Pour certains, le pardon ne pose pas de problème : pardonner, c'est bien, surtout quand ce sont les autres qui sont concernés. Pour d'autres, le pardon n'est qu'une donnée biblique, celle lancée par un doux illuminé du nom de Jésus, un homme dont la fin prouve bien que ce n'est guère réaliste sur cette terre de pardonner. Pour d'autres encore, pardonner semble possible, moyennant quelques arrangements : je te pardonne… si tu te repens suffisamment du mal que tu m'as fait. Je te pardonne… mais je t'ai à l'œil. Je te pardonne, mais je te préviens si tu recommences, tu auras affaire à moi !
Je les appelle les tenants du pardon sous conditions. Et voilà que Pierre, disciple par excellence - chargé comme souvent d'interroger Jésus de la part des autres - se jette courageusement à l'eau avec sa question : "Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerai-je ? Jusqu'à sept fois ?" De la loi du talion, "œil pour œil, dent pour dent", le judaïsme était déjà passé d'une violence illimitée à un pardon limité; judaïsme qui avait pour règle de pardonner jusqu'à quatre fois l'offense subie.
Et Pierre dans sa question à Jésus amène ce chiffre à sept, nombre parfait par excellence, montrant ainsi à Jésus le chemin qu'il faisait vers lui. Et pardonner jusqu'à sept fois, n'est-ce pas déjà énorme, voire impossible quand vraiment la blessure est profonde et le mal subi irréparable ? N'est-ce pas déjà humainement irréalisable pour moi qui peine à pardonner sincèrement ne serait-ce qu'une fois ?
A moins peut-être que mon offenseur se repente vraiment et me le montre suffisamment ? Et voilà que Jésus lui répond : "Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à septante fois sept fois." Une manière très claire de dire : "ce que je te demande c'est de pardonner à l'infini ".
Pour Jésus, il n'y a pas de limite au pardon. Si Pierre souhaite se rassurer en comptant le nombre d'offenses que le même frère lui fait subir, et y mettre un terme un jour en toute légitimité en disant : "Cette fois trop c'est trop, je ne te pardonne plus. C'est raté !"
Et allez demander aux victimes d'un viol particulièrement sordide ou aux parents d'un enfant assassiné de pardonner ne serait-ce qu'une fois à l'agresseur et vous comprendrez vite l'abîme qui existe entre le mal subi et le pardon à donner.
Mais la réponse de Jésus, qui a de quoi en étonner plus d'un, vous et moi les premiers j'imagine, se poursuit par le récit d'une parabole tout aussi surprenante que déroutante elle. L'histoire se passe peut-être en Orient. Les personnages principaux : un roi, un serviteur et un coserviteur.
Une dette contractée par le serviteur, qui par son immensité est aussi impayée qu'impayable. Et le roi qui remet la dette du serviteur sans raison particulière, de manière tout aussi étonnante que gratuite.
En sortant de chez le roi, ce même serviteur tombe sur un homme de la même condition que lui, qui lui doit une somme plus que modeste. Au délai que réclame notre homme, le serviteur dont la dette vient d'être remise, s'empresse de répondre par la négative et le fait aussitôt jeter en prison. Il semble que le premier serviteur ait tôt fait d'oublier la situation dans laquelle il se trouvait lui-même quelques minutes auparavant !
A l'écoute de ce récit, ce n'est pas parce que nous avons été nous-mêmes bénéficiaires du pardon que nous pourrons ou saurons pardonner à autrui. Et le Roi, en colère, informé par d'autres serviteurs de ce qui venait de se produire, livre le serviteur, dont la dette a été remise, aux tortionnaires jusqu'à ce que la dette soit remboursée. Une dette tellement considérable, qu'une vie tout entière ne suffirait pas à l'éteindre.
Alors que comprendre de ce récit qui se déroule au-delà de toute logique humaine et quel enseignement en retirer ? D'abord, il semble que la remise de la dette ne soit pas fonction de l'importance de la somme due par l'offenseur, qu'être bénéficiaire de la grâce d'autrui ne nous prédispose pas particulièrement à faire de même lorsqu'un jour les rôles seront inversés. Et que faire preuve de générosité et de pardon une fois face à un de nos offenseurs ne dit pas que nous pourrons agir de même, ne serait-ce qu'une seconde fois.
Alors, l'exigence de pardon posée par Dieu, via Jésus, est-elle réaliste et réalisable sur cette terre ou n'est-ce qu'une vue du Royaume ? Quels sont les avantages à pardonner à celui ou celle qui m'a blessé et quelles sont les résistances personnelles que je mets en place lorsque je refuse de pardonner ce que l'autre m'a fait ?
Est-ce simplement parce que le mal subi est tellement profond, les traces tellement vives encore parfois, et les blessures, de tels handicaps dans ma vie de tous les jours que jamais je ne pourrai oublier ce que j'ai vécu ?
Mais pardonner signifie-t-il vraiment "oublier" ? Est-ce possible d'oublier, même après longtemps, un homme qui vous a volé votre intimité de femme, simplement parce qu'il en éprouvait le désir et qu'il vous a forcée à vous soumettre à lui ? Peut-on effacer de sa mémoire celui qui vous a tellement blessé parce qu'un jour il a tué votre propre enfant ? Ou celui qui a détruit par son comportement une relation à laquelle je tenais ?
Les résistances intérieures que nous plaçons quand nous avons le choix - car c'en est un - entre le pardon et la libération sont nombreuses. Désir de vengeance, révolte, sentiment d'impuissance et de vie brisée sont peut-être ce qui empêche les personnes blessées dans leur être, dans leur cœur et dans leur chair de pardonner.
Et parfois le constat posé est le suivant : "Pardonner, c'est trop dur !" Offrons-nous de telles résistances à pardonner à notre offenseur, à la vie, à Dieu parfois, parce que simplement, tout au fond de nous, se cache une part de notre être que nous n'aimons pas regarder et encore moins reconnaître ?
N'est-ce pas parce que dans le secret de nos cœurs nous sommes contraints d'admettre que le mal qui nous torture face à la blessure subie, nous aussi avons pu un jour ou l'autre la faire vivre à autrui. Et qu'en nous se cache non seulement la personne blessée, offensée, mais aussi celle qui a été à l'origine du mal subi par autrui.
"Jamais je n'oublierai ce qu'il(elle) m'a fait subir, alors pourquoi pardonner ?" Pardonner ne signifie pas pour autant oublier ce qui a été vécu. C'est intégrer cette part douloureuse de ma vie comme ce qui a été et que rien, ni personne - même pas Dieu et sa Toute Puissance - ne pourra faire que cela n'ait jamais existé.
C'est aussi se pardonner (à soi-même) de n'avoir pu être autre parfois à différents moments de nos vies et remettre à Dieu le jugement des cœurs, celui de l'offenseur et le nôtre ; accepter qu'en chacun de nous il existe une part de mystère que seul Dieu peut déchiffrer.
Mais c'est aussi à partir de ce vécu traumatisant, ouvrir les portes de la prison dans laquelle je me suis moi-même enfermé le jour où j'ai décidé de ne pas pardonner à mon offenseur ; et où les tortionnaires ne se trouvent plus chez l'offenseur, mais chez moi, la victime : quand colère, angoisse, sentiment de vengeance et rancune me torturent au point de ne plus vivre et m'emprisonnent dans ce moi blessé et m'y tiennent attaché.
Réaliser que rien ne pourra effacer la dette de l'offenseur à mon égard, c'est aller chercher ailleurs, un par-don, c’est-à-dire un don au-delà, par-delà tous dons, qui s'origine en Dieu, et qui m'a été donné tout aussi gratuitement que je peux moi aussi l'offrir tant à moi-même qu'à autrui.
Et reconnaître que je ne suis qu'un homme ou une femme sur cette terre et que la vie, l'amour de Dieu et sa grâce pour nous ses enfants me précèdent d'un ailleurs.
Et que si Jésus pose cette exigence folle de pardonner à nos frères à l'infini, c'est que cela n'a rien à voir avec nos calculs terrestres du nombre d'offenses subies ou avec la somme d'argent qui est due dans la parabole racontée par Jésus. C'est simplement pour que ma vie, celle de l'offensé et de l'offenseur, puisse à nouveau s'épanouir librement à l'abri des rancunes et des colères qui m'habitent et, à partir du cœur de mon être, s'élancer vers moi-même, vers l'autre et vers Dieu.
Amen !