Servir mais sans oublier le Christ !

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Frères et sœurs,
Permettez-moi de commencer par deux remarques purement formelles : La première : vous avez sans doute comme moi, au cours de vos excursions en montagne ou au bord des lacs, pris en main un caillou. Un simple caillou, une pierre réelle, concrète, comme tous les autres cailloux mais, ce bout de rocher-là, a tant été roulé, usé, modelé par les ans, par les eaux, par le gel et les vents, par le sable, qu'il en est devenu un petit chef-d'œuvre, un caillou attachant, qui a attiré votre attention, captivé votre réflexion.
Pourquoi est-ce que je dis ça ? Parce que le petit récit - bien connu de Marthe et Marie - est semblable à mon caillou. C'est un récit bien réel, bien concret. Mais il a été, par Luc l'évangéliste (peut-être même par ses prédécesseurs), tellement vu, revu, poli, réduit à l'essentiel, les aspérités anecdotiques ou inutiles en ont été tellement limées qu'il est devenu, non pas un compte-rendu rapide d'un fait anodin, mais un petit bijou, une œuvre d'art. C'est la première remarque.

La deuxième remarque : juste avant le récit de Marthe et Marie, que nous venons de lire, se trouve, vous le savez, l'histoire du Bon Samaritain sur laquelle nous avons prêché dimanche passé. Le Bon Samaritain : ce fort appel à l'amour du prochain, aimer, aider, respecter l'autre même et surtout et aussi quand il est d'une autre mentalité, d'un autre pays, d'une autre confession, d'une autre culture, d'une autre race. Aimer au-delà des préjugés, des a priori, des convictions. Aimer même quand le prochain ne pense pas, ne croit pas comme moi, ne partage pas les mêmes convictions. Bref - je ne vais pas refaire ma prédication - aimer, respecter même et surtout celui qui ne m'est pas aimable, en un mot aimer même mon ennemi. Il est clair que ce n'est pas facile !

Et j'avais rappelé, en prenant un seul exemple parmi tant d'autres, avec une certaine tristesse, combien au cours de l'histoire, protestants et catholiques, catholiques et protestants, les uns et les autres qui nous réclamons du même Christ, qui prenons comme norme de notre foi le même Samaritain, combien nous avions été incapables de nous aimer, de nous respecter de cette manière-là, incapables de comprendre que nous avions besoin les uns des autres, même et surtout puisque nous sommes différents !
Mais (et maintenant je commence la prédication proprement dite) mais le message, l'appel de la parabole du Bon Samaritain, peut devenir, à l'heure où le monde est devenu, selon la formule, un village planétaire, le message, l'appel du Bon Samaritain peut devenir écrasant, désespérant, culpabilisant.
Il n'y a pas de semaines, hélas, oui, il n'y a pas de jours, et en exagérant à peine, j'ai envie de dire, il n'y a pas d'heure où nous ne sommes pas frappés par les cris au secours de gens blessés, malades, lépreux, torturés, abandonnés, affamés, emprisonnés à tort, injustement méprisés, exploités, assoiffés, expulsés, souffrances et plaintes de ces millions de réfugiés, chassés, pourchassés d'un pays à l'autre, leur baluchon sur la tête, coupés de leur racine, de leur famille, de leur pays, un pays d'ailleurs où règnent violence, arbitraire et corruption.
Face à cette misère qui frappe à notre porte par les nouvelles, les informations et par les centaines de bulletin de versements roses ou verts jetés dans nos boîtes aux lettres, comment prendre au sérieux l'appel de la parabole du Bon Samaritain?
A l'heure du village planétaire, à l'heure où la misère du monde frappe à notre porte : qu'est-ce que ça veut dire que d'aimer son prochain ? N'est-ce pas tout simplement écrasant ? Il y a tant, il y aurait tant à faire, dans ce monde où il faudrait accueillir, nourrir, soigner, loger, former, donner du travail.
Alors, nous avons envie ou en tous les cas, j'ai envie de crier comme Marthe : "Qu'est-ce qu'il fait le Seigneur ? Est-ce que ça ne te fait rien que je sois débordée par les tâches caritatives, submergée par les appels au secours qui parviennent de toute part, débordée par tout ce qui pourrait être accompli ?Je n'y arrive plus."
Vous avez reconnu le grief de Marthe, (Marthe cela signifie la maîtresse) celle qui, normalement domine, veut dominer la situation eh ! bien, Marthe dans notre récit, n'arrive plus à dominer la situation, elle n'arrive plus à servir (deux fois ce mot fondamental qui a donné la diaconie et qui est à la base de nos Centres sociaux protestants, et de toutes les oeuvres caritatives, deux fois de suite ce verbe retentit dans notre petit récit : Je n'arrive plus à servir !
Marthe, qui aimerait mettre en pratique le principe du on Samaritain, qui aimerait accueillir, servir, être hospitalière, généreuse, ouvrir sa maison à l'autre et quel autre (!), se sent, à tort ou à raison, débordée, elle court au plus pressé, pour elle il s'agit de servir le Christ, et ce n'est pas peu de choses, mais elle a l'impression et c'est ici - dans notre petit "caillou" - que Marthe prend des dimensions symboliques. Elle devient un peu le symbole de l'Église.

Pour nous aussi, il s'agit de servir le Christ, présent dans tous ceux et toutes celles qui souffrent. Nous, aussi, nous aimerions obéir à l'appel de la Parabole du Bon Samaritain, mais la misère du monde est telle, que parfois l'Église, les croyants, vous ou moi, nous n'en pouvons plus, nous nous sentons débordés, la situation exige trop de nous, nous sommes trop seuls, et la tâche est trop grande. Alors, comme Marthe, qui n'arrive plus à faire face à ses obligations, qui n'en peut plus, comme Marthe, beaucoup d'entre nous et pas seulement des personnes âgées se sentent écrasés par toutes les misères de ce monde face auxquelles nous nous sentons - en tous les cas je me sens - tellement démunis.
Alors Marthe s'aigrit, elle, la "maîtresse" qui voudrait tout régler toute seule. Elle s'aigrit parce elle aimerait servir, elle aimerait agir comme le Bon Samaritain, être hospitalière, elle se sent seule. (…ma sœur m'a laissée seule pour servir, dit-elle.). Alors, aigrie, elle en veut au Seigneur de ne pas intervenir : Seigneur (le texte ne dit pas "Jésus", mais bien Seigneur. C'est au Seigneur qu'elle en veut !) est-ce que ça ne te fait rien de me voir si seule face à l'immensité de la tâche ?

Pour le mentionner en passant, on retrouve, dans l'Évangile de Luc, le même reproche adressé à Jésus, la même mise en demeure d'agir, la même critique. En pleine tempête, au moment où le bateau de l'Église coule, s'enfonce - alors les disciples affolés - comme Marthe, dans les mêmes termes que Marthe, s'adressent au Seigneur en lui disant : "Maître, cela ne te fait-il rien que nous périssions ?" En d'autres termes : Tu nous laisses tomber ! Tu nous abandonnes! Tu nous en demandes trop ! 1) l'Église coule et 2) tu nous laisses tout seuls et 3) tu nous demandes d'aimer, d'aider le monde entier ! Alors que nous ne sommes plus qu'une minorité et que nos moyens sont limités.
Marthe, dans notre petit récit poli comme un caillou évoque avec précision, un danger de la vie chrétienne : les soucis que l'on se fait en s'isolant du Christ et de la communauté, ainsi que les mille et une activités que l'on déploie pour en venir à bout. Vous voyez que ce petit récit, poli, travaillé, comme mon caillou va bien au-delà d'une petite anecdote, bien au-delà d'une dispute entre deux sœurs, bien a delà d'une querelle ménagère. Mais il montre le difficile équilibre entre le service et l'écoute de la Parole.
Remarquez que Jésus ne met pas en doute le message, l'exhortation du Bon Samaritain, après tout c'est lui qui a raconté cette parabole : aime ton prochain. Mais, et c'est ici qu'intervient l'autre sœur, Marie. Assise aux pieds du Maître - il y a un temps pour toutes choses sous le soleil - elle adopte l'attitude du disciple, elle écoute la Parole de Jésus qui commente la Parole de Dieu. En fait, Marie fait comme Jésus. Elle a choisi "la bonne part". C'est quoi cette "bonne part". Est-ce la paresse ? Tirer son épingle du jeu ? Laisser tomber les autres ? La "bonne part" est-ce l'égoïsme, la dureté du cœur ?
Et pourquoi cette "bonne part" ne lui sera pas ôtée et ôtée par qui ? Si Marthe sert, se dépense sans compter, intervient dans toutes les directions, si vu l'urgence des besoins elle se tue, littéralement au travail, elle essaye de faire le salut du monde par elle-même, elle se coupe de Jésus. Elle oublie que Jésus, oui, Jésus lui-même, durant son ministère terrestre quand il était poursuivi par les foules, par les blessés de là vie, il lui arrivait, non par égoïsme, non par paresse, de partir, dans le désert, prier, apporter cette misère à Dieu, lui remettre l'humanité souffrante, en comptant sur la puissance de Dieu, en s'en remettant, lui aussi, à sa grâce.
S'engager dans le monde, oui, Jésus nous le demande, Jésus nous y envoie, servir le prochain, oui mais pour autant ne pas se couper de la communion avec le Christ, ne pas négliger sa Parole, savoir s'arrêter, l'écouter, prier. Non seulement aimer le prochain - et c'est la Parabole du Bon Samaritain - mais aussi et tout autant aimer Dieu, chercher sa Parole, se laisser former, informer par son enseignement.
Cette joie-là, se tenir en présence du Seigneur, c'est notre part. Nous l'avons choisie, librement ce matin, et personne ne pourra nous l'enlever. C'est le bonheur de la foi qui nous permet de nous en remettre à Dieu, en lui remettant le monde entier en lui demandant de renouveler nos forces pour le service qu'il attend de nous.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Gérald Chappuis
Musique
Roland Volet, trompette