Noël s'annonce dans nos rues et nos magasins depuis tellement de semaines déjà que nous sommes en peine d'imaginer que c'est aujourd'hui seulement le premier dimanche de l'Avent et pourtant ! L'Avent, ce n'est pas le contraire de l'après, mais c'est - comme nous l'indique son orthographe - une ad-venue; c'est Dieu venant, sur-venant de son éternité jusqu'à nous. L'Avent, c'est la promesse d'une nouvelle proximité, d'une visite du ciel sur la terre, rien moins que ça !
Mais est-ce que cela nous fait encore quelque chose ? Nous sommes tellement habitués à vivre sans Dieu, à nous affairer de-ci de-là en ne comptant que sur nous-mêmes. Et puis, reconnaissons que toute cette effervescence de fin d'année nous plonge dans une profonde ambivalence. À l'approche des fêtes, nous sommes de plus en plus tiraillés entre l'élan et l'agacement, entre l'envie de nous réjouir et l'appréhension. Nous aimerions vivre un vrai Noël, mais nous savons en même temps qu'il sera peut-être synonyme de tristesse, de nostalgie, de solitude ou alors de tensions, car nos fêtes de famille, malgré toute la peine que nous nous donnons ou l'espoir que nous y mettons, sont parfois bien fragiles et embrouillées. Nous voici donc excités, excédés ou déjà fatigués par ce qui se prépare et en même temps remplis d'une grande attente, d'un grand désir, mais de quoi, nous ne le savons pas vraiment !
C'est justement dans ce lieu-là de nous-même, où se bousculent nos contradictions et notre désir profond, que nous sommes rencontrés ce matin par les paroles d'Esaïe. Comme un appel à retrouver un autre regard sur ce que nous pourrions vivre, comme une invitation à rejoindre en nous la joie qui nous tient mystérieusement en vie, malgré ou à l'intérieur même de ce qui est difficile à vivre.
Sur la difficulté de vivre, sur les inégalités et les mensonges qui traversent la société, sur les contradictions du cœur humain séduit par le pouvoir et la richesse, Esaïe en sait un bout ! Et comme tous les vrais prophètes, il est en rupture avec son milieu, il ne ménage personne, il dit ce qu'il a à dire sans tiédeur et sans peur, aussi bien quand il annonce le malheur que quand il chante le salut.
Esaïe est un inspiré, c'est d'ailleurs le vrai sens du mot "prophète" en hébreu qui vient d'une racine qui veut dire "se réveiller du sommeil". Les prophètes sont des éveillés, ils ont les yeux ouverts quand les autres somnolent; ils ne prédisent pas l'avenir, mais ils voient le présent avec les yeux de l'Esprit, ils savent que la vie travaille en profondeur quand les autres pensent qu'elle s'est arrêtée, parce qu'ils se tiennent près de la Source. "Est prophète celui qui s'est souvenu de sa dimension d'éternité et qui la rappelle instamment à chacun." (Jacqueline Kelen).
Esaïe, lui, se souvient de cette dimension d'éternité, c'est pourquoi il est le chantre d'une espérance qui ne se laisse pas intimider par la noirceur du temps présent. À son peuple en exil sur les rives de Babylone, à ceux qui ont tout perdu, leur terre comme leurs repères, il raconte le chemin d'un possible retour. Il rallume dans leur cœur une braise éteinte, il inscrit dans des vies brisées une promesse qui remonte le courant du bon sens. Son message est tout entier contenu dans son nom : « Dieu sauvera ». Dieu une fois encore adviendra dans l'histoire, il sera là pour son peuple, il marchera avec lui, comme un père prend son enfant par la main pour assurer ses pas incertains.
Esaïe est un prophète-poète et sa langue a force de création. Elle a 2700 ans et pas une ride ! Elle ne cesse de nous émouvoir et de nous inspirer, parce que chacun de ses mots est puisé à ce feu intérieur qui brûle de sa rencontre avec Dieu. Après les Psaumes, le livre d'Esaïe est le plus cité du Nouveau Testament. C'est dire combien la première église était imprégnée de son message d'espérance. Combien de fois les évangélistes n'ont-ils pas glissé les mots d'Esaïe dans la bouche même de Jésus, inscrivant ainsi la promesse du grand avenir messianique dans un visage singulier, un visage à hauteur d'homme, pour dire qu'en chacun de nous est déposé un germe messianique qu'il nous appartient de déployer ! En chacun de nous. Le Christ pourrait être né mille fois à Bethléem, s'il ne naît pas chaque jour en nous, c'est comme s'il n'était jamais né !
Les paroles que nous méditons ce matin pourraient bien nous convoquer au bord de cette naissance, si nous les laissons descendre en nous pour irriguer notre terre intérieure. Quelle que soit la couleur qui nous habite en ce moment et où que nous nous trouvions, rassemblés dans ce Temple ou quelque part à l'écoute de la radio, il se pourrait qu'un mot chante pour nous ce matin, juste un seul, mais qui va nous emmener plus loin, qui va nous prendre par la main pour nous faire revenir de tous nos exils.
Ils reviendront, ceux que le Seigneur a rachetés…
Sur leurs visages, une joie sans limite !
Allégresse et joie viendront à leur rencontre,
tristesse et plainte s’enfuiront. (Esaïe 35,10)
Quand Esaïe chante un monde où la terre aride exulte et le désert se couvre de fleurs, où les aveugles voient, les sourds entendent, les muets parlent, les boiteux marchent, ne fait-il que promettre un au-delà plus souriant à ceux dont le présent est trop pesant ? Cherche-t-il seulement à nous dire que ce qu'on n'a pas ici, on peut l'espérer pour après ? Ce serait bien maltraiter cette parole incandescente que d'en faire une telle lecture !
Ce que nous donne à entendre cette voix prophétique est autrement plus précieux. Elle nous apprend qu'aucune larme ne doit se perdre, qu'aucune mort ne peut se passer de résurrection, car notre finitude est habitée par un amour infini :
Rendez fortes les mains fatiguées,
rendez fermes les genoux chancelants.
Dites à ceux qui s’affolent :
Soyez forts, ne craignez pas.
Voici votre Dieu…
Il vient lui-même vous sauver. (Esaïe 35, 3-4)
Tout désert est promis au verdoiement, toute blessure aura sa guérison, tout exil trouvera son retour, car Dieu vient comme il est venu hier, comme il viendra demain. Il vient nouer son éternité à notre fragilité et ce qui semble perdu est déjà racheté. C'est ainsi que chaque instant peut devenir « la porte étroite par laquelle pourrait passer le Messie » (W. Benjamin). Il suffit de peu, juste de lever les yeux, comme on le fait lorsqu'on se sent regardé !
Au profond du malheur ou plus simplement des questions ou des doutes qui nous traversent, il arrive que nous soyons touchés par une sorte d'apaisement, par le souffle d'une joie douce et forte dont nous sentons bien qu'elle a sa racine ailleurs que dans le contentement que peut nous apporter le monde. Il arrive que nous recevions la visite aussi fugitive qu'inoubliable d'un Amour que l'amour des autres ne peut que nous faire pressentir. Cette joie ne remplit pas le vide, car Dieu ne comble aucun vide, mais elle nous laisse entrevoir la proximité d'une Présence qui est la véritable réponse que notre désir espère.
Esaïe chante pour nous ce matin le chemin d'un retour vers la terre de la promesse. Or la terre promise n'est autre que notre propre terre quand elle devient terre de la rencontre, une terre visitée, une terre habitée où nous pouvons nous réhabiter nous-mêmes sous le regard de Dieu. La joie est à chercher en ce lieu intérieur où l'infini touche le fini. Elle annonce le triomphe de la vie sur la mort, elle grandit d'être partagée, elle fait découvrir que l'amour ignore les anathèmes, car elle incite à se tenir tout près de la Source, là où la vie coule pour tous et pas seulement pour quelques-uns.
Aujourd'hui, la musique de Bach, les mots d'Esaïe, le pain que nous allons partager tout à l'heure et la communauté de foi que nous formons bien au-delà des murs de ce Temple, tout cela nous donne à entendre que la joie n'est pas que pour après le désert ou la dureté de vivre, ce qui supposerait que toute joie devrait payer son tribut à la souffrance, mais qu'elle peut nous rencontrer à tout instant, comme un souffle bienfaisant, comme un chemin vers le haut à travers tout ce qui nous tire vers le bas. La joie creuse un sillon de bonheur jusque dans la douleur, elle n'exclut personne et surtout pas les plus fatigués, et les plus désertés par la tendresse. Il n'y a pas d'exil qui ne soit traversé de résurrection, car la route vers un monde où toute larme sera essuyée est ouverte à tous, sans condition. Dieu lui-même en est l'artisan, Dieu lui-même est en marche avec nous.
C'est ainsi que nous pouvons entrer dans ce beau temps de l'Avent en laissant brûler en nous le feu de la Présence qui seule a le pouvoir de réveiller notre désir et de faire de nous des vivants en nous rendant à l'élan de partager ce qui ne peut être gardé : l'Amour qui ne passe pas, parce qu'il est de toujours !
Amen !