Il y a un peu plus d'un an, il m'est arrivé de faire l'une des expériences les plus profondes de ma vie. Devant y donner une conférence, j'ai visité les établissements hospitaliers de la Fondation John Bost, dans le village de La Force, en Dordogne, près de Bordeaux. Jamais je n'oublierai ces instants. Plus de 1000 résidents handicapés, dont plus de 600 n'ont pas de langage verbal, y vivent, entourés avec un dévouement admirable par quelques centaines de soignant(e)s. John Bost, pasteur issu du Réveil, mouvement de la première moitié du XIXe siècle qui ranima la vie spirituelle au sein du protestantisme de langue française, fondait en 1848 ce que l'on appelait alors les " Asiles de la Force ". Il n'existait pratiquement rien à l'époque pour les handicapés mentaux. Or, Bost s'était donné ce mot d'ordre : "Ceux que tous repoussent, disait-il, je les accueillerai au nom de mon Maître.".
Trois principes simples animent cette œuvre :
1) on n'enferme pas les malades, mais au contraire on les intègre dans un tissu social;
2) on s'attache à soigner l'ensemble de la personne, y compris par des moyens thérapeutiques non-verbaux;
3) l'état du malade peut évoluer, il a une âme.
"Ceux que tous repoussent, je les accueillerai au nom de mon Maître.". Voilà un premier lieu de l'action sociale de l'Eglise : accueillir, soigner, protéger ceux et celles que la société rejette, en les considérant comme des déchets, des sous-hommes. John Bost a vraiment innové en bâtissant un lieu original d'accueil et de réconfort.
L'un de ces innovateurs précisément fut, plus près de nous, le fondateur spirituel du Centre Social Protestant à Genève, le pasteur Raynald Martin. Les activités innombrables du CSP sont bien connues, mais n'oublions pas qu'il fallut au départ, en 1954, un authentique visionnaire pour écouter les besoins, prendre les bonnes décisions et montrer le chemin. Raynald Martin disait de lui-même : " J'ai aimé prendre des risques et faire des choses un peu folles. ". Son témoignage est clair : " Les tensions, les drames qui se déroulent un peu partout m'inquiètent forcément. Nul ne peut être indifférent à cet enfantement, souvent sanglant, d'une nouveau monde. Mais je suis un homme de foi. Je crois en l'action du Saint-Esprit, qui agit au coeur de l'homme pour briser les fanatismes et les haines. Je ne suis pas naïf ou faussement idéaliste ; simplement, je connais la valeur de l'espérance. Et je veux croire. Pour ceux qui n'y parviennent pas. " Voilà un deuxième lieu d'Eglise : le Centre Social Protestant, lieu d'écoute et d'entraide pour tout être humain, socialement ou personnellement en panne, en manque d'argent, en manque d'amour.
Voici enfin une femme, une théologienne laïque, Madeleine Barot. S'il y a un mot qui la caractérise, c'est bien celui de "solidarité ". D'abord archiviste à l'école française de Rome, militante de la Fédération universelle des étudiants chrétiens, elle s'engage à la CIMADE Comité Inter-Mouvements Auprès des Evacués, dans le sud de la France de l'époque, pour résister au nazisme et venir en aide très concrètement aux réfugiés, dont beaucoup de Juifs, dans les camps d'internement du régime de Vichy. Après la guerre, Madeleine Barot est appelée en 1953 par le Conseil oecuménique des Eglises à promouvoir "le dialogue entre hommes et femmes dans l'Eglise et la société ". En pèlerin infatigable, elle n'aura de cesse de lutter pour les droits de la personne, de toute personne, pour les travailleurs migrants, contre la torture (l'ACAT) et le mal-développement.
Troisième lieu d'action sociale de l'Eglise : défendre, sur le plan international, les persécutés fuyant la guerre et la dictature ou une situation politique et économique intenable. Qu'on se le dise : aucune nation civilisée - dont la Suisse - ne saurait affaiblir, relativiser ou contourner le droit sacré de l'asile.
Trois lieux, trois hauts lieux d'action chrétienne : un lieu thérapeutique auprès des handicapés (la Fondation John Bost), un service social auprès des plus démunis (le CSP), une institution internationale pour la défense du droit d'asile (la CIMADE).
Et nous maintenant ? Et toi, et moi ? Que faisons-nous ? Que devons-nous faire ? Ne faisons-nous pas quelques complexes par rapport à ces grands personnages, à ces visionnaires actifs, à ces prophètes en leur temps ? Nous nous sentons bien petits face à eux... Et Jérémie ? Qu'attend-il de nous ? Que nous veut-il avec sa prédication enflammée contre l'injustice sociale de son temps? Viendrait-il lui encore nous culpabiliser, comme si nous ne nous sentions pas coupables de toute façon ? " Améliorez votre conduite, votre manière d'agir" : n'avons-nous pas entendu cela 100'000 fois ? "N'opprimez pas l'étranger !" : "Ah, Monsieur le Pasteur, vous n'allez pas faire de nouveau de la politique !" "Ne répandez pas du sang innocent en ce lieu" : cela ne nous concerne pas nous ici, mais d'autres nations et d'autres peuples qui s'entre-tuent hélas loin de "chez nous " pour ce Lieu précisément, le Temple de Jérusalem. N'avons-nous pas envie de rétorquer au prophète : "Cher Jérémie, nous avons compris : nous sommes mauvais, injustes, coupables, bourrés d'or et d'argent, mais cela, nous le savions déjà, et c'est pourquoi nous t'entendrons là-dessus une autre fois. Fermons le poste de radio Dieu-je-sais-tout-et-je-vois-tout!"
Mais quelle est la question que nous pose le prophète ? La vraie question ? Répéter que nous sommes coupables ? Proclamer le jugement de Dieu ? Faire la distinction entre un culte véritable et un culte faussé ? Opposer la foi à la religion? Rappeler la permanence de la Loi de Dieu ? Oui, il y a bien de tout cela dans cette prédication de Jérémie sur le parvis du Temple de Jérusalem. Mais il me semble que la question critique, et aussi constructive, que nous pose Jérémie est celle de la CONFIANCE. En quoi, en qui placez-vous votre confiance? Dans une Terre ? Dans un Temple ? Dans les institutions du passé, celles qui ont été bâties par d'autres que vous, ou en Dieu et en Dieu seul ? Vous avez eu vos John Bost, vos Raynald Martin, vos Madeleine Barot, vous avez vos grands noms, votre tradition, vos hauts lieux, mais qu'en faites-vous aujourd'hui?
Il y a là une menace et un combat spirituel. Une menace d'abord, qu'il ne faut pas édulcorer. Jérémie annonce ni plus ni moins la fin de Jérusalem, à moins que ses habitants ne changent de conduite. Il va jusqu'à comparer le sort de Jérusalem à celui de Silo, un lieu de culte prestigieux de cette époque ancienne, rasé par les Philistins quelques centaines d'années auparavant. "De la même manière que j'ai traité Silo, je traiterai la maison sur laquelle mon nom est invoqué.". Qui peut prétendre lire l'avenir ? Nous ne savons pas si les organismes, pour lesquels ont lutté nos pères et nos mères, ont encore un avenir. Nous ne savons pas si notre Eglise, "la pauvrette Eglise", comme disait Calvin survivra. Nous ne savons pas ce que nous réserve l'avenir. L'angoisse s'empare parfois de nous. Et si toutes ces choses, auxquelles tenaient les générations qui nous ont précédés, ne subsistaient pas non à cause de la guerre, de la violence, mais à cause d'une molle indifférence qui finit, comme on dit, par "laisser les choses aller" ? Le protestantisme ne risque pas de mourir par persécution, mais par endormissement.
Mais le plus important combat à mener, c'est le combat spirituel. Jérémie ne considère pas que le péché du peuple entraîne automatiquement la punition divine. Il intercède au contraire pour son peuple - même si Dieu le lui interdit (v. 16 : "Toi, n'intercède pas pour ce peuple" et lutte donc à ses côtés pour qu'il vive dans la justice. Jérémie est ce prophète qui a parlé à Dieu au nom de son peuple pour tenter de lui épargner l'issue fatale. Ce n'est pas le ressentiment qui le motivait, mais un amour exigeant.
En réalité, le prophète distingue la vraie, l'authentique confiance de la fausse. La fausse confiance est celle qui nous incite à faire confiance à des institutions qui, en soi, assureraient l'avenir. "Le Temple de l'Eternel ! le Temple de l'Eternel ! le Temple de l'Eternel ! Il est ici. " On se fie alors à des paroles fausses, on se berce d'illusions, on se livre à des espérances trompeuses, et l'on finit, pour se rassurer, par confondre le temporel et le spirituel, les choses qui passent et les choses qui demeurent. L'angoisse a toujours été mauvaise conseillère. Les habitants de Jérusalem avaient peur et ils avaient raison d'avoir peur. Or, ils oubliaient que c'est la Personne qui est sacrée, toute personne et non le Temple en soi, fut-il le Temple de Jérusalem! Il n'y a pas une Terre promise, mais c'est toute la terre qui est promise. N'oublions pas l'essentiel : la vraie confiance ne consiste pas à se fier à des lieux, même à des hauts lieux de spiritualité et d'entraide, comme s'ils étaient éternels, mais elle consiste à mettre et remettre toujours à nouveau ces lieux au service du Nom du Dieu vivant et par conséquent au service du "droit entre un homme et son compagnon", comme dit le texte lui-même. Jérémie en appelle au courage de la confiance. Non pas : tu dois ! mais : tu peux ! Sans ce courage-là, le courage de la confiance, il n'y aurait eu ni John Bost, ni Martin, ni Madeleine Barot!
Confiance en nous-mêmes, confiance en Dieu, confiance dans les autres, n'est-ce pas cela dont nous avons le plus besoin? Sans cette sorte d'élan intérieur, de jubilation, d'énergie, rien de bon ne sortira de nous. John Bost, Raynald Martin, Madeleine Barot ont fait quelque chose de leur vie. Toi aussi, tu peux faire quelque chose de ta vie. Nous pouvons retrouver la confiance, ce sentiment fondamental sans lequel rien de grand, rien de beau, rien de durable ne peut être fait dans ce monde. Confiance ! Emouna en hébreu! Laissons Dieu revenir à nous pour nous éclairer, lâchons prise pour le laisser accomplir son oeuvre secrète, laissons Dieu être Dieu pour nous, comme Il l'est devenu en Jésus, le Christ, lui qui a chassé les marchands du Temple, afin d'y faire entrer les aveugles, les boiteux, les enfants que nous sommes. Par la bouche des tout-petits, tu t'es préparé une louange. Ne crains pas, crois seulement !
Amen !