Le Don de soi

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" Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes. "
Cet événement, selon l'Évangile de Marc, se passe tout à la fin du ministère de Jésus. Depuis quelque temps déjà, Jésus a pris congé des villes et des villages de son pays. " Il faut que le Fils de l'homme monte à Jérusalem. "
L'entrée triomphale à Jérusalem que l'Église célèbre le jour des Rameaux a eu lieu. Depuis, la situation s'est dégradée rapidement. L'affrontement de Jésus avec les chefs religieux s'est durci. On pressent un dénouement tragique.
Au Temple, une femme vient apporter sa modeste offrande dans le tronc des dons volontaires. Jésus la voit. Jésus devine. Jésus comprend. Il est bouleversé par son geste. Il appelle ses disciples et leur révèle que la gloire de Dieu est cachée dans le geste de cette femme. Elle n'a pas donné un peu de ce qu'elle a. Elle a donné tout ce qu'elle a. Elle a pris sur sa misère tout ce qu'elle possède. Elle n'a pas donné quelque chose seulement. Elle s'est donnée elle-même à Dieu. Elle est entrée à son insu dans la logique de la gratuité qui est de donner et de recevoir au-delà de tout calcul.

Dans l'Évangile de Marc, Jésus utilise le geste de cette femme pour en faire la conclusion de son ministère terrestre. Bientôt il se laissera arrêter, juger, condamner. Les disciples, une fois de plus, ne comprennent pas bien. Ils comprendront demain, après Pâques. Ils comprendront que la sagesse de Dieu était cachée sur la croix, au moment où le Christ est allé jusqu'à l'extrême du don, celui de sa vie. Alors, après coup, se remémorant l'exclamation joyeuse et admirative de Jésus devant le geste de la femme, les disciples sauront eux-mêmes relier l'offrande de la femme et le sacrifice du Christ.
Comme les disciples, nous sommes appelés à faire ce lien aujourd'hui. Il en va de notre accès au bonheur. Car notre vie s'éreinte, s'épuise et se perd aussi longtemps que nous restons les prisonniers du donnant-donnant, du seul rendement, de la seule rentabilité. Notre vie s'affaisse tant qu'elle n'intègre pas la valeur du don de soi.

Selon un commentateur, Jésus oppose ici une religion de la qualité à une religion de la quantité. Bien souvent et juste avant de découvrir cette veuve anonyme glisser de son nécessaire dans le tronc, Jésus s'est trouvé aux prises avec les gens du savoir, les spécialistes en religion, les as du commentaire sur les règles à respecter, les champions de l'honorabilité sociale.
On l'a bousculé. On l'a contesté. Il a résisté au nom de l'essentiel, au nom d'une religion du cœur et pas seulement de la raison.
Jésus savait que la foi selon Dieu déborde l'intérêt bien compris de soi-même et le calcul. Il savait que Dieu n'est pas calculateur avec nous, à la manière d'un comptable de nos mérites. Dieu se laisse aller à la déraison, à l'amour inconditionnel de l'homme. Ainsi quand Jésus fait don de sa vie sur la croix, c'est Dieu lui-même qui nous fait le don de lui-même.

Aujourd'hui il existe plusieurs registres pour explorer la justesse de l'enseignement de Jésus. Il y a par exemple la fameuse distinction entre le cerveau gauche, celui de la logique et du calcul, de la raison et du compartimentage, et le cerveau droit, celui de l'imagination et de la créativité, celui de la gratuité et du don. En faisant l'éloge de l'offrande de cette femme, Jésus met en cause une société qui ne verrait d'important que le cerveau gauche et qui nourrirait des sentiments d'ironie et de mépris à l'égard des valeurs de générosité, de gratuité, de don de soi.
De cette femme anonyme au Temple, nous apprenons peu de choses sinon qu'elle passe inaperçue au milieu de la foule des pèlerins, des chefs religieux et des notables. Autour d'elle beaucoup de visages. Les visages de ceux qui savent, qui ont beaucoup étudié et qui peuvent se prévaloir à juste titre de compétences. Le visage aussi du pouvoir, de ceux qui ont des responsabilités dans la cité. Le visage encore de l'avoir, c'est-à-dire de ceux qui ont su par leur énergie, leur intelligence au travail ou leur chance, acquérir des richesses.

Dans ce récit, Jésus ne blâme ni ne ridiculise les gens pour leur réussite. Simplement, au moment de choisir le geste qui anticipe le mieux la sagesse que Dieu révèle sur la croix, il montre cette femme qui donne de son nécessaire, tout ce qu'elle a, oubliant d'écouter la voix de la raison. Elle donne tout par amour pour Dieu parce qu'elle a compris que la vie n'est rien si elle ne se laisse pas rejoindre et transfigurer par l'amour premier de Dieu. Elle retrouve le geste élémentaire de la confiance en Dieu, et que sommes-nous si notre vie ne se laisse pas reconstituer par la confiance en la vie, en Dieu qui donne la vie ! ?
Si notre regard n'est rivé que sur les indicateurs de notre savoir, de notre pouvoir et de notre avoir, alors nous sommes condamnés à courir désespérément parce que nous avons oublié l'essentiel qui est don, parce que nous avons aussi oublié de vivre notre confiance en Dieu et la confiance de Dieu en nous.

Au point où j'en suis parvenu et avant de poursuivre, je cite ces quelques lignes de Khalil Gibbran tirées du prophète : " Alors, un homme riche dit : parlez-nous du don. Et il répondit : Vous ne donnez que peu lorsque vous donnez de vos biens. C'est lorsque vous donnez de vous-même que vous donnez réellement. Car que sont vos biens sinon des choses que vous conservez jalousement par crainte d'en avoir besoin demain ? Et qu'est la peur de la misère, sinon la misère elle-même ? Et la crainte de la soif devant votre puits plein, n'est-elle pas déjà la soif inextinguible ? "
Et maintenant je voudrais encore essayer d'entendre l'enseignement de Jésus en lien avec notre époque. Je ferai trois remarques.

D'abord celle-ci à propos de l'évolution de notre société. Un livre très attendu vient de paraître : " Le principe d'humanité " de Jean-Claude Guillebaud. L'auteur poursuit son interrogation commencée dans ses œuvres précédentes : " Que reste-t-il encore de nous ? Y a-t-il encore de l'humain dans l'homme ? Et si oui, jusqu'à quand ? "
Il observe les trois révolutions qui influencent en profondeur le cours des choses et de nos vies. La révolution économique où l'on observe avec la mondialisation la tendance à faire primer l'économique, le rentable, sur l'humain. La révolution informatique où l'on se demande quelle place est laissée à la conscience. La révolution génétique où l'on s'interroge sur les garde-fous à poser pour limiter l'intervention sur l'espèce humaine.
En lien avec cette réflexion critique sur notre époque, Jean-Claude Guillebaud aime citer cette parole de Castoriadis : " Une société vraiment humaine montre son degré d'humanité à sa capacité de s'autolimiter. "
Quand Jésus attache son regard et le nôtre à la femme qui glisse son offrande dans le tronc, il cherche l'humain en l'homme. Il nous entraîne dans la vigilance pour sauvegarder le principe d'humanité.
Pour ceux que le débat intéresse, je recommande la lecture de J.-C. Guillebaud que nous lirons d'ailleurs dans le cadre d'un groupe de notre paroisse. Et d'ores et déjà je signale que Guillebaud sera en Suisse pour nous ici et pour les auditeurs de la radio. Il donnera une conférence le 31 janvier prochain à Prilly. Il l'a intitulée : " Savons-nous encore définir l'humanité de l'homme ? "

Dans une deuxième remarque, je parlerai du spleen du don, c'est-à-dire de cette mélancolie plus ou moins tenace et durable que peut laisser le don derrière lui. Le phénomène a probablement toujours existé, mais s'est certainement accentué avec l'augmentation de la durée de vie.
Qu'arrive-t-il à celui ou à celle qui s'est donné corps et âme à sa tâche, à sa responsabilité, à sa profession ? Je pense à la mère qui s'est réjouie de voir ses enfants prendre leur indépendance. Et voilà que le jour où le dernier quitte la maison, elle attrape " un spleen pas possible " ! Désormais ses enfants " surfent " sur les vagues de la vie sans elle. Elle devrait être contente. Elle peine à l'être. Elle qui était indispensable se sent inutile. Que lui reste-t-il quand le sentiment d'avoir tout donné l'étreint ?
Je pense aussi à ceux qui prennent leur retraite parce qu'ils en ont l'âge ou parce que leur entreprise a fait faillite ou que leur métier a disparu ou encore parce que leur santé les y a contraints. Ils avaient donné le meilleur d'eux-mêmes et puis plus rien.
Je pense encore à ceux et celles qui ont assisté ou qui assistent aux grands bouleversements des réorganisations structurelles. Ils ont voulu faire part de leurs réserves au nom de l'expérience accumulée. On les a écoutés poliment, mais pas entendus. Le changement a ses lois comme le destin sourd et aveugle. Seul l'avenir peut décider si le changement était plutôt sage ou plutôt fou.

On comprend que survienne le spleen du don. Pourquoi s'être sacrifié, pourquoi avoir tant donné pour en arriver là, pour assister à des remue-ménage si éprouvants et peut-être si risqués ?
En regardant la femme s'approcher du tronc des offrandes volontaires, Jésus sait ces choses. En disant d'elle qu'elle participe à la révélation de la gloire de Dieu, il accueille en sympathie celles et ceux qui connaissent le spleen du don. Il en a déjà connu la brûlure. Il la connaîtra encore à Gethsémané.
Mais, en même temps, il donne souverainement raison à cette attitude d'oubli de soi. Donner de son nécessaire, donner de soi-même, se donner soi-même participe d'une sagesse supérieure. Perdre sa vie par amour, par gratuité, par élan pur, c'est finalement gagner.

Ma troisième et dernière remarque prend la forme d'un récit. Dans un grand hôpital, un malade a reçu toute la journée des soins compliqués. Il a vu se pencher sur son lit des visages concentrés. Il s'est aussi senti rassuré par tant de compétences techniques et d'esprit méthodique.
Il est maintenant plus de 20h. La nuit est venue avec sa part d'incertitude et d'inquiétude. En principe, le personnel soignant de la journée a terminé son service depuis un moment déjà. Soudain on frappe à la porte. C'est l'infirmière qu'il connaît bien. Il s'étonne : " Comment ! Vous êtes encore là ? " " Je suis revenue, dit-elle. Au moment de prendre ma voiture, j'ai pensé que j'avais oublié de vous souhaiter le bonsoir ! "
Sans ce petit plus, sans l'amour, sans le don de soi, le savoir, le pouvoir et l'avoir ne suffisent pas et peuvent même devenir des réalités froides, étouffantes.

Jésus en découvrant la femme au milieu de la foule qui se presse au Temple fait l'éloge de la gratuité, de la générosité sans calcul, de la tendresse, du don. Ce sont souvent les gestes les plus simples qui éclairent la vie. " … C'est lorsque vous donnez de vous-même que vous donnez réellement. "
" Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes. "

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Anne Chollet
Musique
Choeur "Jubilate", dir. Françoise Kissling; Catherine Suter, violon; François Dinkel, basson