(Les anges viennent de répéter le n° 5 de la Petite Cantate de Charles Faller, proclamant :
“ La céleste armée, d’ardeur animée,
vient au même instant louer Dieu disant :
Paix soit sur la terre !
Gloire au Dieu des cieux !
Grâce au débonnaire !
Salut en tous lieux ! ”
La répétition est terminée - brouhaha du choeur des anges...)
- Ah ! Ahhhhh ! que voilà une belle répétition. Vraiment, mes compagnons, nous avons été bons ! Que cela fait du bien, de préparer la naissance du Fils de Dieu ! Il y a des millénaires que je ne me suis pas senti aussi bien ! s’enthousiasmait Ismaël, le plus petit des anges de l’armée céleste.
- Doucement, doucement, Ismaël, nous ne sommes pas au bout de nos peines ! Il nous faut encore plusieurs répétitions, avant d’être au point ! Imaginez : c’est l’événement le plus formidable depuis la Création ! Il faut être à la hauteur ! ... Il me semble que les basses n’étaient pas tellement à leur affaire, ce matin !
- Pas à notre affaire ? pas à notre affaire ? se révolta un ange à la belle voix de basse...
- Vous n’avez pas été attentifs à mon signal, à l’entrée du n° 5, s’exclama l’ange-directeur du choeur.
- Nous avons fait de notre mieux. Dieu exige vraiment beaucoup de nous ! Nous ne nous sommes pas produits sur terre depuis des siècles et voilà que tout soudain, il nous faut annoncer la naissance de son Fils au monde entier... s’excusa un autre ange.
- C’est vrai, Dieu a prévu un plan de salut définitif pour les hommes, et il nous fait l’honneur d’y participer. Il nous faut être à la hauteur ! coupa le secrétaire du choeur. Prochaine répétition jeudi soir, avec orchestre... Dans quelques semaines, nous devons donner concert à Nazareth, là où habitent Marie et Joseph, là où doit naître l’enfant.
Ainsi discutaient les anges, très excités à l’idée qu’ils seraient les messagers du Très-Haut sur la terre des hommes. Aucun d’entre eux n’y était encore allé, sur la terre, puisque ce privilège rarissime avait toujours été réservé à quelque supérieur bien mieux formé qu’eux... De toute façon, les humains préfèrent les prophètes, qu’ils peuvent ignorer superbement — “ Cause toujours ” — ou parfois même passer par les armes... Les petits anges, les stagiaires en quelque sorte, n’avaient que peu d’expérience, voire aucune, en matière de relation avec les hommes. Le plan de Dieu leur paraissait d’autant plus difficile à comprendre...
- Je veux que vous sachiez votre partition par coeur la prochaine fois, recommandait le directeur...
... lorsqu’entra un supérieur, justement. Un ange dont personne ne connaissait le nom. Pas Gabriel, en tout cas - celui-là, tout le monde le connaissait. Non, un ange à peine plus âgé que les anges du choeur - quelques siècles au plus...
- Ecoutez, dit-il, écoutez, c’est la catastrophe ! C’est la catastrophe ! Vous n’irez pas à Nazareth !
- Ohhh ! Nonnnn ! (brouhaha - déception du choeur)...
- Nous avons pourtant répété, répété depuis des semaines... Notre cantate est au point. Dieu ne peut pas nous faire ça ! se révolta Ismaël, franchement déçu...
- Du calme ! du calme, compagnons, ordonna l’ange d’un ton ferme. Je n’ai pas dit que vous ne chanteriez pas ! J’ai dit : “ Pas à Nazareth ”.
A voir la mine défaite des anges, la déception était grande. Tout avait été préparé pour apparaître à Nazareth, dans les moindres détails, avec plans de la ville, personnes à contacter, éclairage somptueux, sonorisation adéquate...
- C’est l’Empereur qui fait problème, commença l’ange supérieur d’un ton grave. César Auguste a décidé de compter tous les habitants de la terre... Il ne voit pas plus loin que le bout de son nez, celui-là... Ce qu’il appelle la terre, c’est le tour d’une de ses mers, un lopin de terre, mais il ne le sait pas encore... Les puissants sont incorrigibles...
- Eh alors ? se risqua le secrétaire, visiblement inquiet.
- Alors ? Alors vous n'irez pas à Nazareth, mais à Bethléem !
- A Bête quoi ?
- A Bethléem, ce qui veut dire la Maison du pain. La ville de David... Oui, c’est là que Joseph et Marie doivent se faire inscrire...
Le directeur se risqua à prendre la parole devant son ange-supérieur :
- La ville de David ? Du roi David ?
- Oui, justement, la ville du roi David... Cela dérange notre programme, mais arrange bien celui de Dieu qui, justement, voulait l’accomplir dans le peuple d’Israël...
Les yeux d’Ismaël se mirent à briller : “ La ville de David le petit berger ? celui qui a tué Goliath le géant ? ” demanda-t-il admiratif...
- Oui, justement, celle-là... Bethléem en Judée...
Le premier émoi passé, rassurés en sachant qu’ils chanteraient quand même, les anges s’énervaient un peu à l’idée qu’il fallait à nouveau tout organiser. Pour Nazareth, tout avait déjà été programmé... Mais comment faire à Bethléem ?
- A qui devons-nous annoncer la nouvelle, demanda le président ?
- Je sais, dit un petit soprano, nous n’avons qu’à aller chanter à la synagogue. Là au moins, nous serons entendus. C’est bien dans le peuple d’Israël que Dieu veut réaliser sa promesse...
- Non, pas la synagogue... Dieu veut que les choses changent. Il veut que sa Parole sorte de la bouche d’autres prophètes... Souviens-toi de ce qu’il a dit à Zacharie à propos de Jean...
- Et si nous annoncions l’avènement au plus haut niveau... pour que toute la terre le sache !
- Que veux-tu dire ?
- Oui, tu as bien parlé d’un recensement et de l’Empereur... Si nous allions chanter à Rome, directement, à la cour de César Auguste... La Terre entière saurait ce que Dieu a fait pour elle !
Séduits par cette proposition d’envergure, les anges envoyèrent une délégation à Rome et à Bethléem pour repérer les lieux...
Quelques jours plus tard à peine, les émissaires revinrent... fatigués et très déçus... A la répétition suivante, il ne fut guère question de chant... On parla de ce qui se passait sur terre...
- Ecoutez, c’est terrible, commença le chef de la délégation. Impossible d’aller à Rome ! Ce qu’ils appellent l’Empire n’est qu’un enfer de corruption, d’injustice et de guerre. Ce qu’ils appellent la Paix romaine n’est qu’une manière de maltraiter les peuples, de les soumettre à la tyrannie de l’empereur ! Même que les autorités juives collaborent à ce système.
- Et les gens acceptent ça ?
- Oh, il y a bien quelques rébellions, mais l’armée romaine a tôt fait de les écraser dans le sang. Les gouverneurs sont sanguinaires. Et puis, les gens sont tenus en esclavage par la misère, le chômage et la famine !
Les anges frémissaient... Décidément, pas question d’aller annoncer une si grande et si merveilleuse nouvelle à un Empereur aussi cruel ! Pourtant il fallait faire très vite. La délégation avait repéré Marie et Joseph en route vers Bethléem. Marie donnait des signes de fatigue et elle avait déjà des contractions...
Le petit Ismaël se grattait la tête. Il voulait absolument chanter sa Cantate. Il voulait annoncer la naissance de Jésus de tout son cœur et de toute sa voix... Soudain lui vint une idée :
- David était un petit berger, lança-t-il !
- Oui, et alors ?
- Un berger choisi par Dieu, un petit courageux qui a délivré son peuple !
- Oui. Où veux-tu en venir, Ismaël ?
- Avez-vous vu des bergers, à Bethléem ?
- Eh bien, oui, ils sont nombreux même. Mais ils sont très pauvres et isolés.
- Les psaumes que nous chantons à longueur d’éternité ne parlent-ils pas de bon berger, justement ? ne chante-t-on pas “ Le Seigneur est mon berger ” ?
- Allons, Ismaël, ne nous fait pas perdre de temps !
- Il faut annoncer la nouvelle aux bergers !
Cette proposition provoqua un brouhaha dans l’assemblée.
- Si Jésus est de la lignée de David, il sera comme ces petits bergers : pauvre mais courageux, humble et grand à la fois. C’est lui qui maniera la nouvelle fronde de Dieu, c’est lui qui aura la Parole ! En lui sera le salut !
- Ton idée est très bonne, Ismaël, et je suis sûr que Dieu sera content, lui qui veut un plan parfait... Tu as raison : Jésus sera le nouveau David, le petit à la fronde qui fait trébucher Goliath, puis le roi dont le règne n’aura pas de fin !
- Et comme David, Jésus sera aussi musicien, renchérit Ismaël tout enthousiaste, musicien de Dieu !
- Croyez-vous vraiment que les bergers feront circuler la nouvelle ? Etes-vous bien sûrs qu’ils ne seront pas apeurés au point de garder la chose pour eux ? douta le directeur.
- Non, ce n’est pas possible. Les bergers n’ont rien à perdre. Ils nous écouteront, eux, et ils répéteront tout ce qu’ils auront vu et entendu... D’ailleurs, ils n’ont pas la langue dans leur poche.
- Et ils voyagent beaucoup, dans tout le pays.
- On ne les croira peut-être pas, continua le directeur. C’est vrai, comment prendre des bergers au sérieux ?
- Pour ce qui est de croire ou de ne pas croire, c’est une autre affaire, dit l’ange-supérieur. Justement, c’est de cela que tout va dépendre : croire ou ne pas croire. Dieu veut que désormais, la foi soit inscrite dans le cœur de chacun et non plus dans les livres d’histoire ou dans la Loi seulement !
La discussion dura ainsi des heures encore, nourrie par les convictions de chacun. Les anges, quoique surpris, s’étaient tous ralliés à la proposition d’Ismaël. De la terre, on annonçait que Marie avait accouché... dans une mangeoire à bestiaux, justement.
- Allons-y, mes anges, cette fois sera la bonne. Allons annoncer la nouvelle aux bergers de Bethléem, la maison du pain, la ville de David !
(le choeur reprend le n° 5 de la Cantate)
Allez-y, les anges !
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