Depuis plusieurs mois déjà, notre pays fait la difficile expérience d’être brutalement confronté à son passé. Le rôle joué par la Suisse lors de la Seconde Guerre mondiale a pris, à la lueur de révélations récentes, un éclairage nouveau qui remet en cause bien des certitudes. Ce face-à-face avec une histoire que l’on avait peut-être un peu trop vite voulu revêtir de la respectable patine du temps, cette confrontation avec un passé qui a, malgré tout, laissé des cicatrices durables dans bien des vies, viennent douloureusement faire mémoire d’événements qui n’ont pas tous été très glorieux, loin s’en faut, même s'il ne faut pas non plus les caricaturer, comme certains ont eu un peu trop rapidement tendance à la faire. Ce surgissement d’événements vieux de 50 ans dans notre présent, agit en fait comme le révélateur d’une crise bien plus profonde de notre société, qui nous fait prendre conscience que le passé conditionne et notre présent et notre avenir. Mais faire mémoire de cette époque dramatique, douloureuse, oblige à une remise en question déstabilisante et menaçante quant à l’identité même de notre pays et beaucoup ne sont pas prêts à y faire face.
C’est pourquoi des voix s’élèvent pour dire qu’il nous faut oublier, qu’il nous faut maintenant tourner la page. Des voix qui demandent : pourquoi remuer les douleurs du passé ? Pourquoi continuer à tourmenter ainsi la conscience de ceux qui n’ont pas été directement responsables, pas même témoins ? Des voix qui affirment que 50 ans cela fait longtemps et que nous devrions plutôt nous intéresser au présent, que les choses sont déjà assez difficiles comme ça.
Des voix qui résonnent en écho à d’autres voix entendues ailleurs, comme par exemple dans plusieurs pays d’Amérique latine, au sortir d’une période sombre de dictature. Des voix qui là aussi ont soutenu qu’il fallait désormais oublier, passer l’éponge sur les crimes commis, pour se consacrer pleinement à la reconstruction du pays.
Mais n’est-ce pas là en fait se leurrer que de croire que l’on pourra construire l’avenir tout en recouvrant le passé d’une chape d’oubli et de silence ? Car comment vivre ensemble, comment envisager d’édifier une société si l’on réduit au silence les victimes de la barbarie ? Comment espérer un futur possible si l’on renonce à la voie de la justice, indispensable pour se mettre en route sur le difficile chemin de la réconciliation?
Mais tout cela demande un effort conséquent de volonté et aussi la force de ne pas céder à la tentation de l’oubli. Et c’est là un rude combat qui demande de la persévérance, car comme l’a souligné Vladimir Jankélévitch : « La lutte n’est pas égale entre la marée irrésistible de l’oubli qui, à la longue, submerge toutes choses, et les protestations désespérées, mais intermittentes de la mémoire. »
Il paraît en effet toujours plus facile d’oublier. Mais c’est une voie trompeuse, car en occultant la mémoire, on hypothèque l’avenir en s’empêchant de pouvoir bâtir sur une base solide et saine, celle de la justice et de la confiance retrouvée.
Ainsi, aucune société, aucune communauté humaine ne peut se constituer et subsister sans un enracinement indispensable dans ce qui constitue son histoire et ses traditions.
Et il est justement un peuple qui montre de façon exemplaire la place essentielle que tient la mémoire comme condition de son existence même : ce peuple, c’est le peuple juif qui n’a pu traverser les tragédies de l’histoire que parce qu’il a su garder ce lien vital avec ses origines. Parce qu’il a su, malgré toutes ses infidélités, faire mémoire de l’agir de Dieu en sa faveur, et il a ainsi trouvé la force de croire et d’espérer. « Qu’on se souvienne de ce jour où vous êtes sortis d’Egypte, de la maison de servitude, car c’est à main forte que le Seigneur vous a fait sortir de là. » (Ex 13, 3) C’est cette mémoire restée vivante et transmise de génération en génération qui lui a permis de résister à l’assimilation et à l’extermination, de sorte que pour reprendre une formulation du professeur d’Ancien Testament Robert-Martin Achard, on peut dire «qu’Israël (c’est-à-dire le peuple juif et non pas l’Etat) est en un sens le fruit de sa mémoire.»
Mais encore faut-il s’entendre sur ce que signifie faire mémoire. Faire mémoire, cela ne consiste pas en une simple réminiscence du passé, ni en l’évocation nostalgique d’une époque révolue. Non, mais comme nous le font découvrir les Ecritures, c’est rendre présent ce qui relève du passé pour celui qui l’évoque : « C’est pour cela que le Seigneur a agi en ma faveur à ma sortie d’Egypte.» (Ex 13, 8), dit le croyant juif de toutes les époques, même s’il vit plusieurs siècles après le déroulement de ces événements. Ce qui appartient au passé devient pour lui actuel, car en faisant mémoire il ne fait pas que de parler de Dieu, mais il transcende le temps et dans ce mouvement il se rend présent au Dieu garant de sa liberté.
Ainsi c’est dans la prise au sérieux de la tradition reçue que les croyants la rendent vivante en la renouvelant et qu’ils font par là l’expérience de l’alliance qui les constitue en peuple devant Dieu. Et à chaque fois qu’Israël s’est montré infidèle et s’est laissé prendre par la tentation de l’oubli, cela a donné lieu à de graves crises menaçant la survie de tout le peuple. Et ce sont dans ces moments décisifs pour l’avenir que se sont élevées les voix des prophètes venant rappeler que l’oubli possède ce redoutable pouvoir de corrompre les relations non seulement avec Dieu, mais aussi avec les autres. Et que l’oubli de Dieu en laissant la place au surgissement des idoles et à la désintégration sociale pouvait conduire à l’anéantissement d’Israël.
Cela nous permet à nous aussi maintenant de mieux comprendre pourquoi il est essentiel pour nous de pouvoir faire mémoire. Car c’est en recevant l’histoire qui nous constitue, ce terreau si riche dans lequel plongent nos racines, c’est en intégrant le passé dans le présent que nous pourrons avoir aussi un avenir. Dans cette perspective, la crise que connaît notre société occidentale, et donc notre pays, peut certainement s’expliquer en grande partie par l’oubli de notre héritage judéo-chrétien. Il faut bien avouer que cet héritage n’est pas toujours facile à porter et à assumer, mais en rejetant en bloc tout ce passé considéré par beaucoup comme ringard et désormais inactuel, on s’est plongé dans un état d’amnésie qui est tout à fait tragique. Cette perte de contact avec notre passé, a en effet de graves conséquences, car ce refus nous prive de la compréhension de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons en vidant notre histoire personnelle et collective de son sens.
Et nous faisons alors à notre tour l’amère découverte que l’on ne peut vivre, que ce soit comme individu ou comme peuple, sans un héritage commun qui permet l’instauration de relations interpersonnelles. Car si nous sommes privés de point de repères nous sommes condamnés à errer, à la merci des discours de propagande séductrice, devenant étrangers les uns aux autres et à nous-mêmes.
Ce que nous font ainsi découvrir les textes bibliques, c’est qu’ultimement, c’est la mémoire elle-même qui est constitutive de notre identité, de notre identité en tant que groupe social, que société humaine et aussi en tant que personne. A cet égard il est une maladie dont on parle assez fréquemment de nos jours et qui souligne bien le rôle capital que joue la mémoire dans nos existences. Je fais allusion, vous l’aurez sans doute compris, à la maladie d’Alzheimer, ce mal terrible qui en provoquant une extinction progressive de la mémoire, conduit peu à peu à une perte d’identité et de responsabilité, détruisant inexorablement les relations humaines et vidant l’existence de la personne de sa consistance et de son sens. Et bien cette maladie est un peu comme le paradigme de notre société occidentale.
Nous voici donc en tant que croyants interpellés et alertés afin de ne pas céder la place à l’oubli. Car comment en effet rendre compte de notre foi si nous sommes frappés d’amnésie ? Nous sommes appelés à être les témoins d’un Dieu qui nous révèle à nous-mêmes et qui atteste qu’en faisant mémoire, nous pouvons rendre le passé présent et vivant, au point de participer à la restauration de nouvelles relations humaines.
Nous avons donc un héritage précieux à transmettre, non comme un lourd fardeau qui viendrait peser sur les épaules de ceux à qui il est remis, mais au contraire comme une richesse à partager, un cadeau à recevoir. Et si nous renonçons à transmettre cet héritage, alors c’est toute la société qui est menacée de désintégration, comme frappée justement d’Alzheimer.
C’est pourquoi il nous faut faire mémoire, en transmettant ce que nous-mêmes avons reçu pour éveiller ceux qui nous suivront à la liberté et à la responsabilité, afin de leur permettre de pouvoir construire à leur tour leur propre foi, leur propre vie. Car on ne bâtit pas sur rien, on a besoin d’une assise stable, sinon tout s’écroule. Jésus parlait de bâtir sur le roc. Mais attention : il ne s’agit pas de vouloir perpétuer une tradition immuable aussi vénérable soit-elle, car nous le savons bien, on ne reproduit pas une société de génération en génération. L’histoire nous montre au contraire qu’il y a une dynamique de la vie. Ainsi l’héritage que nous avons à transmettre n’est pas un produit fini à conserver comme une relique précieuse, mais un matériau solide sur lequel nos enfants auront eux-mêmes à bâtir. Apprendre à être libre et à se tenir debout, c’est ce qui doit permettre d’édifier son existence devant Dieu, c’est ce qu’il veut pour nous tous : «la gloire de Dieu c’est l’homme debout» aimait à dire Irénée de Lyon, un Père de l’Eglise du 2e siècle.
Faire mémoire met donc en lumière la valeur fondamentale de l’éducation, comme le souligne le passage du livre du Deutéronome qui rapporte le dialogue entre le père et son enfant (cf. Deutéronomes 6, 20-25). On le voit, cette transmission se fait dans le cadre d’un partage, d’un échange. Nous sommes donc invités à nous laisser interpeller, questionner sur le sens de notre foi, sur ce qui nous fait vivre.
Et là il nous faudra aussi répondre aux questions sans mentir, sans rien omettre, en faisant part de nos propres interrogations et de nos doutes.
Faire mémoire, c’est faire nôtre ce qui nous précède et que Dieu lui-même assure d’une continuité dans la fidélité, mais c’est accepter aussi de se remettre en cause, accepter les changements. Mais faire mémoire, on l’aura compris, ne se réduit pas à un enseignement, cela concerne toutes les dimensions de l’existence, c’est pourquoi notre vie devant Dieu est marquée par des fêtes, qu’elle est ponctuée de célébrations, qui disent comment la foi concerne et détermine le sens de notre vie. Ce sens marqué par l’Evangile, la Bonne Nouvelle, qui nous permet de vivre pleinement comme être humain libre et responsable devant Dieu.
C’est là que nous trouvons finalement ce qui constitue l’essentiel de notre foi chrétienne : cette volonté de ne pas rendre vaine la vie du Christ et d’en être les témoins, en vivant aujourd’hui et maintenant son immense amour pour les êtres humains.
Amen.
Faire mémoire
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