Notre Père des cieux,
tu es loin, si loin…
Comment te dire notre exil ?
Nous nous sommes habitués à vivre entre nous.
Où es-tu, Seigneur ?
Il fait froid sans toi !
Sur la tapisserie chargée de nos vies,
Sans surprise la navette va et vient…
Comment te dire notre quête de toi ?
Nous n'attendons plus la brûlure de ta parole.
Où es-tu, Seigneur ?
Il fait froid sans toi !
Notre peau s'est épaissie,
Il fallait protéger nos blessures…
Comment te dire nos coeurs glacés ?
Nous ne savons plus rien de ton buisson ardent.
Où es-tu, Seigneur ?
Il fait froid sans toi !
Fais-nous revenir,
Revenir à la vie,
Comme évanoui, l'on revient à soi-même,
Aux visages des autres,
A la douce chaleur de ta présence !
O notre Père, fais-nous revenir !
Amen
(de Lytta Basset «Traces vives», p. 50)
A vous toutes et tous qui êtes venus au Temple de Fribourg en chair et en os ou par les ondes, à vous les catéchumènes de dernière année, et tout spécialement à vous, les parents et les amis, qui êtes venus ici pour votre jeune - pour son baptême ou pour sa confirmation - je voudrais dédier cette prière de Lytta Basset, une prière toute pétrie de la spiritualité de Jérémie : «Fais-nous revenir !», en version originale : «Hashivénou».
Fais-nous revenir, oui parce qu'il fait froid ! Oh pas dehors, bien sûr, puisqu'il continue de faire grand beau. Mais pas dedans non plus ! Vous savez, quand le temple est bondé comme en ce jour des confirmations, on ne sort pas du culte vivant sans avoir ouvert les portes à la mi-temps (au bout d'une heure environ !); histoire de faire un bon courant d'air, histoire aussi de nous préparer au souffle de la Pentecôte… Non, il ne fait pas froid ici, ce matin. Mais nous avons froid à l'intérieur, froid au dedans de notre être. Nous nous sentons, quelque part, «exilés», à côté de nos racines ou de notre vocation, à côté de la plaque ou de nos pompes…
Vous êtes peut-être - vous qui êtes venus exceptionnellement, ou encore vous qui avez allumé votre radio par hasard (ou pour éviter le déplacement dans votre paroisse) - peut-être êtes-vous de celles et de ceux qui sont en froid avec l'Eglise, en froid avec Dieu ou en froid avec la foi. C'est que c'est si lointain, tout ça. Pensez : mon baptême, mon caté, ma confirmation, mon engagement aux JP,… c'est si loin. Et si inutile aussi. La vie a eu tout le temps de m'apprendre que la vie est ailleurs; qu'on ne peut pas se nourrir de pieuses paroles seulement. Et puis à quoi bon se blesser encore de déceptions religieuses ! Est-ce qu'il n'y en a pas assez comme ça, des déceptions ?
Ce matin, pourtant, nous sommes là. Nous n'avons pas les yeux levés au ciel - un ciel qui n'est fait, en ce lieu, que de caissons -, mais des yeux bel et bien baissés. Fixés sur une volée de 25 catéchumènes, dont cinq ont fait le choix du baptême et vingt le choix de la confirmation. Une belle récolte, à vrai dire : en quantité comme en qualité ! Et j'ose croire qu'en les accompagnant ici, nous prenons une part active, une part de sympathie : c'est la part du témoin particulier qui est assis à côté de chaque catéchumène; mais aussi la part des témoins que nous sommes toutes et tous dans cette grande assemblée. Mais dites-moi : ne sommes-nous pas aussi venus ramasser quelques miettes pour nous-mêmes ?
Dites-le, à vous-même ! Reconnaissez-le, pour vous-même : vous n'êtes pas venus en spectateurs seulement. Si vous êtes là, c'est aussi avec votre jeunesse à vous, votre jeunesse lointaine, votre jeunesse évanouie; vous sentez monter en vous ce désir profond que votre foi à vous se faufile dans la file des jeunes dont c'est le jour. Un jour heureux, puisqu'ils chanteront : «O happy day !» Vous êtes habités du secret espoir qu'ici, on ne vous aura pas simplement vendu cent grammes - ou cent minutes - de poudre de rêve… Si tel est le cas, eh bien, le message est pour vous aussi. Le message prophétique concerne votre avenir, c'est-à-dire qu'il vient donner un éclairage sur votre présent.
Vous êtes alors, si vous me permettez la comparaison… dans le premier panier de figues que le prophète Jérémie a repérées sur le parvis du Temple de Jérusalem, des figues fort belles, belles comme un printemps (v. 2 ). Des figues que Dieu regarde avec un regard de sympathie, un regard de compassion (v. 6). Parce que le Dieu qui s'annonce, dans la parole biblique de ce matin, est un Dieu proche des exilés de toute sorte, et dont vous êtes forcément, à un titre ou à un autre. Un Dieu désireux de renouer - non pas avec les bonnes gens qui n'ont jamais bougé et pensent que jamais ils n'auront à bouger, installés qu'ils sont dans leurs certitudes et leur bon droit - mais avec celles et ceux qui ont été déportés, «déplantés», déracinés, à petite ou à grande vitesse, loin de leur famille, loin de leur centre, loin de tout…
Étonnante histoire que la vision des deux paniers de figues ! Quand Jérémie la reçoit, dans une observation tout à fait banale, il y perçoit bien davantage qu'un fait divers. Deux paniers de figues ont été déposés devant le temple par quelqu'un. Mais par qui ! Est-ce une offrande ? L'histoire ne le dit pas. Par contre, le texte dit que Dieu va offrir une parole au travers de cette vision banale. Et que cette parole concernera tout le monde. Un monde bien tourmenté, puisque l'élite du Royaume - le roi et les ministres de Juda - bref, la crème de Jérusalem a été déportée à Babylone. Ceux qui restent se rassurent comme ils peuvent autour d'un nouveau roi. Ils s'organisent, se renferment sur eux-mêmes. Ils seront pourtant déportés eux aussi dans quelques années… Et ce sera même pire ! Quand Jérémie parle, on est donc entre deux déportations. Et c'est comme si la déportation était devenue la norme pour le prophète de Dieu, le passage obligé pour rencontrer Dieu. En effet, les figues infectes, celles du second panier, ce sont… les survivants, ceux qui ont échappé au grand départ !
Ce sont les mêmes fruits qui sont dans les deux corbeilles. Mais les uns sont immangeables, alors que les autres sont magnifiques. Les mêmes fruits peuvent donner le meilleur comme le pire. Pourquoi ? Qu'est-ce qui fait la différence entre eux ? Je voudrais tenter une réponse : leur attitude fondamentale dans la vie, leur adaptation dans la croissance, leur maturité, leur maturation. Que vaut-il mieux, finalement ? Survivre à la déportation en s'accrochant à Jérusalem, avec l'illusion d'être du côté de Dieu ou bien vivre pleinement la déportation à Babylone, avec la promesse d'un retour accompagné de Dieu ? La question que pose la vision des deux paniers tourne, à mon avis, autour de la même alternative, mais que l'on pourrait moduler de plusieurs manières : survivre ou bien vivre ? S'agripper ou bien lâcher prise ? S'encroûter ou bien se laisser dérouter ? Reconnaître que je suis en exil dans ce monde ou bien faire comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
Au fil des entretiens que nous avons eus pour préparer vos baptêmes et vos confirmations, nous avons été frappés par la foi qui anime la plupart d'entre vous. Que de témoignages de vies qui bougent, des vies qui se mettent en mouvement, qui se remettent à espérer ! Pour tel catéchumène, c'est faire le deuil d'un parent décédé. pour tel autre, digérer le divorce de ses parents, puis constater que les tensions ont diminué depuis lors. Ou encore, voir un père mis au chômage, pour retrouver un emploi meilleur que le précédent… Que de chemins d'exil déjà parcourus chez vous ! Quelle sensibilité à toutes ces déportations dans la vie de vos proches, quand ce n'est pas dans votre propre vie ! Je trouve que certains adultes font, à côté de quelques-uns d'entre vous pâle figure, ou plutôt «pâle figue-gure» !
Dans la confession de foi comme des candidats au baptême, on a entendu pour terminer, cette affirmation ouverte : «Notre vie est un grand voyage que nous franchirons d'étape en étape.» Votre vie est donc placée sous le signe du voyage : pour l'un d'entre vous, ouvrir un restaurant en Jamaïque, pour une autre faire le tour du monde. Vous êtes à la bonne école, puisque plusieurs de nos anciens catéchumènes ont mis les voiles pour le grand large : une année en Australie, ou bien même une activité professionnelle en Thaïlande (n'est-ce pas Corinne ?). Aujourd'hui les projets, demain les imprévus… allez-y ! Prenez votre envol, y compris par rapport à l'Eglise ! Et là où vous partirez, partout où vous irez, souvenez-vous que vous pouvez rester de belles figues, celles du premier panier, belles comme aujourd'hui, belles comme à la première saison. Souvenez-vous de l'espérance qui vous anime aujourd'hui. Souvenez-vous de ce regard de Dieu sur vous, vous qu'il aime et qu'il ne cessera d'aimer… Sans quoi, vous risqueriez de passer dans l'autre panier, et ce serait dommage !
Amen.