui me fait aller plus loin sans jamais me figer dans mes certitudes et mes habitudes. Il n'y a pas de frigo dans le désert.
Alors, mon désert devient le lieu de ma perpétuelle transformation. Puissé-je y découvrir l'étendue de la tendresse de Dieu.
Amen.