Maimonide, philosophe et médecin juif espagnol, né au XIIe siècle à Cordoue — cité qui demeura longtemps un haut lieu de culture et de foi, où les élites juives, chrétiennes et musulmanes vivaient en harmonie — estimait que Jésus était celui par qui les peuples étrangers à Israël étaient, selon la Promesse faite à Abraham, entrés dans la connaissance du Dieu Un.
Nous autres chrétiens avons peu conscience de ce que nous devons au patrimoine d'Israël. Le passage de l'Evangile selon Marc que nous venons d'entendre remet les choses à leur place. Il s'agit d'un échange au cours duquel Jésus et un spécialiste de l'Ecriture sainte s'interrogent sur la Loi de Moïse. Or, ce n'est pas si fréquent dans le Nouveau Testament, voici qu'ils tombent d'accord sur l'essentiel. Cet essentiel nous l'appelons le sommaire de la Loi — c'est-à-dire le résumé de la volonté de Dieu et de ses commandements.
Beaucoup d'entre vous le savent par cœur. Nous le récitons souvent au culte. Il est même reproduit dans nos psautiers. Mais si réciter est une chose, connaître en est une autre.
Apprécions-nous à sa juste valeur la richesse exceptionnelle que contiennent ces quelques mots ?
Sommes-nous toujours au clair sur ce qu'ils impliquent ?
Au cours de la série radiodiffusée qui commence, j'essayerai de répondre à ces questions.
Aujourd'hui méditions la première parole :
"Ecoute Israël, l'Eternel ton Dieu est Un"
Si vous le voulez bien, partons de cet étonnant phénomène de société qui s'appelle Internet. Réseau informatique tous azimuts, Internet tend à devenir, pour nos contemporains, ce qu'était le forum pour les Latins; un espace public d'échanges, d'informations et de débats, auquel chacun peut avoir accès à n'importe quel moment et de n'importe quel endroit de la planète. Constamment alimenté, constamment renouvelé, Internet est l'illustration la plus actuelle de la prodigieuse multiplicité du monde et des mille et une facettes de l'humanité. Nous mesurons là, de façon tangible, à quel point nous sommes immergés dans une diversité quasi inépuisable.
Si l'on se souvient du récit de la Tour de Babel, on pourrait dire que notre existence se déroule sous le signe de la dispersion de Babel, après que Dieu eut confondu les langages de l'humanité.
Il semble que ce soit là notre destin. Les sociétés humaines ne deviennent-elles pas de plus en plus compliquées ? La politique, l'économie, l'information, le travail, les relations humaines — tout cela ne devient-il pas de plus en plus compliqué ? Garder un minimum d'équilibre — alors qu'on est constamment dépassé, agité, tiraillé — n'est-ce pas de plus en plus compliqué ?
Vous savez bien que oui.
Et c'est à nous qui cherchons notre route dans ce labyrinthe, que s'adresse le premier commandement : Ecoute ! Ecoute ! Ecoute, au sens large. Il ne s'agit pas de l'ouïe proprement dite mais de la compréhension du cœur et de l'esprit. Ecoute, prête attention à ce qui se cache derrière les apparences, sois attentif à la dimension qui te dépasse, prépare-toi à découvrir un autre plan du réel. La spiritualité de la Bible est une spiritualité de l'attention.
Ecoute, Dieu est Un. En hébreu, Un est l'un des noms divins. Dieu se nomme Un parce qu'il est l'Unique.
Telle est la découverte fondamentale d'Israël et sa contribution à la civilisation universelle. Les trois monothéismes — juif, chrétien et musulman — sont tributaires de cette découverte.
Cette découverte dit que l'Un est à l'origine de tout ce qui existe. Il n'y a qu'un seul principe régissant la totalité de ce qui est. C'est d'ailleurs de la sorte qu'on peut interpréter la fameuse réponse que Dieu fait à Moïse depuis le buisson ardent : Je suis Celui qui suis — c'est-à-dire : Je suis Celui qui fait être, Je suis Celui par qui les choses et les êtres créés sont. Il n'y en a pas d'autre. Toutes choses — l'esprit et la matière, la lumière et les ténèbres, la terre et le ciel, la vie et la mort, les pierres, les plantes et les étoiles — surgissent de l'Un, et de Lui seul. Partout circule la même énergie fondamentale, la même force mystérieuse et secrète.
Certes, le multiple a pour lui l'apparence tandis que l'unité est cachée. C'est pourquoi il faut une écoute particulière, que la tradition prête à Moïse et que la loi nous demande.
Gardons-nous de penser qu'il s'agit d'une spéculation sans effet sur la vie concrète !
Car dans la Bible, la rencontre du Dieu Un est inséparable de l'expérience d'une libération, tant collective que personnelle.
Cela ne vous aura pas échappé en écoutant le récit du buisson ardent lorsque Dieu s'adresse à Moïse, ce n'est pas d'abord pour lui révéler son nom — je suis l'Unique qui fait être — mais pour lui annoncer que la servitude d'un peuple captif en Egypte va prendre fin.
Tout au long de la chanson de geste d'Israël, le Dieu Unique est toujours le Dieu des délivrances.
Si je prolonge ma remarque, cela signifie que la découverte du Dieu Un constitue, pour qui la fait, un appel à être — c'est-à-dire l'annonce d'une possible libération intime. Et Jésus le savait mieux que quiconque.
Ecoute en toi-même la mélodie de l'Un !
Telle pourrait être une manière de transcrire la première parole de la Loi.
Chacun de nous tend à être non pas un seul individu, mais tout un comité d'individus : dans la famille, au travail, en public, en privé, à l'église, au volant etc… Autant de "moi". Tour à tour chacun de ces "moi" se comporte en égoïste forcené. Chacun tire la couverture à lui. Et nous nous sentons tiraillés entre beaucoup d'obligations différentes dont nous n'arrivons pas à nous acquitter.
Pire. Il arrive, comme dans l'histoire du possédé de Gérasa qui croise la route de Jésus, que notre psychisme n'y résiste pas.
Quel est ton nom ? Mon nom est légion répond le possédé — mon nom est nombreux, entendez : je ne sais plus où j'en suis, je ne sais plus qui je suis.
Ecoute ! Des confins de l'existence parvient l'appel lointain d'une vie plus simple, plus unifiée, et peut-être plus sereine.
Une figure majeure du christianisme occidental, Maître Eckhart, enseignait ceci : l'Un est la racine.
La plus belle expérience que tu puisses faire est de percevoir au fond de toi la source pure de la vie. La plus haute émotion que tu puisses ressentir est d'entendre l'écho de cette langue une que l'humanité parlait avant la dispersion de Babel. La joie la plus intense que tu puisses connaître est de trouver ton Orient intérieur, l'axe à partir duquel tu vas pouvoir conduire ta vie.
Pour cela, une seule règle : écouter vraiment, naviguer à contre-courant des évidences en quête de la source. L'unité est simple, et l'unification personnelle demande la simplicité. Dieu est simple, l'Etre est simple, le Centre est simple.
"Chaque jour, dit un proverbe, il faut qu'un être humain sorte de l'Egypte". Chaque jour il faut qu'un être humain revive pour son compte l'aventure d'Israël en devenant porteur de la présence et du message du Dieu Un.
A présent, faisons un pas de plus.
Il y a une seconde manière de traduire la parole que nous méditons ce matin : Ecoute la mélodie de l'Un dans l'Univers ! Si maintenant ton être intérieur est renouvelé et rassemblé, le monde autour de toi le sera également. Derrière la multiplicité chatoyante des choses, tu auras l'intuition de l'Etre immatériel et intemporel qui est à l'origine de tout.
Et le monde ne t'apparaîtra plus comme un labyrinthe ou l'on se perd, mais un cosmos, c'est-à-dire un ordre supérieur. Cosmos en grec signifie ordre.
"Une lueur d'éternité, descend sur la beauté du monde" s'est exclamé Bachelard.
Ecouter est une forme de contemplation.
Mesurons bien la conséquence. L'acte de foi primordial, quel est-il ? Il consiste seulement à respecter la réalité, comme elle est, comme elle vient, comme elle nous est donnée.
Parce que cette réalité est un reflet du Dieu Un. Elle est habitée par une présence secrète, illuminative, qui lui donne sa consistance.
De sorte que la spiritualité biblique n'est certainement pas un moyen de fuir les difficultés et les problèmes. Elle ne préconise ni la négation de cette vie, ni le rejet de ce monde. D'ailleurs, ni cette vie ni ce monde ne nous appartiennent. Comment pourrions-nous les rejeter ?
Au contraire la spiritualité biblique veut approfondir cette réalité afin de la dénouer, pour s'y frayer un chemin avec confiance. En deçà du visible une présence nous accompagne et ne nous abandonne jamais— même si nous devons marcher dans la vallée de l'ombre et de la mort (ps 23).
Ecoute, Dieu est Un !
Au point où nous en sommes, impossible de passer sous silence ce qui toujours paraît contredire la grandeur de l'Unique — je veux dire le mal, la méchanceté et la souffrance. Sont-ce là également Ses reflets ? C'est le problème, combien redoutable, du Diable et du Bon Dieu.
Et c'est également l'objection de Job : au cœur même du vieux livre, vous le voyez, et non chez quelque sceptique désabusé, nous trouvons les interrogations les plus directes et les plus graves. Tant mieux. La Bible n'est pas un livre douillet et conformiste mais un livre de vérité.
Quoiqu'il en soit, nous n'avons guère le temps d'entrer dans ce vaste débat.
Je me contenterai d'observer qu'avant d'être une question d'ordre intellectuel, le mal est d'abord une situation dans laquelle nous sommes assaillis.
Lorsque par malheur elle se produit, mieux vaut rester humble. Mieux vaut garder une claire conscience des limites de notre intelligence.
A quoi bon poser des questions qui finalement nous détruisent ?
L'humilité n'est pas un renoncement.
L'humilité est tout à la fois une sagesse et une issue.
Terminons donc sur une parole de sagesse.
Selon un verset de l'Exode, Moïse prie Dieu de lui faire contempler sa face. Et Dieu répond : tu me verras de dos seulement !
Un ancien commentaire dit ceci :
"Tout ce qui est contradiction et va de travers pour la perception de l'homme est appelé Dieu vu de dos. Sa face par contre, où tout est à l'unisson avec tout — personne ne peut la voir".
S'en remettre à l'Unique quand bien même les coups de la vie me conduisent à douter : tôt ou tard nous finirons par recevoir l'assurance qu'on ne s'est pas trompé.
Amen.