Ah! mes frères et mes sœurs, l'évangéliste Luc est décidément un admirable conteur. Ecoutez... et surtout regardez, imaginez avec votre regard intérieur....
Jésus s'approche de la petite ville de Naïn, située au sud de la Galilée. Il est accompagné de ses disciples, ainsi que d'une grande foule. Ce cortège arrive devant les murs de la ville au moment même où un autre cortège sort de la ville, lui aussi formé d'une grande foule, un cortège funèbre. Une veuve accompagne à la tombe son fils unique. La population, comme c'est encore le cas dans nos villages, suit le cercueil. Le cortège de vie et le cortège de mort vont se croiser, là, sous les murs de Naïn.
La rencontre a lieu à découvert, à l'extérieur de la ville. A cet endroit précis où le voyageur qui sort de la ville s'engage sur des chemins qui peuvent être dangereux, en raison de la présence des brigands ou des bêtes fauves. A cet endroit précis où le voyageur qui arrive au bout de sa route ressent le soulagement de se mettre à l'abri des murs, sain et sauf. Dans nos villages du Jorat, au temps où les bois étaient infestés de brigands, des voyageurs ont dû connaître ces émotions; au moment où ils se trouvaient ainsi, à découvert; au moment de partir ou au moment d'arriver.
Précisément à cet endroit se concrétisent les arrivées et les départs; un lieu de va-et-vient; un lieu exposé : un lieu à découvert. La vie de la veuve est à l'image de ce lieu. La vie de la veuve est exposée, mise à nu. Il y a le chagrin du deuil, mais il y a plus encore En ce temps-là, pour vivre, une femme dépendait de son mari. Elle ne subvenait pas elle-même à ses besoins. Devenir veuve représentait une catastrophe. Par bonheur, elle avait un fils unique sur lequel elle s'était reposée, selon l'habitude. Et maintenant, lui aussi s'en est allé. Bien qu'entourée par la foule, cette femme est seule. Son avenir est mort. Le sol se dérobe sous ses pas, son espérance est brisée.
Il y a ainsi des moments de la vie, mes sœurs et mes frères, où nous sommes fragiles et exposés; où nos vies sont mises à nu, à découvert. Nous balançons entre le passé et l'avenir, entre l'envie de s'arrêter et d'avancer, de mourir ou de vivre. De quoi demain sera-t-il fait ? Quand survient la maladie ou l'échec; quand s'allonge la recherche d'une place d'apprentissage et que s'égrènent les refus; quand frappe le chômage; quand la solitude pèse, parfois même au milieu de la foule; quand l'incertitude se glisse au cœur de la vie.
Que veut dire espérer... dans la pesanteur de nos existences ? D'où vient l'espérance ? Tout a commencé par un regard. Cette petite phrase pourrait être celle de deux amoureux qui racontent leur première rencontre. Il m'a regardée, elle m'a regardé et une sensation a commencé à vibrer entre nous... Que de choses vivent et s'enracinent dans le regard. Le regard de l'infirmière qui rassure et donne confiance. Le regard de l'enfant qui attend. Le regard de détresse, le regard de certaines personnes âgées où se lit la profondeur d'une expérience. Le regard de celui qui écoute et qui dit :"Je suis là pour toi; je ne vois que toi." La première personne que Jésus voit dans ce cortège qui vient en face de lui, c'est la veuve. Pas la mort, pas la foule, la veuve. Jésus voit la détresse de cette femme et son espérance brisée. Jésus en est ému et touché au plus intime de lui-même. Parce que Jésus n'est pas un dogme ou une théorie faits homme. Jésus, c'est l'émotion, et la tendresse de Dieu qui prennent visage humain : Jésus, c'est la compassion de Dieu faite homme, l'élan de la tendresse de Dieu vers nous; tout l'être de Dieu, tout l'être de Dieu en mouvement vers nous.
Dans le cortège de la vie où nous sommes, parmi la foule des humains, le regard de Jésus nous distingue. Il nous voit, ce regard.
Ensuite Jésus s'intéresse au fils. Il touche le cercueil et les porteurs comprennent qu'il leur faut s'arrêter. Jésus a bien l'intention de l'arrêter, ce cortège de mort, et même d'en inverser le cours.
"Jeune homme, je te l'ordonne, réveille-toi"
Alors le mort s'assit et se mit à parler. Et Jésus le rendit à sa mère (v.15).
Il n'y eut alors qu'un seul cortège de vie, de joie pour rendre gloire à Dieu et rentrer dans la ville, frémissant d'allégresse et de reconnaissance. Et peut-être bien qu'on a pu voir, emportés par la foule, une mère et son fils, serrés l'un contre l'autre, rendus l'un à l'autre, rendus à l'avenir et à l'espérance. Car le véritable miracle ne gît peut-être pas là où l'on pense. Si un train peut en cacher un autre, un miracle aussi peut en cacher un autre.
Bien sûr, il y a la résurrection d'un mort et nous pourrions nous arrêter longtemps pour essayer de déterminer comment cela s'est fait et comment cela a été possible. Le texte n'en dit rien. On dira : c'est la puissance de Dieu qui se manifeste en Jésus... Oui, mais quelle sorte de puissance et pour montrer quoi ? On rapporte à propos d'Appolonius de Tyane un guérisseur contemporain de Jésus, une histoire qui ressemble étrangement à notre histoire, presque la même histoire, presque à s'y méprendre. Appolonius ramène à la vie une jeune fille morte juste avant son mariage. Il ne suffit pas de parler de la résurrection d'un mort, puisqu'on dit que d'autres l'on fait aussi et il ne suffit pas de parler de la résurrection d'un mort dans un monde où les enfants ne ressuscitent pas, où personne ne ressuscite pour l'instant.
Alors... quelle puissance se manifeste-t-elle en Jésus et où est le vrai miracle ? Jésus ne fait pas une démonstration de force pour impressionner l'auditoire, comme un athlète qui ferait jouer ses muscles; il exprime la compassion de Dieu pour sa créature aux prises avec le malheur. Ce n'est pas la force pour la force, mais c'est la force de l'amour qui naît d'un regard de compassion. Et le vrai miracle est que Jésus a ressuscité la relation entre la mère et son fils. Jésus a ressuscité la parole et l'échange entre la mère et son fils. Le signe, Luc le dit, que le fils est revenu à la vie, c'est qu'il parle.
Lorsque la foule voit cela, elle dit : Dieu a visité son peuple. Là où Dieu visite son peuple, il reste des traces, des relations relevées et une parole rétablie; des hommes et des femmes rendus les uns aux autres, mis en relation les uns avec les autres.
Dans le contexte religieux où nous vivons, il y a beaucoup de place faite aux miracles sensationnels... guérisons spectaculaires, conversions subites, manifestations de l'Esprit qui jettent les gens à terre et les secouent au propre comme au figuré... Je n'en veux pas débattre maintenant; cela existe, mais ce n'est pas le tout de la foi. Je voudrais plaider pour le miracle quotidien des relations redressées et de la parole échangée. Car enfin, mes sœurs et mes frères, je vous le demande, quand nos vies sont à découvert, mises à nu... qu'est-ce qui donne un peu de courage, qu'est-ce qui fait un peu reculer l'ombre du malheur ?
Ce sont des mains tendues, des oreilles prêtes à nous écouter, une disponibilité à la rencontre, des visites faites, du temps pour causer et pour prier, quelqu'un à qui parler, des réseaux de relations qui tissent des liens et rendent des hommes et des femmes les uns aux autres, comme des frères et sœurs en humanité.
Je crois que les Eglises traditionnelles ont là un ministère essentiel à exercer, celui de la rencontre alimentée à la compassion de Dieu; celui de la rencontre désintéressée, sans conditions. Les églises traditionnelles peuvent faire car, même si des effets d'érosion et d'usure se font sentir, elles restent encore au contact de la population, mêlées à elle. Elles refusent de se retirer du monde.
Là où des humains sont rendus les uns aux autres, là où des relations s'instaurent... nous voyons germer le monde que Dieu veut instaurer par le Christ.
Amen.