" Ce n'est pas de pain seul que vivra l'humain… ", je n'avais jamais réalisé que ces mots sont les tout premiers que Jésus adulte prononce dans les Evangiles de Matthieu et de Luc, juste après son baptême au Jourdain et avant de commencer sa vie publique. Il faut croire qu'il y a là - sous ce qui est devenu une sorte de dicton dont nous ne savons même plus que c'est une parole tirée du Deutéronome (8,3) -, quelque chose de très essentiel qui nous concerne tous, parce que Jésus raconte ici ce qu'est la vérité de notre humanité, à savoir que si nous sommes vivants de manger du pain, ce pain ne peut être qu'en même temps parole, c'est-à-dire partage, communion, compassion.
J'aimerais faire le pari avec vous ce matin que ce récit des tentations de Jésus peut être autre chose qu'un récit mythique ou qu'une construction théologique, mais qu'il peut être une parole vive, capable de nous redresser dans nos existences et c'est cela que nous allons essayer de mettre à jour ensemble maintenant.
J'évoquerai trois points:
1. Le diable
2. Le pain
3. La parole
1. Le diable ou la pensée qui divise
L'écriture biblique est d'une extraordinaire perspicacité, car elle présente l'existence humaine - toute existence, y compris celle du Fils de Dieu - comme prise d'emblée dans un face-à-face éprouvant avec le mal qui habite le monde dès le commencement et qui cherche continuellement nos failles pour nous faire tomber. Que Matthieu et Luc inscrivent la tentation de Jésus juste après son baptême n'est pas fortuit. C'est comme si la proximité de Dieu réveillait quasi automatiquement les ardeurs du diable, ce que Calvin relèvera avec humour en disant : " C'est quasi le propre de la Parole de Dieu que jamais elle ne vient en avant, que Satan ne s'éveille et escarmouche. "
Notons que ce qui fait le lien entre les épisodes du baptême et de la tentation, c'est l'Esprit-Saint qui conduit lui-même Jésus au désert. C'est d'ailleurs une des principales fonctions de l'Esprit-Saint que de faire des liens, là où nous ne voyons que des morceaux disparates. L'Esprit - on pourrait aussi dire le Souffle - travaille à relier, à allier, à faire comprendre, alors que Satan, lui, travaille à délier, à mésallier, à installer des malentendus. Un travail qui est d'ailleurs inscrit dans son nom même, puisque " diable " (du grec " diabolos ") signifie le " diviseur ", celui qui sépare, qui crée de l'écart, comme une distance là où il y avait une alliance. Sa principale occupation, c'est d'essayer de nous faire douter de nous-mêmes, c'est d'insuffler en nous la suspicion ou l'envie de toujours plus, c'est enfin de retourner en privilège ou en pouvoir sur les autres les dons que nous avons reçus en pure gratuité. Exactement ce qu'il fait avec Jésus ici, en lui proposant d'infléchir le sens de sa vocation, en la repliant des autres vers lui-même.
" Si tu es fils de Dieu… " ce que voudrait au fond le diable, c'est donner un contenu de toute-puissance à cette filialité divine qui vient d'être attestée dans le baptême que Jésus a reçu au Jourdain de la main de Jean-Baptiste. Etre " comme des dieux… " c'était déjà la proposition du serpent dans le jardin d'Eden (Gen. 3,5). L'illusion qu'on peut changer la réalité d'un coup de baguette magique, à la manière de ces héros mats et désincarnés qui peuplent les films américains !
Mais c'est oublier que Jésus est l'homme de la résistance et qu'il représente - au sens fort de " rendre pleinement présent " - dans son humanité même, le non radical que Dieu oppose à toutes les voix qui tentent de nous faire quitter notre place pour en habiter une autre qui ne nous revient pas.
Luc ajoute de façon significative, entre l'épisode du baptême et celui de la tentation, le récit de la généalogie de Jésus qu'il fait remonter jusqu'à Adam, pour bien montrer que Jésus, Fils de Dieu, est en même temps Fils de l'humain, partageant la chair de notre humanité. Si le baptême de Jésus disait la verticalité de sa filiation, sa généalogie en dit l'horizontalité, comme pour chacun d'entre nous, qui sommes à la fois enfants de nos parents et fils et filles de notre Père d'en haut. Et c'est justement cela qui doit être tenu ensemble, contre les assauts du Diviseur, car c'est cela qui nous fait humains.
Nous sommes pétris à la fois d'argile et de souffle, de poussière et d'éternité, de fragilité et de générosité. Nous sommes de la terre, mais aussi du ciel, ce que Jésus atteste précisément, en refusant de se laisser disloquer par le diable. Il nous montre du même coup que c'est possible de faire l'unité en nous, en habitant notre place plutôt qu'en la rêvant ! Jésus, contrairement à ce qu'on en a souvent fait dans nos Eglises, n'est pas un exemple à suivre ou un idéal à rejoindre, mais c'est, comme le dit excellemment Jean Sulivan, " ce qui arrive quand Dieu parle sans obstacle dans un homme ". C'est arrivé en lui, dans ce visage particulier, pour que cela puisse aussi arriver en nous et c'est en cela que Jésus est pain et promesse pour nous et pour le monde.
2. Le pain ou la tentation de dévorer
Cette histoire de pain est très profonde, car elle parle de notre rapport premier à la vie, celui qui a passé par la nourriture maternelle. Or ce rapport n'est jamais simple, il est surtout marqué d'ambivalences qui se rejouent parfois dramatiquement sous les formes de l'anorexie et de la boulimie, comme si le lieu par où passait la vie était aussi celui par où la mort peut arriver. Entre le trop et le trop peu, entre les repus et les affamés, l'histoire du pain reste terriblement délicate et conflictuelle, à l'échelle planétaire comme à l'échelle de nos propres existences, traversées elles aussi de ce tiraillement entre avidité et dégoût. Se nourrir aujourd'hui dans notre société tient du véritable parcours du combattant. Entre la peur des OGM ou de la vache folle, entre la hantise du cholestérol, les régimes dissociés ou l'idéologie du bio, on peine décidément à s'y retrouver !
Et pourtant, la manière de se nourrir continue à en dire long - souvent plus que nous ne voudrions - sur qui nous sommes. Elle peut révéler la peur de manquer ou d'être abandonné, le besoin de dévorer… les autres en particulier, pour les faire siens ! Or manger ainsi, c'est dé-différencier, c'est vouloir la fusion. Et sous l'illusion d'effacer des frustrations, on se retrouve seul, avec son indigestion.
Jésus, lui, a eu faim. Quarante jours au désert, comme Moïse, comme Elie avant lui. Ce n'était pas un voyage de plaisance, de quoi se donner un frisson d'exotisme ou de dépouillement, comme nous le proposent les agences aujourd'hui. Quarante jours, c'est terriblement long, c'est une véritable épreuve spirituelle. De quoi réfléchir sur la condition humaine, de quoi s'apercevoir qu'on n'est pas grand-chose, sinon un grain de sable dans l'ordre du monde ! De quoi se demander aussi ce qui nous fait réellement vivre. Jésus a tout partagé de cela, la précarité comme les questions, le frisson d'être seul comme le bonheur de se sentir exister sous la voûte étoilée. Est-ce que nous prenons seulement la mesure de cette révélation ? Alors que nous sommes toujours tentés de vouloir autre chose que la vie qui a lieu sous nos pas, voilà que lui se contente d'habiter sa place.
Et quand le Tentateur lui propose de changer une pierre en pain, il détourne son propos avec autorité, non pas la sienne, mais celle de l'Ecriture. La preuve qu'il est Fils de Dieu ne va pas se faire par un prodige - il faut laisser cela aux magiciens - mais par l'obéissance à plus que lui, à cette Parole ancestrale qui traverse les siècles en travaillant l'âme humaine : " Ce n'est pas de pain seul que vivra l'humain… " et l'évangile de Matthieu ajoute, conformément à la citation du Deutéronome (8, 3): " mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. " Et nous voici au troisième et dernier point que je voulais souligner:
3. La parole comme l'invitation à communier
Qu'est-ce qui nous fait réellement vivre ? On se pose généralement la question quand un malheur arrive dans nos vies et que nous sommes tout à coup renvoyés, non plus à l'anecdotique, mais à l'essentiel, à ce qui fait sens pour nous. Or, ce sens est essentiellement lié à notre manière d'être en relation avec les autres, à l'amour, à la tendresse, à l'affection qui est à donner et à recevoir. Ce qui fait non-sens, c'est l'absence de tout cela ou son ratage.
Nous nous reconnaissons tous dans cette faim d'un pain qui soit aussi parole, partage, communion. Nous avons faim de relations signifiantes, révélantes, ressuscitantes. De présences qui réveillent notre curiosité, notre créativité, notre générosité. Nous avons faim, non pas d'être gavés, mais révélés à nous-mêmes comme vivants, comme porteurs de nouveaux possibles.
Et cela nous arrive essentiellement par la parole, car la parole est capable de nous toucher à une profondeur que nous ne savons même pas, elle seule est capable de nous mettre au monde. Voilà pourquoi la parole - la bonne, celle qui est bénédiction - est au commencement de tout et qu'elle est en son fond Parole de Dieu. Parce qu'elle nous crée et nous recrée sans cesse, parce qu'elle refait l'unité là où le diable a semé la division. Parce qu'elle recoud la vie là où elle a été déchirée.
Et cette parole-là est comme la manne au désert. On ne peut pas l'engranger, ni la garder pour soi, il faut la faire circuler, la porter plus loin. C'est comme cela qu'elle nourrit le mieux, dans ce mouvement même où la foi, l'espérance et l'amour sont partagés à d'autres!
Ce que Jésus a refusé ce jour-là, ce n'est pas de faire du pain, mais de faire du pain pour lui tout seul. Plus tard, il a rempli de pleines corbeilles pour la foule venue l'écouter, et plus tard encore, à la veille de mourir sur la croix, il a rompu le pain pour ses disciples, car c'est le sens du pain que d'être rompu et partagé pour que le monde ait la vie.
Si nous comprenons cela, alors la Sainte Cène que nous allons vivre ensemble devrait nous emmener dans la trace du Christ de Dieu qui a traversé debout la tentation. De lui, nous apprenons que la vraie vie, " celle qui n'existe pas jusqu'à ce qu'on la fasse advenir " (M. Balmary) est à chercher dans nos vies, à la place qui est la nôtre.
Cette vie-là n'est pas un état, mais un état de grâce. C'est un chemin, une avancée. Elle se construit - au travers même des forces qui nous divisent -, dans le retissage incessant de notre filiation d'en bas et de celle d'en haut et dans ce partage quotidien du pain et de la parole qui doit rester la pierre d'angle de notre élan à construire l'humanité d'aujourd'hui et de demain.
Amen !