C'est un psaume qui va nourrir notre méditation ce matin. Il y est question de cithare et de harpe et c'est l'occasion de nous souvenir que la musique a joué dès les temps les plus reculés un rôle essentiel dans la liturgie, à côté ou plutôt en soutien de la parole des célébrants. D'ailleurs, le terme même de psaume qui vient du grec (psalmos) désignait à l'origine le geste de pincer un instrument à cordes (le psaltérion) pour en jouer.
Les psaumes sont donc avant tout des musiques ! Des musiques qui nous font entrer en résonance avec le chant de la création, des musiques qui nous ouvrent sur la profondeur de la vie qui peut d'ailleurs se révéler au cœur même de ce qui empêche momentanément la vie.
Nous entendrons maintenant une version légèrement abrégée du psaume 33 qui sera suivie d'une pièce pour harpes qui nous donnera le temps de laisser résonner en nous la parole que nous avons reçue.
Le propre d'un instrument à cordes, c'est qu'il est sensible aux variations atmosphériques et qu'il faut le réaccorder sans cesse pour qu'il joue juste, pour qu'il soit au même diapason que les autres instruments.
Pourrait-on en dire de même de nos vies ? Ne sont-elles pas aussi délicates que les harpes ou les cithares ? Toujours prêtes à se désaccorder et à jouer faux ? Nous sommes des instruments sensibles, à la merci de toutes sortes de variations, en proie à de multiples dérèglements. Il arrive même que plus aucun son, plus aucune musique ne sorte de nous!
Mais quand prenons-nous le temps de l'accordage ? Quand nous arrive-t-il de nous asseoir pour retrouver le "la", afin de pouvoir continuer à jouer notre partition au milieu des autres et avec eux ?
S'il n'y a pas dans nos vies des espaces d'accordage, nous risquons bien de jouer de plus en plus faux, chacun jouant pour lui-même, sans écouter les autres. Nous avons tous besoin de moments pour habiter le temps autrement, nous avons besoin de recul pour réapprendre à voir ce que nous avons toujours vu, nous avons besoin de silence pour entendre ce que nous n'entendons plus.
Et c'est ici que le psaume de ce matin nous ouvre un chemin. Ce psaume est de part en part un appel à la louange ! A la louange du Dieu créateur qui a ajusté le monde par sa Parole et qui continue de veiller à ce que nous soyons nous-mêmes ajustés à lui, sa fidélité et notre confiance s'alliant l'une à l'autre, comme en contrepoint.
J'aimerais revenir d'abord sur la place de la louange dans nos existences. Puis nous essayerons de comprendre en quoi cette louange est porteuse de vie, puisque c'est une manière d'ordonner nos existences à la Parole créatrice de Dieu.
La louange donc. C'est un mot devenu rare dans notre vocabulaire contemporain ! Nous vivons plutôt dans ce que j'aurais envie d'appeler "une société de la plainte". Nous nous plaignons beaucoup : du temps qu'il fait d'abord (toujours trop chaud ou trop froid…, cela occupe en priorité les conversations!), du temps que nous n'avons pas, du temps passé et qui ne reviendra pas.
Nous nous plaignons aussi des autres qui sont devenus une menace plutôt qu'une bénédiction. Nous portons plainte, nous déposons plainte, nous attendons réparation. Nous vivons dans la suspicion, dans la méfiance des jeunes, des étrangers, des trop vieux, de tous ceux qui viennent troubler notre tranquillité.
Mais cela n'est pas sans conséquence pour nous. Nous ne nous rendons pas compte qu'à vivre ainsi dans le négatif, nous nous désaccordons, nous ne sommes plus au diapason de la vie qui nous est donnée en Dieu et plus aucune musique n'émane de nous.
Or, nous sommes créés pour célébrer la beauté et la bonté de la création. Nous sommes créés pour la louange et non pour la plainte. Car la louange élève, alors que la plainte avilit. La louange relie aux autres, alors que la plainte nous sépare d'eux. La louange redresse, elle nous met debout, alors que la plainte nous met sur les genoux.
Il est dit en ouverture de notre psaume que la louange convient aux hommes droits. On pourrait aussi dire aux "cœurs droits", sans détour, à ceux qui savent se déprendre des émotions ou des obsessions qui les occupent. Oui, la louange suppose la distance qui permet de s'étonner à nouveau.
Or s'étonner, c'est littéralement "être frappé par le tonnerre". On va dans sa vie comme tous les jours et tout à coup, c'est le choc ! Un éclair a lieu et le monde prend un autre visage. On ne sait pas toujours mettre des mots là-dessus, mais on sait seulement qu'on a été rencontré. Non que la réalité ait changé, mais parce qu'on goûte autrement la vie, parce qu'on est tout à coup plus sensible à la profondeur des êtres et des choses.
Maurice Bellet, dans un remarquable petit roman intitulé "Les allées du Luxembourg", raconte l'histoire d'un homme ordinaire qui, au milieu d'une journée très ordinaire, est frappé d'une vision qui l'éveille tout à coup à un autre regard. Voici ce qu'il dit en parlant de son héros : "Il voit ce qu'il a toujours vu bien sûr (…) Et pourtant, ce qu'il voit, c'est l'envers lumineux du monde. A moins que ce ne soit l'endroit et que notre regard ordinaire ne voie que l'envers de la tapisserie, confus et laid. De l'autre côté, de l'autre côté est la merveille."
Il se pourrait bien que notre regard soit trop court, que nous nous arrêtions un peu trop souvent à l'envers de la tapisserie ! Or il y a mieux à faire dans nos vies !
L'émerveillement est sans aucun doute un chemin vers Dieu, alors que le désenchantement nous éloigne de lui. Il nous appartient de choisir notre camp, car nous sommes finalement ce que nous consentons à être. Et s'il nous arrive de rester pris dans le découragement et la plainte, nous pouvons au moins tenter de faire un pas en direction de cette capacité à voir "l'envers lumineux du monde", là où les choses ne sont plus simplement des choses, mais deviennent des signes, des questions, des invitations. Là où le visible se met à parler pour nous faire passer de quelque chose à quelqu'un, là où le monde et les visages deviennent le berceau d'une invisible présence.
Voilà exactement le mouvement de notre psaume qui nous entraîne à nous accorder, par la louange, à l'œuvre créatrice de Dieu, à cette œuvre qui n'est pas seulement celle du passé, mais du présent, chaque fois que nous nous ajustons à ce que Dieu crée en nous par sa Parole et chaque fois que nous nous souvenons de la fidélité avec laquelle il tient le monde entre ses mains.
Oui, si notre monde subsiste, malgré la violence inouïe qui le déchire, c'est que nous avons été aimés très fort jusqu'ici. C'est que Dieu nous tient dans sa main et cette main-tenance se révèle infiniment plus fiable et prometteuse que les illusions de ceux qui croient régler les conflits par la force brutale et sanguinaire de la vengeance.
Ce matin, un petit garçon a été baptisé et ce geste nous renvoie à notre propre baptême. Nous avons été marqués du nom du Christ, nous n'avons pas reçu un esprit qui nous ramène à la peur, mais un Souffle qui fait de nous des fils et des filles du Dieu vivant. Et nous sommes responsables de la réponse que nous faisons à ce don. Nous sommes responsables de la posture que nous adoptons dans nos vies, repli ou redressement.
Pouvons-nous nous encourager les uns les autres à ne pas céder à la morosité de notre temps, mais à choisir le plus souvent la louange qui n'est pas l'oubli de la souffrance, mais l'invitation à croire que sous chaque "main-tenant", c'est une main qui se tend et qui nous invite à dire oui et merci ? Nous sommes tous des êtres en chemin, des êtres toujours à naître.
Que notre désir s'unifie, se simplifie en quête de l'unique essentiel. Que la louange surtout nous oriente au don de la vie par lequel nous recevons la vie jour après jour!
Et qu'enfin nous puissions dire avec le poète Tagore : "Que seulement je fasse de ma vie une chose simple et droite, pareille à une flûte de roseau que tu puisses emplir de musique."