A vous, chères soeurs et frères, chers auditeurs, bonjour !
Simple comme bonjour, dit-on... et pourtant ! Il y a le bonjour que l'on claironne et celui que l'on bougonne, le bonjour qui engage au dialogue et celui qui vous conseille de vous en tenir pour dit et de ne pas esquisser une conversation, le bonjour tristesse et le bonjour qui jubile, le bonjour qui se confond avec la grisaille d'un mauvais jour et le bonjour tendre et clair qui vient nous illuminer avant l'aube. Vous avez bien entendu : simple comme bonjour ?
C'est comme la chanson : c'est si simple d'aimer! Alors pourquoi tant de bouquins sur l'art d'aimer, tant de conseils pour vous dire comment aimer votre conjoint, votre chien, votre cousin, votre voisin, pourquoi tant d'échecs, de désespoir, d'incompréhensions, de violence et de haine qui viennent s'immiscer dans les amours que nous croyions les plus fortes et les plus pures ?
La simplicité ne serait-elle qu'un mot vide ou un idéal inatteignable ? Faut-il prendre son parti de ce que le coup de crayon malicieux de Sempé résumait en deux slogans : rien n'est simple et tout se complique ! Est-il raisonnable, est-il responsable de prêcher la simplicité, de s'y engager comme vous le faites, diaconesses de la communauté de Saint-Loup et, en communion avec vous, tant de religieux à travers le monde ? Faut-il écouter la communauté de Taizé quand elle interpelle clairement les jeunes du monde entier : "Comment cheminer avec confiance dans le Christ sans une simplicité de coeur et de vie ?
Pour empoigner ces questions, arrêtons-nous d'abord sur trois scènes d'Evangile : dans la première, Jésus vient d'appeler Lévi, un collecteur d'impôts, mis au ban de la religion et de la bienséance. Pire, Jésus accepte ensuite de partager la table de gens douteux. Les gens comme il faut font des commentaires selon leur logique à eux qui se réclame aussi d'une forme de simplicité : "dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es." L'étiquette que l'on colle, le look que l'on affiche, l'entourage que l'on cultive parlent à la place de l'individu : faudrait-il d'autres preuves pour comprendre de quel bois il se chauffe ? C'est comme Monseigneur Gaillot : il écrit dans Lui ou Playboy. L'affaire est entendue : ce n'est pas convenable; nul besoin même de lire ce qu'il écrit, d'écouter ce qu'il dit, de chercher à comprendre qui il est. Cette logique des apparences apparaît simple. En fait, elle est mal dans sa peau : les mécontents n'osent pas exprimer directement leur réprobation à Jésus. Ils la font couver entre eux et s'adressent aux disciples et non au maître. Mais Jésus prend la parole et fait clairement entendre sa raison d'être : "Je ne suis pas venu appeler des personnes respectables, mais des gens de mauvaise réputation pour que leur vie soit transformée". Il oppose la logique simple de l'être à la logique apparemment simple du paraître. Etre simple, ce n'est pas forcément avoir l'air simple. Deuxième image : Jean-Baptiste en ascète et Jésus en bon vivant. Décidément, ils en font trop ! Cela dérange les conformistes qui s'empressent de les étiqueter : Jean le fada et Jésus le noceux : glouton et ivrogne. A ces ragots Jésus répond par un mot qui a donné du fil à retordre aux lecteurs de la Bible. La sagesse fut justifiée par tous ses enfants. Cette réponse tient à la fois du "bien faire et laisser braire" et de toute l'argumentation de l'apôtre Paul : quand on est vrai, on ne se préoccupe pas de savoir de quoi on a l'air. Au risque de passer pour scandale ou folie, la sagesse de Dieu s'est manifestée sur la croix. Jésus ne s'est pas attaché les services d'un conseiller en marketing pour fabriquer et vendre son image. Etre simple, c'est se libérer du souci de son image. Au risque de passer pour simplet. Troisième tableau : c'est un moment décisif dans la vie de Jésus, un point de non-retour : il quitte son pays, la Galilée, pour un chemin qui aboutira à la croix. Beaucoup aimeraient le suivre, mais s'embarrassent dans les "oui, mais...", les "d'accord, plus tard", les "quand je serait prêt...". La réaction de Jésus est d'une clarté qui tranche dans toutes les hésitations. Se mettre en route, c'est réaliser que l'on ne peut posséder la terre, que l'on ne peut emporter sa maison avec soi, qu'il faut se détacher de ceux qi nous ont devancés. Etre simple, c'est se défaire de tout ce qui nous embarrasse. "Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête." Il choisit la vérité contre le confort, l'aventure contre la sécurité, l'espérance contre la pesanteur. Etre simple, c'est être libre.
Témoignage de soeur Edith Ritter
Nous sommes tous - non seulement les diaconesses - tous appelés à la simplicité. Mais le Dieu qui appelle est aussi le Dieu qui donne les moyens de répondre. La simplicité n'est pas un effort, mais un don. Elle n'est pas de l'ordre du sacrifice, mais de la gratuité. La poète Angela Ghelber s'est laissée imprégner de l'image de Bernadette, la sainte :
Elle était. Elle n'était rien. Elle n'était personne. Elle était, tout simplement, tout humblement, Bernadette, la fleur bien odorante, le fruit embaumé de la pauvreté, de l'extrême pauvreté, celle qui ne s'était jamais regardée dans la glace ou, même si elle s'y était regardée, ne s'était jamais vue, ne s'était jamais dédoublée en celui qui regarde et celui qui est regardé, en celui qui aime et celui qui est aimé, mais elle était restée une et indivisible, aucune vanité n'avait terni son regard.
La simplicité est un don. La simplicité est le don d'un regard qui nous a acceptés comme nous sommes. Le regard de la mère ou du père qui s'émerveillent devant leur enfant quand il repose en son berceau, quand il s'ouvre à la parole, quand il s'éveille à l'amour. Le regard de l'amoureux ou de l'amoureuse, inconditionnel quand il n'y a plus de distance entre aimer et être aimé. Le regard que vous portez sur les blessés, les angoissés et les fatigués et qui se fait toute tendresse. Le regard vrai, à cent lieues du soupçon, du jugement et de la médisance. Non pas le regard inquisiteur que l'on porte sur Jésus, mais le regard que Jésus porte sur Lévi. Désencombré du souci du qu'en-dira-t-on, Jésus remarque Lévi. Luc utilise ici un verbe rare dans le Nouveau Testament, qui indique un regard appuyé, une contemplation chargée de sens. Comme dans le mot de Georges Brassens : "Je n'ai vu qu'un arbre, un seul, mais je l'ai vu".
Derrière tous les regards d'amour que les humains ont portés sur nous, malgré tous les regards ambigus qu'ils nous ont fait subir, la grâce consiste à prendre conscience du regard de Dieu, qui nous remarque, qui nous accueille comme nous sommes et qui nous appelle à devenir pèlerins pour porter plus loin le regard que nous avons reçu. C'est cette simplicité qu'il vous est donné de recevoir et de transmettre, soeur Edith, dans le ministère que vous partagez avec vos compagnes ici à Saint-Loup, à Chardonne, à Romainmôtier ou ailleurs. Cette simplicité, qui est véritablement folie aujourd'hui comme hier, plus encore peut-être aujourd'hui où tout notre système cultive le paraître. La grande affaire, c'est le look. Le pire, c'est que ce regard obsédé par les apparences finit par s'insinuer dans le regard que nos portons sur nous-mêmes : nous nous trouvons trop petits, trop grands, trop gros, trop maigres, trop mal fagotés, avec une trop vieille bagnole et une maison trop petite, des vacances trop minables, des moyens trop réduits. Diable ! A force de nous laisser piéger par le jeu des apparences, nous finissons par devenir de petits ou de grands frustrés toujours à envier, à comparer, à vivre par procuration. Et nous nous complaisons dans cette ère du vide analysée par les philosophes. Le don et l'exigence de simplicité contestent radicalement ce système de mort. Ils ne se laissent pas impressionner par la poudre aux yeux, mais derrière les apparences ils remarquent des humains qui, comme nous souffrent ou jubilent, cherchent à aimer et à être aimés.
Parce qu'elle est donc avant d'être engagement, la simplicité est à l'opposé de l'esprit de sacrifice. L'autre soir, Isabelle, j'ai jubilé quand tu racontais ton expérience auprès des pauvres en Inde. Comme tu t'indignais quand on te proposait des compensations pour les sacrifices que tu étais sensée faire. Tu protestais, car tu savais la petite mélodie de la joie simple quand tu partageais la vie de ceux dont tu t'étais approchée.
La simplicité est désintéressée ou elle n'est pas. Les chrétiens l'ont souvent oublié qui ont cru pouvoir faire de bonnes actions pour pouvoir être sauvés. Les milieux d'Eglise sont aussi tentés de regarder les gens non pour les aimer gratuitement, mais pour gagner des membres à leur chapelle.
Quelle déception, Véronique, quand tu me racontais les beaux sourires quand tu étais entrée pour te nourrir avec des frères et soeurs à la Parole du Seigneur. Et quand tu n'as pas voulu faire les mêmes grimaces, porter les mêmes habits, consacrer le même temps et le même argent, les sourires se sont figés, l'amour dégoulinant du début s'est révélé être une tactique de vendeur de religion.
Jamais Jésus n'a critiqué ceux qui décidaient de ne pas l'accompagner sur son chemin. Etre simple, c'est pouvoir ainsi aimer sans vouloir posséder. Cet absolu du don et cette rigueur de l'engagement se trouvent dans un très beau texte du diacre Serge Paccaud, qui travaille comme éducateur dans un centre de jeunes : "t'aimer, c'est reconnaître ton intimité, ton droit à ne pas m'accepter, ton droit à te méfier de moi, ton droit à me dire : reste à distance ! T'aimer, c'est accepter le fait que je suis bien incapable de changer seul quoi que ce soit, que je n'ai pas de mérite à chercher à t'aimer. T'aimer, c'est avant tout chercher la disponibilité intérieure plaçant ma confiance inébranlable en Dieu".
Mais là aussi, cela risque de se compliquer : Dieu est-il simple ? Surtout à notre époque ? Mais, rassurez-vous, je ne vais pas entamer une longue dissertation philosophique ou théologique sur la question, mais tout simplement reprendre les mots d'un enfant, rapportés par Nicole Fabre : "Notre Père, que ton nom soit simplifié!" Sancitifié,c'était beaucoup trop compliqué pour sa petite tête et son grand coeur. Et, si nous l'écoutions et réapprenions à dire : simple comme bonjour, simple comme l'amour, simple comme Dieu ?
Amen.