Tu aimeras ton prochain comme toi-même… Nous voici parvenus à l'apogée de la Loi — son expression la plus achevée. Gardons à l'esprit que le "commandement d'amour" n'est pas plus de Jésus que les autres. Il vient du coeur du Lévitique et montre à nouveau la profondeur à laquelle l'enseignement évangélique plonge dans le patrimoine d'Israël. A peu près à l'époque de Jésus, un important maître spirituel du nom de Hillel disait déjà quelque chose d’assez semblable « Ce qui vous est désagréable, ne le faites pas à votre prochain ; toute la Loi se tient là, et tout le reste en découle. ».
Ce commandement est très simple; il peut être suivi spontanément, sans autre forme de discours. Tout le monde comprend de quoi il s'agit.
En même temps, il est très dense : il invite à la méditation. Quelques mots de commentaires ne seront pas superflus.
1.
Tu aimeras ton prochain…
Ce qui me frappe est le côté concret de cette parole. Nous ne sommes pas dans une philosophie abstraite. Nous sommes au contraire dans la vie courante. Qui est mon prochain ? Comme son nom l'indique : celui qui est proche, celui qui croise ma route.
Cette première remarque a son importance : la volonté de Dieu ne consiste pas à nous faire porter tout le malheur du monde sur les épaules — à supposer que ce soit possible. Il y a une façon de s'évader dans la généralité qui est artificielle. La volonté de Dieu est qu'on s'occupe en priorité de ce qui est à sa portée, là où on peut agir.
De même on ne choisit pas son prochain.
Rappelez-vous du Bon Samaritain : il ne choisit pas. Il croise, au hasard d'un voyage, celui que Dieu a placé sur sa route. Ce n'est pas un théoricien de l'humanitaire. Les deux professionnels de la religion qui sont passés avant lui sans s'arrêter, peut-être le sont-ils ? Le Samaritain, lui, ne se demande pas si le blessé fait un prochain présentable, conforme à son idéologie. Il s'en occupe, un point c'est tout.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, quand une grande partie du monde était livrée à la cruauté et à la folie politique, il se passa une chose presque miraculeuse dans un petit village protestant du Sud de la France, le Chambon-sur-Lignon. Au nez et à la barbe des troupes d'occupation et de leurs complices, tranquillement, sans violence, les gens de ce village sauvèrent des milliers d'enfants juifs d'une mort certaine.
Cinquante ans plus tard, des livres ont été écrits et des films réalisés sur ce sujet. La vraie leçon reste la simplicité des villageois qui participèrent au sauvetage : pas de théorie ni de grande déclaration; ils ont fait ça spontanément, sans se poser de question, parce que ça leur semblait naturel. Ils pouvaient le faire, ils l'ont fait, c'est tout.
On pourrait en dire autant des innombrables actes individuels, isolés, que l'Histoire n'a pas forcément retenu : autant de manifestations concrètes de l'amour du prochain qui ont éclairé cette triste période.
Aime ton prochain… Si tu te demandes : à quoi le reconnaîtrai-je ? C'est facile.
Comme toi il est fait de terre et de ciel.
Fils de la poussière, il est désarmé devant la souffrance, la solitude, l'absurde ou la mort. Sa peur, tu peux facilement la comprendre, elle t'est familière.
Et comme toi il est enfant de l'Univers. La même vie que la tienne bat dans sa poitrine. Pour reprendre la formule de Maître Eckhart, il a l'Un pour racine — lui aussi.
Ton prochain te ressemble. Il est un autre toi-même. Alors ce que tu peux faire pour lui, fais-le.
2.
Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
La volonté de Dieu est que non seulement nous aimions notre prochain, mais encore que nous nous aimions nous-mêmes.
Que veut dire s'aimer soi-même ?
Penchons-nous un instant sur cette formule peu banale à laquelle notre éducation religieuse ne nous a pas forcément préparés.
Pour commencer, un constat.
Nous ne pouvons faire oeuvre de paix si nous ne faisons d'abord la paix avec nous-mêmes.
On ne peut séparer le comportement extérieur de l'état intérieur. Pour une part non négligeable, notre comportement extérieur est le reflet et la projection de notre état intérieur.
Prenons les exemples extrêmes du dictateur et du saint.
Le dictateur est un être assoiffé de pouvoir. Mais il ne sait pas qu'en fait il est dominé par la peur. Sa soif de pouvoir est proportionnelle à cette peur. Plus il est terrorisé, plus démesurée sera son ivresse de puissance. De telle sorte qu'il suffira de circonstances politiques favorables pour que son chaos intérieur s'étende à une société entière.
Au contraire, ceux que nombre de traditions spirituelles appellent saints, sont des êtres suffisamment unifiés en eux-mêmes, suffisamment victorieux de leur peur et proches de leur source, pour diffuser aux autres un peu de lumière — c'est-à-dire dédramatiser, calmer, aider.
On connaît l'histoire véridique des Pères du Désert, qui se retiraient loin des villes pour méditer et prier dans la solitude. Vers les années 250/300 de notre ère, les déserts d'Egypte, de Palestine et de Syrie se peuplèrent d'ermites — presque une mode !
Mais leur rayonnement était tel qu'on se déplaçait en masse pour leur demander conseil… et ils n'étaient jamais tranquilles !
Les grands artisans de paix — François d'Assise, Gandhi ou Martin Luther King — étaient des gens en paix avec eux-mêmes — sans quoi ils n'auraient certainement rien accompli. Ils ont agi par leur rayonnement.
Nous serons de bons prochains pour les autres dans la mesure où nous sommes de bons prochains pour nous-mêmes. La régénération de soi est le plus sur moyen de régénérer le monde autour de soi.
3.
Voilà pour le constat.
Maintenant, la paix avec soi-même cela suppose d'accepter ce qu'on est. Vaste programme !
Combien de fois a-t-on prononcé cette phrase sans appel ?
En mille occasions — chaque fois qu'on se heurte à nos limites.
Ce n'est pas si facile d'admettre qu'on est un être humain avec ses limites, et que c'est bien ainsi, constate l'Ecclésiaste, avec son réalisme habituel.
Peut-on véritablement accepter tout ce que représente le fait de n'être qu'humain ? Voilà la vraie question.
Vous connaissez le nom de Léonard de Vinci, ce génie de la Renaissance. Au bas d'une page contenant des dessins mathématiques et architecturaux, que l'on a conservé, on peut lire cette note de sa main : j'ai gaspillé mes heures, j'ai perdu mon temps ! Qu'un esprit supérieur comme Léonard de Vinci puisse dire cela de lui-même nous sidère.
Pourtant, ça révèle une profonde vérité : nous nous jugeons mal et nous nous aimons mal.
J'ajoute qu'une certaine vision chrétienne du péché n'arrange pas les affaires. Chez nous protestants, la devise calviniste par excellence "A Dieu seul la gloire", qui est une devise d'humilité, a souvent dégénéré en humiliation : tout ce qui est mauvais vient de l'homme et tout ce qui est bon vient de Dieu.
Eh bien non : une créature de Dieu n'a pas le droit de se dénigrer !
La première épître de Jean le relève avec beaucoup de finesse psychologique : ton coeur te condamne, sache que Dieu est plus grand que ton coeur. Ton coeur est dur, enclin au jugement.
Alors sache que Dieu est plus grand que ton coeur. La grandeur du Dieu unique te déborde de toute part : tu as le droit d'être ce que tu es ! Cesse de te noircir ! Trouve plutôt l'accord intime avec la volonté bienveillante qui traverse l'Univers.
4.
Aimer son prochain comme soi-même suppose qu'on se réconcilie avec soi-même.
Voilà qui m'amène à dire un mot de l'ennemi.
Au coeur de l'Evangile, il y a un extraordinaire précepte de Jésus : aime ton ennemi.
Cette parole ne dit pas : sois gentil avec celui qui te marche sur les pieds, sois complaisant, un peu lâche…
Cette parole dit : Par la force de l'amour, il est possible de transformer ton ennemi.
Car ton ennemi est aussi ton prochain. L'âme, l'étincelle de lumière divine, la marque du Dieu Un sont aussi en lui.
Et l'âme est un diamant. Rien ne peut l'entamer : elle peut être éclaboussée par la vie, à l'image d'un diamant qui tomberait dans la boue — mais ni rayée ni brisée.
Si bien que ton ennemi n'est pas plus oublié de Dieu que toi. Jésus dit : Dieu est bon aussi pour les ingrats et pour les méchants.
Donc ne perds jamais l'espoir de faire la paix avec ton ennemi. Il peut toujours faire retour sur lui-même et redécouvrir sa part divine.
Maintenant l'ennemi, ça peut aussi être la partie de toi que tu n'acceptes pas. D'où l'importance d'aimer particulièrement cet ennemi-là. Aucune partie de toi-même n'est abandonnée de Dieu. Il n'est aucun endroit, aussi ténébreux semble-t-il, qui soit hors d'atteinte de la parole créatrice.
Alors aime ton ennemi intérieur : telle est la voie de l'unification personnelle.
Les jours sombres où nous désespérons de nous-mêmes, demandons-nous : à quelle conquête m'appelle ce côté obscur qui m'inquiète tant ?
Ton obscurité c'est de la lumière à l'envers.
Aime ton prochain comme toi-même.
Notre promenade au fil du sommaire de la Loi, qui nous a retenus trois dimanches, prend fin maintenant.
Nous sommes placés devant le choix le plus émouvant qui soit au cours de cette étrange migration de la naissance vers la mort que nous accomplissons sur la terre et sous la voûte des cieux : le choix de la dignité humaine.
Nous avons le choix entre la déchéance et la noblesse. La volonté de Dieu est que nous choisissions la noblesse. Notre épanouissement, notre vocation ne se réalisent qu'à travers le souci du prochain, inséparable du souci de soi.
Un dernier mot pour conclure. Il ne vous aura pas échappé que les commandements sont au futur : tu aimeras. Ce futur n'est pas anodin. Bien sûr, il s'agit d'un ordre (dès maintenant tu feras ceci).
Mais entre nous l'amour, cela ne se commande pas…
Alors la loi qu'énonce le Christ est une loi de fécondité.
Ce futur est un vrai futur.
Un jour viendra où tu seras capable d'aimer pleinement.
Un jour viendra où tu seras capable de donner le meilleur de toi-même.
Un jour viendra ou tu seras cet être noble, ce compagnon de royauté dont parle d'Apocalypse.
D'ailleurs tu l'es déjà — puisque l'apôtre écrit : ce que nous serons n'est pas encore manifesté.
Malgré les chutes, malgré les épreuves, malgré l'obscurité, le meilleur de ta vie est devant toi.
Garde l'espérance.