Dans la Parole du Père

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Ce matin, nous allons faire ensemble un pas de plus dans la méditation que nous avons entreprise depuis quelques semaines dans notre paroisse sur le mystère de la Trinité. Nous l’avons dit : cette méditation n’est pas née d’un simple souci intellectuel, mais parce qu’il y a là, dans ce devenir relationnel qui se joue en Dieu lui-même, comme une parabole de nos existences appelées à grandir à travers notre relation aux autres.
Nous lisons maintenant dans Luc 15 la célèbre parabole dite de l’enfant prodigue. On l’appelle aussi la parabole du fils retrouvé ou la parabole des deux fils, mais ce faisant, on délaisse la figure du père, qui est à mon sens tout à fait centrale dans ce récit.
Je crois que si cette histoire nous touche, c’est que nous nous retrouvons tour à tour dans chacun des personnages qui sont ici mis en scène : le fils qui s’en va, le fils qui reste et le père qui accueille le mouvement de l’un et la colère de l’autre.
Et nous voyons bien qu’il y a là une parabole à plusieurs pôles qui vient interroger nos vies dans les trois modalités qui les constituent: la paternité/maternité, la filialité et la fraternité. Ce qui unit ces trois dimensions, c’est le don de la vie qui est à recevoir, à transmettre et à partager. Ce don-là, justement parce qu’il est un don, nous vient d’ailleurs et d’avant nous-mêmes. Et cet «ailleurs» cet «avant», c’est exactement le lieu où Dieu, à titre de Père, se tient dans nos vies. De la manière dont nous répondons à cette précédence, dépend la manière dont nous existons en relation les uns avec les autres.

Voilà pourquoi on ne peut pas simplement faire une lecture moralisante de cette parabole où la fugue du fils rebelle est vue comme l’occasion d’une conversion religieuse. Cette lecture identifie trop vite le père à Dieu, alors que le fils cadet fait clairement la distinction, par deux fois en parlant à son père (v. 18 et 21) : «j’ai péché envers le ciel et à ta face…».
Cette parabole parle bien de nous, mais pas sur le mode de vertus à imiter ou de défauts à rejeter. Elle raconte plutôt la profondeur spirituelle qui est en jeu dans nos relations familiales, en prenant appui, non sur la culpabilité dont nous sommes tous habités, mais sur la potentialité de vie qui est déposée en chacun de nous. En ce sens, elle est une invitation à renouveler nos relations, plutôt qu’une inquisition.
Commençons par la dimension de la filialité. En tant que fils ou fille de nos parents, nous recevons la vie. Et nous voilà mis en scène dans la figure de ce fils cadet qui réclame sa part de patrimoine. Le grec dit littéralement : «Père, donne-moi ma part d’être». Et le père lui donne littéralement «ce qui fait vivre», ce qui est nécessaire à la vie. Le fils prend et il part, «vers un pays lointain», nous dit-on, pour signifier la rupture, l’exil hors des racines familiales. Et là, il disperse littéralement «son être» en vivant, non pas comme le disent certaines traductions «dans la débauche» (c’est le frère aîné qui, dans sa colère l’accuse d’avoir dilapidé son bien avec les prostituées, v. 30), mais dans un état de «non-salut», ce qui signifie qu’il se tient en dehors de l’appel de la vie.

Dans tout ce récit, le vocabulaire indique bien que c’est un certain rapport à la vie qui est raconté. Il y est question de la manière dont on croit être en vie, dont on croit pouvoir se tenir dans la vie. Ce cadet, c’est la figure de la clôture dans laquelle peut s’enfermer une existence qui prétend vivre à partir d’elle-même. C’est nous, quand nous sommes dans l’accaparement de ce qui ne peut être qu’un don, quand nous exigeons l’amour comme un droit, quand nous prenons «ce qui fait vivre» au lieu de le recevoir. C’est nous, quand nous sommes dans la crispation plutôt que dans l’ouverture.
Or, en faisant ainsi, nous nous exilons sur une terre lointaine, nous nous coupons de nos racines vives qui, à travers la dimension de la filialité, nous inscrivent dans le cœur de Dieu, nous nous mettons nous-mêmes en dehors de la promesse et nous nous émiettons, nous dispersons notre être.
Vivre ainsi, nous dit la parabole, ne conduit qu’à la famine, qu’à ce grand désir d’être rempli que personne ne vient combler. Il faut être allé loin dans cette solitude et dans cette souffrance-là, il faut s’être heurté au manque radical - au sens où il est à la racine de notre humanité -, pour que quelque chose, peut-être, se rouvre en nous sur la Présence qui fonde nos existences sans jamais en combler le manque. C’est ce qu’indique dans notre récit ce mouvement du fils qui rentre en lui-même et l’aveu de ce qu’il imagine avoir perdu, mais qui est intact dans le cœur du père : sa dignité de fils.«Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils…» (v. 19 et 21). Voilà bien le fond de la détresse où nous pouvons parfois nous trouver : c’est de croire que nous ne sommes plus inscrits dans le désir de personne, qu’il n’y a plus en arrière de nous quelqu’un qui nous veut vivants et heureux.

Or, la vérité de nos vies, c’est de pouvoir se rouvrir sur la certitude qu’un amour nous attend, aussi loin que nous soyons allés dans notre besoin d’exister par nous-mêmes. Un Autre est là qui, à travers la Parole où s’originent nos existences, sort sur le seuil et qui nous tend les bras. Dans une tendresse qui n’est pas d’enfermement, mais d’accueil.
Et nous entrons là dans la dimension de la paternité évoquée par notre parabole. En tant que père ou mère, nous sommes appelés à transmettre la vie et cette dimension essentielle de notre existence, avant d’ouvrir sur le mystère de Dieu Père et Créateur, est figurée ici par le personnage du père des deux fils. Ce qui frappe d’emblée, c’est l’impuissance où il se tient qui est l’impuissance de l’amour. Il ne peut que donner ce qui ne lui appartient pas, il ne peut que transmettre la vie sans rien en retenir. Lui, se tient sur le seuil de la maison, là où la vie a poussé ses racines et il est là, dans l’accueil à distance du cadet (v. 20), puis dans la proximité aimante de l’aîné qui ne décolère pas (v. 28). Il met ainsi en scène ce qui est au fondement de toute paternité et de toute maternité, cet appel à être des passeurs de la promesse de vie qui s’origine en Dieu lui-même et qui travaille nos existences dans la toute-faiblesse d’un amour qui choisit la patience plutôt que la contrainte. Ce père-là regarde à celui qui était perdu, plutôt qu’à son chagrin de l’avoir perdu. Il voit le visage de son enfant exilé et non ce que son enfant lui a fait endurer. Il est remué aux entrailles, telle une mère. Ce qu’a bien vu Rembrandt, en peignant le père accueillant son fils avec une main d’homme et une main de femme.
Ce père-là est tout entier à la joie de ce retour qui a la profondeur d’une résurrection, d’une vie regagnée sur la mort. Il voit non pas le passé qui a été vécu et qui donc n’est plus à vivre, mais l’instant qui vibre sous le bonheur des retrouvailles. Et sa manière de répondre à l’aveu de ce fils qui ne se sent plus digne d’être fils, c’est d’entrer dans la fête, la fête de la vie partie et revenue.

Voilà la promesse qui est à vivre pour nous dans ce don de la vie à transmettre à nos enfants : non pas le ressassement des blessures qu’ils nous font, mais l’accueil d’une vie en train de se réconcilier avec elle-même, d’une vie à nouveau ouverte sur le don qui la fonde. Et c’est en ce sens que nous rejoignons ici la paternité de Dieu, qui se révèle pour nous dans la toute-impuissance de l’amour qui a tout donné de lui dans le visage de son Fils qui lui aussi était mort et qui revit. Dieu depuis toujours se tient dans le risque de l’amour, il sait que nous pouvons partir très loin dans nos exils et il supporte cette distance, il la porte en son cœur. Il ne baisse pas les bras, il les garde grand ouverts pour l’instant de notre retour. En lui le don devient toujours à nouveau par-don.
Maintenant, cette vie donnée et pardonnée, il nous appartient de la partager, en tant que frères et sœurs. C’est la dimension de la fraternité qu’il nous reste encore à visiter. La colère du frère aîné nous alerte sur une impasse qui nous guette tous, celle de la jalousie. Mais ce dont l’aîné est jaloux, ce n’est pas seulement de la fête que le père a organisée pour le retour du cadet, c’est de s’apercevoir que la place de son frère est intacte dans l’amour du père. Ce qu’il ne supporte pas en définitive, c’est qu’il y ait un autre fils que lui. Il aimerait tout l’espace pour lui, lui qui s’est identifié au don de la vie dans une sorte de fusion aliénante au père. «Jamais je ne suis passé à côté d’un commandement de toi, et à moi, jamais tu n’as donné un chevreau…» (v. 29). Ce fils-là, s’il n’est pas un hors-la-loi comme l’autre, est pourtant un hors-l’amour. Il ne comprend pas que l’amour a beau se partager entre plusieurs enfants, il reste entier pour chacun. Ce n’est pas parce que l’autre reçoit que moi je manque. Ce n’est pas parce qu’il est aimé que moi je suis dans l’abandon. Ce qui est donné à l’autre n’est pas pris sur ma propre existence, mais sur le don de l’amour qui surabonde dans le moment même où il se partage.
Dans notre parabole, cette impasse où la jalousie nous entraîne parfois est signifiée par la colère de l’aîné qui ne voit plus son frère que comme l’unique fils du père : «Ton fils (et non pas «mon frère») que voilà… tu sacrifies pour lui le veau gras !» Or, à cette impasse vient répondre la plus profonde promesse qui nous ait jamais été donnée, cette parole du père qui adopte chacun d’entre nous comme son enfant : «Enfant, toi, tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi.» (v. 31). Tu es avec moi, quand je me réjouis de la vie retrouvée chez ton frère et ce que je lui donne, ce n’est rien que je te prenne, car c’est ce que tu as déjà. Regarde donc à ce que tu as, au lieu de lorgner sur ce qui est donné à l’autre. Et tu sauras ton bonheur.
Dans sa profondeur théologique, ce don de la vie, c’est la vie de l’Esprit, du Souffle qui nous unit, à travers le Fils, à la vie du Père. Ce Souffle n’est rien sur quoi nous puissions mettre la main, il traverse notre humanité en faisant de nous les enfants d’un même Père et en tissant entre nous les liens de la plus profonde fraternité.
Si la parabole se termine sans rien dire de la réponse du fils aîné, c’est que la question reste ouverte pour nous qui l’entendons. Face au don de la vie qui nous est fait, il dépend de nous que nous soyons dans l’accueil ou dans le refus, dans l’accaparement ou dans le partage. Il dépend de nous que nous retenions ou non le Souffle qui nous traverse.

Ce que nous aura montré la parabole de ce matin, c’est que la réponse à cette question, loin d’être une réponse purement spirituelle, se joue dans le tout quotidien de notre relation aux autres, à travers notre manière d’être père ou mère, fils ou fille, frère ou sœur.

Dans ce jeu relationnel, nous ne sommes à l’abri de rien, surtout pas de nos propres fragilités intérieures. Mais une chose est certaine, c’est que jusque dans nos tâtonnements et nos errances, un Amour est là, sur le seuil de nous-mêmes, qui nous attend. Aussi loin que nous soyons allés, il nous donne de retrouver le chemin de la maison du Père, il nous donne le plus précieux qui est de pouvoir nous réhabiter nous-mêmes dans la confiance. Puissions-nous ne jamais oublier l’infini de cette tendresse-là.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Didier Godel
Musique
Etienne Boudreault au basson