Écouter le culte :
C’est toujours assez périlleux de parler d’amour. Il vaut mieux le faire qu’en parler, on est à peu près tous d’accord. D’ailleurs le Christ n’en a jamais parlé; il a aimé. Et pour savoir ce qu’il entendait par là, il ne faut pas l’écouter mais le voir à l’œuvre. Il y a une expression formidable qu’on utilise beaucoup du côté de La-Chaux-de Fonds: « Ecoutez voir ». La sagesse jurassienne indique bien que pour écouter, il ne faut pas toujours ouvrir les oreilles mais parfois les yeux.
Nous y reviendrons, mais auparavant, vous dire simplement que le pasteur que je suis accompagne la plupart du temps des hommes et des femmes que l’amour accable – enfin l’amour. Disons plutôt le manque d’amour ou l’amour blessé. Et toute la culpabilité qui y est liée. Parce que c’est souvent comme ça. Il faut aimer, n’est-ce pas? Il faut s’aimer. Mais voici que je suis en guerre avec ma femme ou avec mon mari, que mon fils ne me parle plus, que mes enfants se déchirent, que ma famille est ruinée par les conflits autour d’un héritage ou de Dieu sait quoi… alors quand on entend, avec une couche de miel en plus, que « Dieu est amour » n’est-ce pas, et que, mes petits enfants, il n’y a plus qu’à s’aimer les uns les autres, c’est la meilleure manière de rouvrir des blessures avec lesquelles on s’efforce de vivre malgré tout.
Amos Oz n’y va pas par quatre chemins: « Je ne partage pas les vues de Jésus selon lesquelles il peut exister un amour universel. Je dis que c’est impossible. Nous n’avons pas suffisamment d’amour en nous pour le prodiguer au monde entier. Un homme comme moi, et peut-être comme beaucoup d’autres êtres humains est en capacité d’aimer 5 personnes, 10 personnes. Peut-être existe-t-il quelqu’un qui est en mesure d’aimer 15 personnes. Mais, il n’y a pas suffisamment d’amour dans le monde pour permettre à chacun d’aimer son prochain. Nous avons reçu l’amour en quantité beaucoup trop faible. Jésus était peut-être naïf quand il a pensé que tout le monde était en mesure d’aimer tout le monde ». Voilà qui est dit clairement.
En même temps, selon l’expression désormais consacrée, en même temps, comme l’observe Christophe Chalamet dans un livre magnifique consacré à la foi, l’espérance et l’amour: « Nous avons divinisé l’amour ». « All you need is love » dit-il dans un clin d’œil à un vieux refrain.
Même dans notre culture consumériste, et peut-être surtout dans cette culture, paradoxalement, l’amour demeure pour beaucoup le bien le plus précieux, celui qui ne passe pas. Et Christophe Chalamet de citer le rayonnement de personnalités pour la plupart d’entre elles enracinées dans une tradition religieuse, et parmi elles, l’Abbé Pierre qui s’est exprimé d’ailleurs depuis cette chaire. Je le nomme parce que quand il est venu ici, dans ce temple de la Réforme, la question était: peut-on l’autoriser à monter, lui le catholique dans la chaire de Calvin. C’était en 1999! Finalement, on l’y a autorisé, du bout des lèvres, mais vous voyez comment nous, nous qui donnons des leçons à tout le monde, on peut pratiquer l’amour et la charité entre nous, les chrétiens. Heureusement, les temps ont changé, Genève accueille bientôt François et Pascal Desthieux, son vicaire et notre voisin de la rue des Granges, est un ami.
Bref. Tout ceci pour dire qu’aujourd’hui, je ne prétends à rien, sinon à lever un malentendu: quand le Christ parle d’amour à ses disciples, ils ne sont pas en train de boire un spritz à la terrasse d’un café en regardant le soleil se coucher dans la mer en compagnie de Marie-Madeleine. Il a à peine trente ans; l’étau se resserre et comme tous ces gens qui passent leur temps à soulever des montagnes, il sait que la fin est proche et que le plus dur l’attend. C’est au moment où il est environné par la haine à l’état brut qu’il donne à ses disciples son commandement d’amour.
Il y a mille manières d’envisager l’amour ici-bas. On peut aimer comme Tristan aime Iseult, Roméo, Juliette, ou Arianne, Solal. On peut aimer comme Don Juan aime Elvire ou comme le Général de Gaulle, Tante Yvonne. On peut aimer comme tout le monde – ce qui est à la portée de n’importe qui. La capacité d’aimer, de tomber amoureux, elle est en nous pour le meilleur et pour le pire. On n’a strictement rien à faire dans ce domaine; juste à se laisser faire et 99 fois sur cent, le problème n’est pas d’aimer mais de mettre un peu d’ordre dans ses désirs et ses pulsions. On peut donc aimer comme tout le monde. Mais vous comprenez bien que ce n’est pas tout à fait ce que Jésus nous commande. Il ne nous commande pas d’aimer comme n’importe qui ni même – c’est important cela – ni même d’aimer n’importe qui. Il nous dit, littéralement: « Comme le Père m’a aimé, je vous ai aimé et comme je vous ai aimé, aimez-vous ».
Le modèle n’est donc pas celui auquel on pense quand on dit « All you need is love ». Je dirais même qu’il y a des types d’amour dont on n’a pas « need » du tout. Des types d’amour condamnés ou destinés par finir par nous empoisonner la vie. Je ne dis pas que ces histoires d’amour finissent toujours mal mais enfin, à part le Général de Gaulle et Tante Yvonne, toutes celles que je vous ai citées se sont très mal finies.
C’est la raison pour laquelle, comme je vous le disais au début: il faut regarder voir comment le Père a aimé le Fils et aussi comment le Fils nous a aimé, si on veut comprendre ce que le Christ veut nous dire quand il nous dit: « Comme le Père m’a aimé, je vous ai aussi aimés; Comme je vous ai aimés, aimez vous les uns les autres. »
Éliminons d’emblée l’interprétation habituelle qui consiste à dire: « On ne peut donner que ce que l’on a reçu ». Parce que c’est faux. Il y a parmi nous des gens qui n’ont pas reçu grand-chose mais qui donnent beaucoup et d’autres qui ont beaucoup reçu mais qui ne donnent plus grand-chose! Alors, plutôt que d’essayer de nous rassurer par des raisonnements que l’expérience dément, interrogeons-nous plutôt pour savoir au fond: « Comment le Père l’a aimé? »
En relisant attentivement l’Évangile de Jean, je suis tombé assez vite sur un verset auquel je n’avais jamais prêté attention: « Le père aime le fils et il a tout remis entre ses mains. » (Jn 3, 35). C’est intéressant. Pour le père, aimer, c’est donner. Mais pas donner un peu, donner une part, mais tout. Tout donner. Retenons cela: l’amour est lié au don. Au don total. L’amour du Père, c’est un premier point, n’est pas dans la demande ni dans l’attente. Ni même dans l’échange. Il est dans le don. Et pas dans le don partiel mais le don total. Le Père n’attend rien du Fils. Il lui donne tout. Il met tout entre ses mains.
Je ne peux pas dire cela sans penser à la manière dont Rembrandt peint les mains du Père et du Fils dans ses tableaux. Regardez un jour les mains du père dans « Le retour du fils prodigue ». Ce ne sont pas des mains. Ce sont des battoirs, posés sur les épaules du fils. Et dans « Le Christ aux bras croisés », qu’est-ce qui fascine au premier plan? Ce sont les mains du Christ, immenses. Comme s’il fallait des mains immenses pour recevoir les dons immenses du Père. Ce sont aussi des mains d’artisans. Des mains de travailleurs manuels. Des mains de menuisiers-charpentiers, de paysans ou de maçons. Donc retenons ceci: le Père donne tout ce qui est entre ses mains pour tout remettre entre les mains du Fils. Sans calcul. Sans retenue. Et sans explication. Le Père aime le Fils « comme ça ». Parce que le Père est comme ça. Sans calcul.
Poursuivons notre lecture. On arrive au chapitre 5, là où Jésus appelle pour la première fois Dieu son Père et qu’il s’identifie donc comme Fils, créant ainsi un énorme scandale. Il dit précisément: « Mon Père, jusqu’à présent est à l’œuvre, et moi aussi je suis à l’œuvre ». Cela veut dire, sur le sujet qui nous occupe, que même si le Père a tout donné au Fils, le Père continue à travailler. Aux côtés du Fils. Ce que le Père a donné au Fils, a fait grandir le Fils sans diminuer le Père, sans que le Père perde quoi que ce soit. Au contraire il a gagné doublement. En donnant tout, il a eu un Fils, merveille des merveilles, et par contrecoup, il est devenu Père. En donnant tout, il a donc gagné deux fois.
Le Fils, lui qui a tout reçu des mains du Père, ne remplace pas le Père. Il ne se substitue pas au Père. Il n’a pas besoin de tuer le Père pour vivre sa vie de Fils. Dans l’Évangile, le Un fait deux en restant un. Le un double sans se diviser. C’est l’équation évangélique. A donner, personne ne perd, tout le monde gagne. Non seulement celui qui reçoit mais aussi celui qui donne.
C’est de cet amour que le Père a aimé le Fils. C’est de cet amour-là que le Christ a aimé ses disciples et c’est sur cet amour-là qu’il nous appelle à régler nos vies. Un amour qui ne touche ni à l’échange: « je t’aime parce que tu m’aimes », ni à la demande: « je t’aime pour que tu m’aimes », mais au don que je décide souverainement de te faire, à toi et pas à n’importe qui; ce don qui, quand je le donne, loin de me diminuer me fait croître et loin de t’obliger, te laisse libre de prendre ou de laisser.
Un dernier mot parce qu’il est tard: je vous invite à aller voir vous-mêmes parce que il y a une chose que je ne peux pas faire pour vous, c’est regarder à votre place. Donc je vous invite à aller voir comme le Christ a aimé ses disciples: si en les appelant ses amis, il a commencé à leur faire des câlins, par exemple, ou des « gouzis gouzis » dans le cou. S’il a toujours été patient et compréhensif à leur égard. S’il leur a toujours tout passé. S’il ne s’est jamais énervé contre eux. Relisez.
Relisez voir l’Évangile et vous verrez, vous verrez qu’aimer comme le Père aime le Fils et nous aimer les uns les autres comme le Fils nous aime, c’est violent comme la vie même.