Comme la fête a été belle, lundi passé ! Nos sapins ont brillé de tous leurs feux. Les enfants ont bien récité et chanté… et on les a gâtés. Les familles ont été réunies dans la joie. On a fait de copieux repas. Certains ont même pris le temps d'aller au culte pour l'occasion… ou de se joindre à nous par la radio.
Vraiment : la fête a été réussie en tous points !
L'écho des cantiques s'est tu. Les flammes des bougies sont éteintes. Nos proches sont retournés chez eux depuis belle lurette. Certains sont aussitôt repartis au ski. Les aiguilles du sapin commencent à tomber…
C'est que la parenthèse de Noël-rêve-d'enfance s'est refermée : il a fallu reprendre pied dans la réalité ! Très vite, notre attention s'est fixée sur d'autres nouvelles, d'autres festivités, d'autres préoccupations. Dame ! il faut penser à préparer la fête du passage de l'année nouvelle…
J'en connais un, pourtant, pour qui Noël n'a pas dû paraître très réussi; ni si heureux que ça à vivre. Quelqu'un qui a commencé, ce jour-là seulement, à comprendre vraiment ce que ça veut dire : vivre "Noël au quotidien". C'est Joseph.
Dernièrement, chacun d'entre nous a eu sous les yeux une, voire plusieurs évocations de la naissance de Jésus : un dessin; ou alors une crèche; ou bien une saynète; ou la reproduction d'un tableau…
Il se peut qu'un détail vous ait frappé : l'enfant, généralement, est représenté en pleine lumière — normal, puisqu'il EST lui-même la lumière ! Dans cette clarté baignent Marie sa mère, quelques bergers ou les mages (parfois tous ensemble), un âne et un boeuf… Mais Joseph, lui, figure le plus souvent dans la pénombre; à l'arrière-plan. La tradition ne s'est pas gênée d'en faire un vieillard.
Joseph est un des personnages en demi-teinte, un peu falot, de la scène de Noël. Qu'on ne sait pas trop où placer. Tant, d'ailleurs, autour de la crèche que… dans l'histoire du salut — surtout pour la mentalité et la piété protestantes ! Alors on le laisse en marge : il a toujours un peu l'air de se demander ce qu'il fait là…
Même Matthieu qui, après lui avoir donné le beau rôle pendant deux pleins chapitres, va abandonner définitivement Joseph. Qui (comme d'autres) disparaît, ainsi qu'on a pu le dire, dans le silence et dans la discrétion des évangiles.
Il n'y aura plus guère, ici où là — nous venons de l'entendre lire chez Jean (1,45) — qu'une brève mention de son nom : Philippe enthousiaste annonce à un Nathanaël plutôt sceptique que le Messie, c'est "Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth".
Or ça, c'est important : Joseph, bien qu'il ne soit pas le père de sang de Jésus, est considéré par l'Evangile (sans aucune arrière-pensée) comme son père : légalement et… affectivement. Joseph, je l'appellerais volontiers : "le papa de la terre" — par opposition à Dieu, "le Père du ciel".
Toutefois, quand Joseph apparaît dans le récit de Matthieu, ça ne va pas très fort pour lui ! S'il est de la fête, il n'est pas à la fête ! Humainement, il est en train de vivre un drame : c'est l'incompréhension douloureuse. Une souffrance morale difficilement imaginable…
Joseph avait certainement fait des tas de projets pour un beau mariage. Mais voilà que la fête tourne à l'aigre : il apparaît que la fiancée est enceinte d'un enfant… dont Joseph sait qu'il ne peut, en aucun cas, être le sien !
Allez vous étonner, avec ça, que ceux qui voulaient attaquer la foi chrétienne aient souvent fondé leur critique sur cette histoire scabreuse-là. Avec beaucoup d'ironie irrespectueuse et de moquerie fielleuse, d'ailleurs. En laissant même entendre que Marie devait avoir fricoté avec un légionnaire romain, ou quelque chose comme ça…
Nous n'y changerons rien : humainement, le christianisme est, à ses débuts, une histoire entachée de scandale. Ça vous choque ? Pour moi, c'est une preuve d'authenticité : si on n'a pas éliminé de l'Evangile ces événements, pourtant si délicats, c'est qu'ils sont essentiels ! Même si on peut fort bien comprendre pourquoi, dans l'Eglise, on préfère systématiquement lire le récit de Noël chez Luc plutôt que chez Matthieu !
Vous avouerez : dans cette affaire, il a tout de même l'air bien jean-jean, le brave Joseph ! Comment la naissance de Jésus pourrait-elle être pour lui l'occasion d'une grande joie ? Le voilà impliqué dans une nébuleuse histoire de naissance "spéciale". Qu'il finira par gober, d'ailleurs. Où il doit assumer un rôle pas agréable du tout.
Dans les chaumières, on ne manque pas de rire sous cape sur le compte des "infortunés" comme Joseph. Ça papote et ça pouffe joliment à leur sujet, dans les salons de thé et les réunions de couture ! On peut en faire des gorges chaudes "et des "witz" bien gras !) autour de la table du bistrot; on les retrouve dans les comédies de boulevard, les cocus… D'autres, qui veulent psychologiser, affirment doctement — comme on le dit des femmes violées ! — qu'après tout, ils l'ont bien cherché et que c'est de leur faute…
Joseph se devrait de réagir, voyant son honneur ainsi bafoué. Et il a les moyens de réagir ! En tant qu'homme, à l'époque, s'il a les rieurs contre lui, il a au moins la loi de son côté !
Il peut venger l'affront. Par la manière forte ou en douceur : soit il dénonce officiellement l'affaire devant un tribunal; soit il répudie par lettre officielle la fiancée volage. Mais, dans un cas comme dans l'autre, elle est fichue ! Ce n'est peut-être pas la lapidation, mais elle devient une "fille perdue", une mère célibataire à la réputation pour toujours entachée.
Joseph… va choisir une autre voie. Pour causer le moins de tort possible à Marie. Le texte dit simplement : parce que Joseph était quelqu'un de bien.
Même s'il n'a pas tout à fait compris ce qui s'est passé, même si cette situation délicate le blesse. La gêne, l'humilie. Il étouffe son ressentiment envers Marie; il parvient à surmonter sa déception; d'accepter, d'assumer Marie — avec son drôle de "polichinelle sous le tablier" !
Joseph, à défaut d'avoir été son géniteur, va devenir pour l'enfant un vrai papa.
J'en connais d'autres, des "Joseph". Il en existe pas mal, de ces "papas" qui ne sont pas les pères, qui accueillent les enfants du divorce… ou de l'adultère; qui élèvent les rejetons de donneurs anonymes; qui adoptent un enfant couleur de tout autour du monde; qui conduisent vers l'âge adulte l'orphelin, l'abandonné, ou celui qu'il a fallu séparer de parents indignes… Sans parler de tous ceux qui, sans avoir jamais engendré, sont devenus des "pères spirituels".
Oui, il y en a beaucoup, de ces "Joseph" qui aiment leurs enfants qui ne sont pas à eux. Et qui savent éviter les deux pièges contraires : devenir "papa-gâte(a)ux" en voulant être trop gentil; ou bien devenir un parâtre, avec tout ce que ce mot peut avoir d'horrible…
La paternité c'est , bien sûr un lien qui passe d'abord par la chair et par le sang. Mais, dans son sens plein, la paternité signifie beaucoup plus : c'est assumer une responsabilité et un souci paternels. Le père, c'est celui qui est là, concrètement, pour l'enfant. C'est celui qui ressemble à Dieu, le Papa-du-ciel !
C'est ça que Joseph accepte de devenir : le "père de la terre". Il donnera son nom d'état civil, son existence légale à Jésus. Il va lui transmettre bien d'autres choses indispensables encore : la sécurité familiale, la chaleur d'un foyer… et son métier. Jusqu'à ce que le "petit" s'assume… différemment.
Joseph choisit de porter le souci de la situation et de prendre sur ses épaules la responsabilité. Il devient le protecteur et le nourricier de Jésus. L'enfant aura besoin, sur la terre, d'un tel papa; de quelqu'un de valeur, de fidèle. D'un "Joseph".
Pratiquement tout, à ce point de l'histoire, lui est incompréhensible, inconnu, imprévisible. Il y a bien les instructions de l'ange, mais ça non plus, ce n'est pas une garantie absolue : vous savez, les rêves… c'est toujours un peu à double sens.
Pourtant, c'est comme ça que la foi de Joseph fait ses preuves. La foi ne vivra jamais de certitudes; elle doit oser, faire confiance à la promesse, choisir le pas vers l'inconnu, assumer un avenir nullement certain…
Joseph sera le "papa de la terre" de Jésus. Un papa fidèle, et en qui l'enfant pourra avoir confiance. Fidélité, confiance : deux mots dans lesquels on retrouve la racine "foi" !
Joseph sera d'abord le papa fidèle : jouant à plein la solidarité humaine. Même quand "son" enfant est (et deviendra toujours plus) difficilement saisissable, compréhensible, voire étrange(r).
Joseph sera ensuite le papa confiant : même quand le chemin de Dieu prendra d'autres virages que ceux qu'il avait prévus, pour lui-même et pour les siens…
Parce qu'il assume cette paternité terrestre, Joseph fait vraiment partie de l'histoire de Noël. On pourrait même dire : c'est (aussi) pour faire naître des vocations de "papa", de fidèles et de croyants comme Joseph qu'on a raconté l'histoire de Noël.
Joseph, par son attitude, nous ouvre une possibilité de foi : il a beau être un personnage désécurisé, mis à l'épreuve, humilié; il a beau ne pas être une figure très brillante. Dans toute sa faiblesse, il reste quelqu'un de fidèle. Et alors, il devient témoin de l'espérance : il est, vraiment, le "papa de la terre" au service, pour le bien de l'enfant, du "Père du ciel".
Amen.