Le Bonheur offert

image

Que la grâce, la miséricorde et la paix soient avec vous qui êtes ici au temple de la Servette et à vous, amis auditeurs, auditrices, qui nous accueillez, dans votre intimité, l’espace de ce culte. Grâce, miséricorde, paix... j’aimerais ajouter à cette traditionnelle salutation évangélique le mot bonheur, et ceci pour au moins deux bonnes raisons :
La première. C’est que selon Luther, « La musique chasse le diable et la tristesse ». Et, comme il y aura beaucoup de musique au cours de ce culte, gageons qu’il y aura très peu de diable et encore moins de tristesse, donc, je l’espère pour vous, beaucoup de bonheur pour tous.
Ensuite parce que nous n’avons guère l’habitude d’en parler, du bonheur. En cette période de crise, c’est devenu carrément indiscret. D’autant plus que dans les milieux protestants, réformés on s’en est toujours méfiés un peu, par tradition. Il nous est plus facile de pleurer avec ceux qui pleurent que de rire avec ceux qui rient. On court ainsi moins de risque de blesser par des propos trop légers ceux ou celles d’entre nous qui traversent des périodes difficiles — angoisse, maladie, deuil, précarité financière. Mais voilà, les paroles de la cantate que vous allez entendre sont tellement noires, tellement sinistres que je me suis dit : « Mais, mon Dieu ! Il n’y a quand même pas que le malheur dans cette vie ! Le bonheur après tout Ça existe aussi ! Et déjà dans la Bible, et de temps en temps même nous, nous pouvons en faire l’expérience dans nos vies ! »
Alors pour une fois, parlons du bonheur, d’autant plus que Bach, qui était bon vivant, a su tisser autour de ces paroles larmoyantes, doloristes une musique de rêve, plutôt joyeuse, comme s’il avait voulu lui-même tempérer l’austérité des mots par la grâce de quelques notes et signifier peut-être ainsi qu’au cœur de toute détresse, une petite musique peut sans cesse surgir et donner à nos vies un nouveau tempo, un nouveau départ, appelons-la, la petite musique du bonheur.

J’ai rencontré cette semaine une amie qui accompagne en ce moment sa mère atteinte d’une grave maladie. Elle me fit part de son horreur devant les paroles d’un prêtre, aumônier de l’hôpital dans lequel sa mère est alitée, d’un prêtre qui ne cessait de lui répéter, sans doute avec toutes les bonnes intentions du monde : « Mais Madame, une bonne chrétienne comme vous ne devrait pas se laisser émouvoir ainsi par la souffrance de sa mère... Le Christ, notre Seigneur, a vécu tout cela, et bien pire encore... » Sous entendu, mais chère Madame, vous devriez vous en réjouir. Sa souffrance la place dans les pas du Christ ! De telles paroles donnent le frisson. On se frotte les oreilles, on secoue la tête et on se dit : non, ce n’est pas possible, comment peut-on en arriver à dire cela ?
Et pourtant, force est de constater que le christianisme n’a pas gagné sa réputation de religion doloriste par hasard. Les pages de son histoire sont remplies de ces propos qui confondent l’imitation du Christ et l’invitation à accueillir la souffrance avec reconnaissance, comme signe de la manifestation de Dieu dans nos vies, comme creuset dans lequel se forgent nos âmes d’élus.
A force de vivre les regards tournés sur la croix ensanglantée, à force de comprendre la parole du Christ qui ordonne à ses disciples de prendre leur croix, de se renier eux-mêmes et de le suivre comme un appel à épouser son destin tragique, à force de vouloir donner à tout prix un sens à la souffrance, on a fini par oublier que Jésus Christ, lui, n’a jamais donné de sens à la souffrance. Bien au contraire, cette souffrance qui transforme nos existences en épreuves insupportables, il est venu, chaque fois qu’on les lui signalait, nous en délivrer. Car il suffit d’ouvrir l’Evangile et d’écouter cette bonne nouvelle, cette heureuse nouvelle d’un Dieu qui vient s’intéresser en priorité aux femmes et aux hommes dont les maladies ont rongé jusqu’à l’identité. Ces hommes et ces femmes qui n’ont plus de nom mais que l’on nomme paralysé, lépreux, sourd, muet, possédé, et les voilà guéris, délivrés, debout, enfin rétablis dans la communauté humaine.
Il suffit d’ouvrir l’Evangile et d’observer ces foules que la faim tenaille et qui ne repartent jamais le ventre vide sous prétexte de je ne sais quelle vertu de l’ascèse. Il suffit d’ouvrir les oreilles à cette petite musique qui vient tisser sur nos maux, fil après fil la trame d’une délivrance possible, d’un bonheur offert.
Regardez par exemple ce texte de l’Evangile de Marc, qui est notre lecture du jour. Il y a un homme qui a la main paralysée. Cette main paralysée caractérise cet homme présent dans la synagogue, le jour du Shabbat. Que peut-on faire d’une main paralysée ? Plus de toucher, plus de contact avec les autres, plus de création possible, une main paralysée, un homme mort. Que fait Jésus ? Lui dit-il, c’est bien, ta souffrance sera récompensée dans le ciel ? Lui tient-il des discours sur sa responsabilité dans la souffrance qu’il subit ? L’encourage-t-il à prendre son mal en patience, en attendant une délivrance hypothétique ? Accepte-t-il son mal comme une nécessité inéluctable ?
Non. Lève-toi, lui dit-il et viens au milieu de tous. Avance ta main. Cet homme, il le déploie, il le fait grandir, il le fait s’ouvrir comme un soleil. En termes cliniques, il le guérit, il chasse sa souffrance.
Qui peut confondre ensuite Jésus, Jésus Christ avec un apologiste de la souffrance ? Son pouvoir, sa vie, il l’utilise totalement, jusqu’au bout pour soulager, rétablir, redresser, ôter des individus à leur souffrance. Et c’est la première partie de l’histoire.

Mais voici maintenant la seconde : la délivrance se passe dans la synagogue, lieu où se scrute la volonté de Dieu, lieu où l’on médite sa parole et le jour du Shabbat, l’espace du temps imparti à la grâce, le jour de la joie selon le prophète EsaÏe. L’histoire se déroule donc à l’intersection d’un temps et d’un espace privilégiés dans la relation entre Dieu et les humains. Et si Jésus parvient à guérir un homme à ce moment-là, au nom de Dieu qui veut la vie, au nom de Dieu qui vient sauver, il ne parvient pas à guérir des esprits sûrs de leur bon droit, sûrs de leur bonne santé, sûrs de leurs systèmes. Constatons-le, la bonne santé morale des gardiens du temple le tient en échec : Tous ces gens qui ont besoin du mal qui les entoure pour asseoir leur assurance de bien-portants, tous ces gens qui ont besoin de la souffrance d’autrui pour craindre le courroux d’un Dieu totalitaire, tous ces gens qui pactisent avec le mal qui prolifère autour d’eux, en eux, pour établir des castes, des hiérarchies entre sauvés et damnés, tous ces gens-là restent hermétiques à ce bonheur offert. Il est même menaçant pour eux.
Jésus, lui, ne pactise pas. Il ne tergiverse pas. Il ne se pose pas de questions métaphysiques sur l’origine du mal. Il agit, il guérit et tout est remis en question. Dieu n’est pas du côté de la souffrance. Cette souffrance, il vient précisément la chasser.
Et moi, je crois que ce don de la santé, ce don de la grâce, ce don du bonheur qu’il propose à des individus menacés, va le mener, lui, Jésus, à la Croix. Comme si ce don du bonheur était insupportable à nos petites consciences étriquées, comme si on préférait vivre bien au chaud avec nos certitudes sur le caractère inéluctable du mal que de voir l’un de nous en réchapper.
Dans les Evangiles, on fait peu mention des sentiments du Christ, mais quand c’est le cas, c’est plutôt pour nous signaler sa colère que sa joie. Dans ce texte de l’Evangile, il est en colère et il est triste. Triste de ces murs qu’il ne peut pénétrer. Triste devant ces morts qu’il ne peut guérir. Triste devant ces certitudes inébranlables plus fortes que le mal, plus fortes que le malheur et en colère sans doute parce qu’on y mêle le nom de Dieu.
Dans la Bible, à part les gardiens de la morale, jamais personne ne s’accommode de la souffrance et, s’il n’y a pas de dissertation sur le bonheur, sans relâche le mal est dénoncé, sans relâche des hommes et des femmes en appellent à Dieu pour en être délivrés et à tous, sans exception, Dieu donne en définitive raison. C’est l’histoire de Job, ce sont les cris de détresse des Psaumes changés l’espace d’une respiration en chants de louange, c’est la vie d’un peuple qui renaît sans cesse de ses cendres, c’est la vie d’un Fils crucifié et ressuscité, c’est notre histoire à nous qui sommes rassemblés aujourd’hui en compagnie de gens du monde entier dans la certitude que Dieu nous offre jour après jour la possibilité de changer nos vallées de larmes en vallées de rires, nos plaintes en chants de joie, nos détresses en bonheur, en accueillant pas à pas le Royaume qui vient à nous.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Gérard Lutz
Musique
L'Ensemble vocal et instrumental Henri Dunant, dir.
Cantate 92 de J-S. Bach, "Ich habe in Gottes Herz und Sinn"