La vérité est un mot difficile, un petit mot et qui pourtant dit tout; nous sentons que c'est un mot qui nous en veut; un mot qui est pourvu d'une pointe critique. Nous avons peur de la vérité. Nous redoutons ce que l'on appelle à juste titre «l'épreuve de la vérité». Elle touche tout : les individus comme les Etats, les gens riches comme les pauvres, les familles comme les Eglises. Il y a quelque chose d'universel en elle. On a pu même dire : «La vérité n'a pas d'Eglise.» Quand nous mentons, elle revient nous chercher; quand nous essayons de lui échapper, elle se venge en revenant au plus mauvais moment; quand nous cherchons à oublier ses exigences et à biaiser avec elle, elle nous rattrape.
Or, notre pays lui-même vient de faire l'expérience, l'année dernière, que la vérité du passé nous rattrape toujours. Le pasteur Thierry Delay nous le rappelait dimanche : il est important de faire mémoire et de transmettre les leçons du passé. La Suisse neutre n'a-t-elle pas eu peur de la vérité ? N'a-t-elle pas essayé de cacher, d'enterrer les aspects les moins glorieux de son passé ? Deux taches resteront, que nous ne pourrons plus jamais réparer : premièrement, le refoulement des réfugiés juifs à nos frontières et l'ignoble J sur les passeports; secondement, le trafic de nos banques avec l'Allemagne nazie. Nous ne pouvons pas nous cacher à nous-mêmes ces aspects sombres, qui doivent faire l'objet précisément d'une recherche de la vérité. Le Conseil Fédéral l'a bien compris, lui qui a mis sur pied une Commission d'experts pour faire toute la lumière sur ce dossier. L'Etat de droit, en effet, ne peut survivre sans se confronter à la vérité historique. Une chose est sûre : de même que les interlocuteurs de Jésus se faisaient illusion sur eux-mêmes en proclamant : «nous avons Abraham pour père»; «nous sommes la race d'Abraham et jamais nous n'avons été esclaves de personne», de même il ne nous suffira plus de nous adosser au «Réduit national», au discours du Grütli, aux slogans usés du genre : «il n'y en a point comme nous !» Nous devrons trouver d'autres valeurs pour envisager notre avenir commun avec confiance et dans la vérité.
Mais ce matin, nous voulons nous tourner moins vers le passé que vers l'avenir. La vérité vous rendra libres ! Il y a là une promesse. Faire repentance, ce n'est pas «s'autoflageller» (comme disent certains journalistes), c'est libérer la mémoire; c'est permettre un nouveau départ; c'est aller vers des réconciliations nécessaires. Je pense, par exemple, à la réconciliation entre le peuple juif et les chrétiens. Mais, ici comme ailleurs, il ne saurait y avoir de réconciliation sans d'abord la recherche de la vérité, sans d'abord avoir le courage de voir la vérité en face, sans d'abord appeler les choses par leur nom. Le débat loyal autour de la vérité permet de recommencer sur des bases saines. La vérité précède la liberté; elle est la condition de la liberté. «C'est la vérité seule qui vous fera libres.» Libres par rapport à vous-mêmes, libres par rapport aux fautes passées, libérés des pesanteurs de toutes sortes. En ce sens, libérés par la vérité en vue de l'avenir.
«Mais qu'est-ce que la vérité ?» Chacun connaît cette question désabusée de Pilate à Jésus. Nous en arrivons ici à l'interrogation centrale. Quand bien même une telle question nous inquiète, nous tourmente même, il faut l'aborder de front. Qu'en disent les chrétiens ? Qu'en dirai-je, moi qui vous parle ?
Reprenons les mots de notre texte : «Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, vous connaîtrez alors la vérité et la vérité vous fera libres.» Les chrétiens ont l'habitude de proclamer que Jésus est la Vérité. L'Evangile de Jean ne dit-il pas d'ailleurs : «Je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne va au Père que par moi» (Jean 14, 5) ? Certes. Mais il faut approfondir ce qui pourrait ressembler finalement à un exclusivisme de la vérité, à une prétention humaine, à une mainmise sur le Dieu Tout Autre. Méfions-nous des grands mots et des apparences ! Jésus n'a pas dit : «Vous, les chrétiens, vous détenez la Vérité. Voici, elle est là, entre vos mains, disponible. Le christianisme est la seule religion vraie.» En réalité, Jésus dit tout autre chose. Il ne nous dit pas : «Vous êtes dans le vrai», comme si l'on pouvait s'installer dans la vérité; mais il nous dit : «Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples.» Et plus loin : «Si le Fils vous affranchit, vous serez réellement libres.» Il y a donc disciples et disciples, liberté et liberté. Il y a un christianisme qui n'est pas vraiment le christianisme, et il y a une liberté qui n'est pas une liberté réelle.
Le christianisme qui n'est pas vraiment le christianisme (ou qui ne l'est plus), c'est cette religion de la possession, de la prétention, de l'intolérance. Or, Jésus dit bien : «si vous demeurez dans ma parole (littéralement : dans ma parole à moi).» Cette parole, il faut donc la connaître, cheminer avec elle, l'aimer, la chérir, la garder, y faire sa demeure, se laisser habiter par elle, la transmettre. Parole veut dire que rien n'est donné d'avance. Demeurer dans la parole de Jésus, c'est en faire son chemin, son chemin de vie. Je suis le chemin…
La liberté qui n'est pas une liberté réelle, c'est la liberté par rapport aux choses et aux personnes : je suis libre de faire ou de dire n'importe quoi; je suis libre des conventions; je suis au-dessus de la loi commune; je puis me permettre de faire quelque écart à droite ou à gauche… C'est la liberté hors de tout engagement. Au contraire, la liberté vraie, c'est la liberté pour les autres, en vue de les servir, non de les éblouir ou de les dominer. La liberté du serviteur, qui sait se faire tout à tous.
Mais il y a autre chose encore. Jésus de Nazareth - et l'Evangile de Jean insiste particulièrement sur ce point - ne conçoit pas son oeuvre et sa parole comme autonomes, « autoposées » comme l'on dit en philosophie. Son oeuvre et sa parole, il les tient de son Père. « Moi, je dis ce que j'ai vu chez mon Père »(Jean 8, 38), «Moi qui vous dis la vérité que j'ai entendue de Dieu,» (8, 40). Jésus ne se proclame pas la vérité qu'il est comme s'il se situait lui-même à l'origine de la vérité. Il fait dépendre sa parole et ses actes de la volonté de son Père, car sa vérité il la tient d'un Autre que lui-même. Ce point est fondamental. « Je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité », dit Jésus à Pilate (Jean 18, 37). Jésus est le Témoin de la vérité, qu'il reçoit de son Père et notre Père et dont il rend témoignage. Ainsi nous permet-il d'être à notre tour des hommes et des femmes authentiques. Ainsi fait-il de nous des gens qui cultivent non des idées toutes faites ou des slogans, mais ce parler vrai dont nous avons tous tant besoin.
Je n'aimerais pas maintenant vous laisser l'impression que j'ai parlé seulement en général de notre pays, du Conseil Fédéral, du peuple juif, des journalistes et des historiens, du christianisme et de la liberté. Les généralisations hâtives sont l'ennemi du genre humain et de la pensée. C'est pourquoi, j'aimerais évoquer en finale la nouvelle de Tolstoï, intitulée La mort d'Ivan Ilitch que j'ai lue pendant les vacances de Noël. Tolstoï décrit la mort d'un grand commis de l'Etat, à l'époque des Tsars, juriste estimé et ayant pignon sur rue, qui a «réussi» pourrait-on dire, mais qui meurt pourtant dans un atroce isolement. Au cours des derniers mois de sa vie terrestre, alors qu'Ivan Ilitch se sait atteint d'une maladie incurable, il n'est vraiment aidé ni par ses médecins, ni par les prêtres (Tolstoï est très féroce contre ces deux professions, la Faculté et l'Eglise !), ni par sa femme, ni par son entourage, car tous lui mentent et, angoissés eux-mêmes par la mort qu'ils n'osent pas regarder en face, cherchent à éviter la vérité. On lui parlait de tout, nous dit Tolstoï, au lieu de la vraie question, celle de la vie et de la mort, qui seule désormais se posait à lui. « C'était ce mensonge autour de lui et en lui qui, plus que tout, empoisonnait pour Ivan Ilitch les derniers jours de sa vie. » La nouvelle de Tolstoï est un extraordinaire commentaire de la parole que nous méditons : «la vérité vous rendra libres.» Non certes libres du trépas, mais libérés de la peur de la mort et des faux-fuyants. Or, le seul personnage qui aide vraiment Ivan Ilitch est son domestique Guérassime, homme simple et fort de la campagne, qui le rassérène, le comprend et trouve les mots et les gestes qui conviennent. L'homme libre n'est pas celui qu'on croit ! C'est l'humble serviteur qui ne s'est pas voilé la face devant la vérité et qui a été réellement libre, libre d'aider son maître à mourir. Et dans un sublime dialogue entre Yvan Ilitch et « la voix de son âme », Tolstoï montre dans son personnage des lueurs de lucidité et d'espoir, quand celui-ci prend conscience, au dernier moment, qu'il n'a pas vécu comme il aurait fallu. Il n'avait vécu que pour sa profession, aux dépens de sa famille, que pour le pouvoir, aux dépens de son âme. « Il chercha son ancienne peur, sa peur habituelle de la mort et ne la trouva pas. Où était-elle ? Quelle mort ? Il n'y avait plus de peur parce qu'il n'y avait pas de mort. Au lieu de la mort, il y avait la lumière. »
Amen.