Écouter le culte :
« 1954-2014. Engagé depuis 60 ans ». C’est le slogan du 60ème anniversaire, avec au centre, un mot en tout et pour tout – le mot engagé - qui résume l’esprit qui anime le CSP depuis sa création au printemps 1954, à quelques pas d’ici puisque la salle d’accouchement était située au 3 place de la Tacconnerie, dans les locaux de ce qui s’appelait alors l’Office social de l’Église Nationale Protestante.
Dans la très astucieuse ligne du temps que vous pouvez retrouver en ligne sur le site su CSP, on trouve de précieux documents de cette époque bénie pour les automobilistes, quand on pouvait encore garer son véhicule en tout bien tout honneur Place de la Tacconnerie ou Cour Saint-Pierre. Parmi ces documents, le 1er article de journal consacré à la création du CSP que je vous lis : « Le pasteur Raynald Martin dont on sait le dynamisme social, ne m’en voudra pas si je signale à l’attention de nos lecteurs l’intelligente initiative de l’Église Nationale Protestante de Genève : la création d’un Centre Social protestant au n°20 de la promenade Saint-Antoine, et dont l’inauguration est fixée au jeudi 11 novembre prochain à la salle Pitoeff. (Salle communale de Plainpalais). »
30 ans plus tard, Raynald Martin reviendra sur ces débuts héroïques. Il raconte : « En 1954, nous étions une poignée d’hommes soucieux d’agir et d’innover. En ce temps-là, à Genève, 110 comités d’institutions protestantes faisaient un travail social. Ils s’ignoraient et agissaient chacun dans leur coin. Nous les avons tous contactés. Nous leur avons exposé notre idée : créer un organisme qui représenterait tous les groupements existants. Sans pour autant bien sûr que celui-ci empiète sur les activités et les engagements de ces derniers. L’accord fut unanime. Mais l’Église a toujours été pauvre. Impossible pour elle de couvrir la totalité de notre budget. « Bravo, bravo, nous disait-on. Et débrouillez-vous. » C’est ce que nous avons fait. En 1954, on s’installe dans les locaux de la promenade Saint-Antoine. Le 9 octobre, on ouvre le centre. Le problème financier nous colle à la peau. Nous ne sommes pas sans le sou. Nous sommes endettés. 11 novembre. Plus de 500 personnes se pressent dans la salle communale de Plainpalais. Les autorités se sont déplacées et la presse couvre l’événement. Allocutions. Vœux. Applaudissements. L’annonce officielle de l’ouverture du CSP ne passe pas inaperçue. En l’espace de 4 jours, nous recevons près de 5000.- CHF. »
Alors quel rapport entre les 5000.- CHF providentiellement encaissés en l’espace de quelques jours par Raynald Martin et son équipe, et les 4000 personnes que le Christ et ses disciples nourrissent au-delà de toute mesure ?
Je vous propose maintenant d’aller très vite, sinon Jessica va s’endormir, les auditeurs couper le poste et au lieu d’être 3 à commencer à écouter pour finir à 30’000, on commencera à 30’000 et on finira à trois. Donc brièvement, en commençant par la fin, quelques points communs entre les 5000.- CHF de Raynald Martin et les 4000 personnes nourries par le Christ.
Premièrement, les chiffres. Il y a dans l’évangile, comme dans tous les rapports d’activité du CSP, des chiffres, c’est-à-dire des résultats. Et cela fera plaisir à celles et ceux d’entre nous qui aiment les choses tangibles, visibles, qui ne se contentent pas du flou et du mou, des déclarations d’intention et autres projets fumeux. Les chiffres sont importants, ils disent mieux que toutes les paroles le travail accompli. Le service des réfugiés du CSP a reçu cette année 897 personnes, essentiellement des Syriens, des Sri-Lankais, des Afghans et des Érythréens. Le service social explose ses chiffres avec 817 dossiers, soit plus de 185 à traiter par assistant social. Le service juridique a conseillé 1430 personnes.
Comment faites-vous ? Derrière ces chiffres, des hommes et des femmes qui trouvent du temps quand il n’y en a plus et des moyens quand il n’y en a pas. Alors quelle fierté quand en plus, à l’Assemblée Générale annuelle, on peut présenter des comptes à peu près équilibrés, surtout quand on fait profession de nourrir ceux qui ont faim, de vêtir ceux qui sont nus et de conseiller les sans le sou. Parvenir à des résultats et équilibrer des comptes avec de tels objectifs relève du miracle.
(A propos de chiffres toujours, le prieur de l’abbaye de Sénanque nous faisait remarquer un jour que dans les Actes des apôtres, on raconte que Pierre, après avoir parlé moins de 3 minutes a converti 3000 personnes qui viennent lui demander le baptême, tandis que nous, au catéchisme, on parle 3000 heures et c’est rare qu’on arrive à un baptême. C’est important les chiffres…)
Passons au point suivant, la question qui se pose dans l’évangile comme dans la vie du CSP : comment on fait quelque chose à partir de pas grand-chose ? Raynald Martin avait sa méthode ; il disait avec son accent inimitable : « J’ai toujours vu l’espace devant moi, c’est curieux hein, j’ai toujours vu que’qu’ chose de grand. De voir grand, de voir loin, de pas être restreint, ratatiné sur des choses limitées… Ca donne du culot de voir très grand, très loin. » Voilà la méthode Raynald Martin. Voir grand, voir loin.
Un peu différente de celle du Christ, qui lui n’a jamais prétendu voir ni grand ni loin, mais qui se caractérisait par sa manière de voir, ou disons de prêter attention à ce à quoi personne ne fait attention ou que personne ne voulait voir. Ce récit de l’évangile nous apprend que pour voir, encore faut-il se laisser émouvoir. En l’occurrence, ici, Jésus voit parce qu’il se laisse émouvoir par la faim de la foule qui l’écoute depuis trois jours. Tout autre que lui n’aurait vu que la foule des auditeurs. Lui voit leur faim. Et il voit qu’ils n’ont plus rien à manger. Voilà un prédicateur soucieux de ses auditeurs, c’est à dire du corps de ses auditeurs. De leurs besoins vitaux, fondamentaux. De leur ventre. Le Christ voit ce qu’on n’ose pas voir parce que le voir, c’est déjà commencer à chercher une solution et comme la plupart du temps, on n’en a pas, de solutions, on n’en voit pas, de solutions, on préfère encore fermer les yeux. Maintenant, la question est de savoir si voir le petit, se laisser émouvoir parce qu’il a besoin de moi, ce n’est pas déjà commencer à voir grand. Si ce n’est pas d’ailleurs la seule manière de voir grand, de voir large.
Mais avec ça, on n’a pas répondu à la question de savoir comment on fait quelque chose avec pas grand-chose. La réponse est assez simple : il ne suffit pas de voir ce qu’il n’y a pas et de se lamenter sur ce qui manque; il faut aussi voir ce qu’il y a. « Combien de pains avez-vous ? » demande le Christ à ses disciples. Après avoir constaté le manque, faire l’inventaire du plein. Est-ce que ce n’est pas toujours comme ça dans la vie, du manque et du plein ? Du pas assez et du trop. Et le miracle – ou le coup de génie - n’est-ce pas la création de courants, de flux de l’un vers l’autre ?
Il y a autre chose de beaucoup plus mystérieux que je laisse à votre appréciation. Vous avez remarqué, le Christ ne nourrit pas la foule lui-même. Il se tourne vers ses disciples et leur donne l’ordre de leur donner eux-mêmes à manger. Il ne se substitue pas à eux, il incite ses disciples à agir. Et voilà le mystère : ce qui nous prend, ce qui nous saisit quand on est appelé à voir le manque et à agir pour créer des courants entre le trop-plein et le trop vide. Là, il y a un mystère intime. Et vous ne m’en voudrez pas de redonner une fois encore la parole à Reynald Martin qui avait peu de penchant pour la mystique, mais qui, dans un témoignage tout à fait étonnant raconte pourtant ceci : « Moi ? Je voulais être bûcheron ! Je voulais être forestier… Parce que vous comprenez je voyais la vie en plein air, je voyais la montagne, j’avais pensé être forestier ! Et alors ? Alors… Ben j’ai renoncé. J’ai renoncé à tout ce à quoi j’avais pensé ! J’ai été bouleversé par une expérience personnelle, très profonde, cette découverte, au fond j’ose presque dire personnelle, foudroyante : « J’ai besoin de toi ». Une espèce de découverte d’une parole qui a retenti autour de moi, en moi, je sais pas, je peux pas l’expliquer, mais je porte en moi cet appel : J’ai besoin de toi. Alors j’ai fait des études de théologie. J’étais pas un chercheur, j’étais un homme qui demandait toujours aux professeurs : donnez-moi de quoi réagir devant le drame humain. Voilà. C’était ça. Ca ressortait tout le temps. C’était ma prière à mes professeurs : « Donnez-moi de quoi réagir devant le drame humain. »
« J’ai besoin de toi ». Vous voyez. Quand on met en parallèle ce témoignage de Raynald Martin, dont nous n’avons aucune raison de douter, à celui des évangiles qui témoignent de la parole de Jésus à ses disciples : « j’ai besoin de vous, de vos pains et de vos poissons / donnez-leur vous-mêmes à manger », ça ouvre des perspectives vertigineuses.
Cela ne veut pas dire que tous ceux qui font profession de donner d’eux-mêmes aux autres le font sur un appel du Christ, mais que le Christ peut dire à x et à y : J’ai besoin de toi. Et que les uns et les autres peuvent faire ensemble bon ménage, qu’il y a même besoin de chacun. Que ce n’est pas Raynald Martin qui a fondé le CSP ; il s’en est toujours défendu. Il mettait les projecteurs sur les autres – qui n’étaient pas ses disciples, mais ses collaborateurs, très efficaces, aguerris, compétents – et qui, avec lui, ont permis de créer quelque chose de grand à partir de pas grand-chose. Il n’y a aucun miracle ici, à moins de considérer qu’être attentif à ce qui manque est un miracle ; créer des flux entre le trop-plein et le trop vide est un miracle ; cesser de croire qu’il n’y a pas grand-chose à faire est un miracle. Tout ceci pour vérifier que comme si souvent, là où le malheur abonde, la générosité surabonde.