Une mère de famille, m'a-t-on raconté, a une habitude un peu curieuse. Lorsqu'elle a préparé un gâteau ou un autre dessert pour sa famille, elle ne fait pas de parts rigoureusement égales entre elles; au contraire, elle sert à son mari comme à ses enfants des morceaux plus ou moins grands. Ignore-t-elle donc les rudiments de la géométrie ? Nullement. Pourquoi alors agit-elle de la sorte ? C'est qu'elle n'ignore pas non plus les réalités de la vie; elle sait bien que personne ne peut avoir toujours exactement les mêmes choses que les autres. En offrant à ses enfants des parts manifestement inégales, elle les prépare à la vie. A sa manière, ne traduit-elle pas dans un langage concret ce que Paul nous explique de manière plus savante ?
Avant de nous indiquer comment nous avons à vivre les uns avec les autres, Paul nous rappelle que nous sommes invités à répondre à une vocation. Avant de nous placer en face des exigences découlant de la foi, Paul insiste sur l'appel que Dieu nous adresse (1). Il s'agit de bien remarquer cette démarche, car c'est très libérateur. Cette vocation de la part de Dieu crée en effet une marge de liberté, un espace de créativité. Dieu ne nous enferme pas dans des formes toutes faites, stéréotypées; il ne nous invite pas à entrer dans une affaire où tout serait déjà réglé et défini. Il ne nous donne pas du préfabriqué. Il nous appelle... il nous ouvre un horizon très vaste. Il nous donne des moyens à mettre en oeuvre. Il fait appel aux possibilités qu'il nous a confiées. De même que Dieu a voulu l'homme à son image, de même il se révèle à lui comme créateur et il l'invite à "poursuivre" son oeuvre. La vocation de Dieu est dynamique; elle nous met chacun en mouvement. Elle nous donne un but, une raison de vivre. Elle est aussi source d'unité entre ceux qui l'entendent et cherchent à y répondre (4).
Nous découvrons ensuite que Dieu ne donne pas exactement la même chose à tous (7). Y aurait-il de la partialité en Dieu ? Y aurait-il même de l'injustice ? Ce que Paul affirme ici rappelle une parabole bien connue, une parabole de Jésus qui met en scène des serviteurs; ceux-ci reçoivent de leur maître des sommes différentes à faire valoir, 5, 2 ou 1 talent (Matthieu 25, 15). Il y a là quelque chose de gênant... aussi longtemps qu'on n'a pas pris garde à l'amour du maître, aussi longtemps qu'on ne connaît pas l'amour du Père. Ce qui importe d'abord, c'est en effet la relation avec lui. Tant qu'une personne n'a pas trouvé de sens à sa vie, tant qu'elle n'a pas trouvé en Dieu une vraie raison de vivre, elle ne saura trop que faire de ce qui la différencie des autres. Elle aura peut-être tendance à accentuer ces différences, pour au moins se distinguer le plus possible des autres; ou, à l'inverse, elle tentera de minimiser ces différences et de s'identifier le plus possible aux autres. Il est donc essentiel de découvrir ici que la vocation de Dieu, loin d'être uniformisante et égalitaire, est riche et variée.
On s'en rend déjà bien compte lorsqu'on prend la peine de considérer sa création, toute la richesse des paysages, celle des choses et des êtres. La variété des saisons aussi... ou celle des formes et des couleurs. Et même toutes les feuilles d'un arbre sont loin d'être rigoureusement identiques les unes aux autres... Il faut observer tout cela pour comprendre que le Créateur agit de même dans son oeuvre de salut. Dieu - Père, Fils et Saint-Esprit, Dieu singulier et pluriel - est garant à la fois de l'unité et de la diversité (6). Sa grâce n'est jamais uniformisante, ni simplificatrice; elle est riche, variée, multicolore (Eph. 3, 10).
Une telle découverte est essentielle pour chaque croyant; elle est libératrice aussi. Car elle permet à chacune et à chacun de se savoir acceptés de Dieu; sans chercher absolument à se différencier des autres, sans chercher non plus à leur ressembler le plus possible. Il est dur de prendre conscience de nos limites, de notre finitude, de notre incomplétude; expérience douloureuse, mais nécessaire aussi. Eloignements, coupures, ruptures font partie de la vie. Le fait de devenir chrétien implique lui aussi des séparations, des coupures. Dans son oeuvre de création, Dieu n'a pas seulement produit des choses et des êtres; il a aussi distingué, il a prévu des séparations (à ne pas confondre avec les divisions) entre le jour et la nuit, entre le chaud et le froid, entre le bien et le mal... Pour qu'une relation soit possible entre des êtres, il faut qu'il y ait éloignement, distinction entre eux, alors que notre tentation naturelle est de tendre vers l'homogène, vers l'indifférencié, vers l'égalitarisme; ce que nous pouvons souvent constater actuellement. Accepter ces différences grâce au Saint-Esprit, c'est aussi accepter nos limites et notre besoin des autres. La foi au Dieu vivant nous permet d'accepter les différences, non plus comme des menaces, comme des injustices, mais comme des possibilités d'enrichissement réciproque, comme un cadeau.
Et la Parole de Dieu elle-même est d'une grande variété, tout en étant une; la bible - formée d'une collection de 66 livres, avec des auteurs, des langues, des sujets différents les uns des autres - nous offre l'image d'une diversité, d'une complémentarité aussi entre ses diverses parties.
C'est alors qu'intervient un autre aspect de ce texte (12-16); Paul nous invite à collaborer les uns avec les autres, à mettre chacun au service des autres nos dons, ce que nous avons de particulier. Il utilise pour cela l'image très concrète, très forte d'un corps. La tête, c'est le Christ lui-même; les membres sont les croyants (12 : les saints sont, dans le langage biblique, tous les croyants, tous ceux qui sont engagés sur le chemin de la foi, tous ceux en qui l'Esprit-Saint est à l'oeuvre). Ils sont en liaison avec la tête d'abord, les uns avec les autres ensuite. L'idée d'un corps implique tout un équilibre, toute une coordination, toute une harmonie aussi entre les membres. En sommes-nous conscients lorsque nous nous disons "membres" de telle ou telle église ?
Ce dont nous sommes conscients en tous cas, c'est la difficulté à bâtir ensemble; on voit souvent mieux les lacunes ou les failles de la vie d'une communauté que ses réussites, on voit plus vite ses ombres que ses lumières. Réaliste, Paul n'ignore pas à quel point la tâche est délicate et il le dit franchement à ses lecteurs (2-3). Sur ce point, les croyants ont un témoignage important à donner dans le monde actuel, un monde qui souvent redoute la différence, qui ressent la différence comme frustration ou comme injustice, qui ne sait que faire de la différence des sexes, qui s'achoppe aux différences de langues ou de cultures, qui bute sur ces obstacles.
Rencontrer l'autre, c'est prendre conscience de nos limites, de notre finitude aussi; c'est prendre la juste mesure de ce que nous sommes. Car un effort s'impose pour comprendre l'autre (2). Et dès Pentecôte, grâce au Saint-Esprit, les différences ne sont plus obligatoirement des barrières; elles peuvent être surmontées. C'est même un signe de maturité de pouvoir le faire. Etre bien enraciné dans la foi en Dieu est primordial pour pouvoir approcher l'autre de la bonne manière, pour apprendre à se connaître soi-même et également pour trouver sa place dans la communauté. Vivre à la frontière des langues - comme c'est le cas pour notre église française - est une expérience stimulante; apprendre une autre langue, c'est aussi apprendre à connaître ceux qui la parlent, c'est aussi apprendre à connaître leur mode de vie et de penser. Je me demande même de plus en plus si la barrière des langues - comme d'autres différences - n'est pas aussi une sorte de garde-fou, pour nous permettre le respect du prochain.
Un phénomène qui me fascine toujours, c'est un arc-en-ciel. Discret, fragile, riche de l'harmonie des couleurs qui le composent. Ce n'est pas pour rien que Dieu en a fait un signe de son alliance; non seulement, l'arc relie le ciel et la terre, mais encore il est composé de diverses couleurs qui jouent et chantent entre elles. Fascinante aussi, la vie de la communauté chrétienne telle que Paul l'a décrit ici et telle que les croyants essaient de la vivre. Savoir se réjouir de la présence des autres, savoir se réjouir de leurs dons.
On n'est pas toujours celui qui gagne, on n'est pas toujours celui qui donne, ni celui qui a raison; on est aussi celui qui perd, ou celui qui reçoit. Sinon, il y aurait une dépendance à sens unique au lieu d'une interdépendance. Un fonctionnement harmonieux de tous les membres et organes assure la santé et la croissance du corps. Grâce au Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, nous n'avons plus à avoir peur de la différence; nous pouvons la vivre comme une source d'enrichissement réciproque. Unis entre nous, sans être uniformes. La diversité est donc une bonne chose; nous pouvons l'accepter, la vivre et apprendre à l'utiliser pour Dieu et au service du prochain. Croyants, nous pouvons être différents et complémentaires les uns des autres, par la grâce de Dieu.
Amen.