Qui ne s'est jamais mis en colère contre son prochain ? Qui n'a jamais éprouvé au-dedans de lui des sentiments de jugement et de haine ? Qui n'a jamais senti monter de ses tripes ce bouillonnement irrépréhensible qui fait rougir les joues et trembler les mains ? Qui ne s'est pas un jour ou l'autre emporté au point de coller des gifles, de claquer des portes ou de hurler des mots durs ? Qui n'a jamais senti mûrir en lui des paroles d'offenses et d'insultes, aussi blessantes qu'une lame qu'on viendrait d'affûter ? Avec la peur, la tristesse et la joie, la colère est une de ces émotions fondamentales qui constitue notre humanité. Qu'elle s'exprime avec violence ou reste contenue, maîtrisée, personne n'échappe à son déferlement.
Que faire lorsqu'elle pointe en nous ? Comment agir lorsque nous n'avons qu'une seule envie : la laisser exploser hors de nous ?
A lire distraitement la Bible, celle-ci paraît condamner sans discussion la colère. Jésus lui-même semble à première vue la réprouver : " Quiconque se met en colère contre son frère sera exposé au jugement ", dit-il dans l'évangile de Matthieu. " Celui qui dira à son frère " imbécile " sera exposé au Sanhédrin (le tribunal des affaires religieuses). Celui qui dira " fou " sera exposé au feu de l'enfer". Les mots sont durs, moralisateurs. En plus, Jésus nous demande l'impossible : " imbécile ", " fou ", qui n'a pas articulé un jour ou l'autre ces mots ou d'autres, plus insultants encore, pour exprimer un trop-plein d'agacement ? Et nous voilà exposés au tribunal et à deux pas d'être jetés en enfer.
Au regard de ces paroles, le paradis devrait être bien vide. Mais comme souvent, la lecture trop superficielle des récits bibliques rend les apparences trompeuses. Jésus n'est pas homme à faire la morale aux autres. Derrière les mots, il est d'abord attentif à la souffrance. Il sait ce dont nous sommes capables, il connaît les sales pétrins dans lesquels nous avons la tendance à nous fourrer. Il n'ignore rien de la capacité humaine à l'escalade de la violence et au mal que celle-ci peut commettre. Aussi, Jésus ne condamne pas la colère en elle-même, mais il la désapprouve lorsqu'elle porte atteinte à l'intégrité d'un frère, lorsqu'elle le blesse. Cette colère-là porte en germe la mort des relations fraternelles et du coup aussi de toute une part de ce qui nous fait vivre.
Jésus sait combien la souffrance et la colère, mal canalisées, sont trop souvent l'origine ou la conséquence d'une rupture de dialogue et de relation. Rupture qui ne se limite pas à casser les liens qui nous unissent à l'autre, mais qui commence par casser quelque chose à l'intérieur de nous-mêmes. Cette rupture en nous fait que nous sommes coupés d'une partie de nous et que nous finissons par nous jeter nous-mêmes dans le feu de l'enfer.
Jésus ne désire pas cela pour ceux auxquels il s'adresse. C'est pourquoi il continue : " Si donc tu te présentes à l'autel pour le sacrifice, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel pour le sacrifice. " "Si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi…" : quelque chose contre… Quelque chose qui bloque, qui empêche, qui crée un mur au sein de la relation. Quelque chose qui est forcément signe d'une souffrance. Chez l'autre, mais aussi chez moi !
Jésus est en train de dire : que l'autre ait quelque chose contre moi, ce n'est pas seulement son problème, mais c'est aussi le mien. Un blocage à l'intérieur d'une relation est un blocage partagé. Une souffrance entre deux êtres est une souffrance partagée. Alors, ce n'est pas seulement lui que ça regarde, mais moi aussi.
Et Jésus de continuer : " Va d'abord te réconcilier avec ton frère (…)." Empresse-toi d'être bienveillant envers ton adversaire. " Va, empresse-toi ", voilà l'urgence que demande Jésus. Il ne parle pas encore d'amour, il dit juste : " Va le trouver et parle avec lui. Rétablis le dialogue, la relation avec lui. Jette les ponts là où ils avaient été détruits. Débloque, recouds, tisse. " Jésus présente la restauration des liens d'abord comme une chance. Il n'a rien à faire des raisons de la colère. Ce qu'il dit juste, c'est que les situations conflictuelles ne doivent jamais se gangrener. Face à l'urgence de la réconciliation, tout devient secondaire, y compris un acte aussi important et chargé symboliquement dans la foi juive qu'est l'offrande à l'autel ; tout est relégué au second plan.
Mais c'est à ce moment précis que, très souvent, les choses pour nous deviennent impossibles. Le drame de la colère, c'est qu'elle refuse parfois la réconciliation. La colère se referme alors sur son mal et devient rancune dans le silence. Mais plus le temps passe, plus la montagne nous paraît infranchissable. Pour toutes sortes de raisons : la relation me paraît vraiment trop faisandée, la haine envers l'autre est trop forte, le dialogue est rompu depuis trop longtemps, j'ai peur de sa réaction, d'être victime de sa colère.
C'est alors que nous avons le choix : celui de ne rien faire, retourner à une absence de relations qui ne rend personne heureux et qui ne fait qu'ajouter des briques au mur qui s'érige entre l'autre et moi. Mais, comme le dit le texte, nous payerons alors " jusqu'au dernier centime ", parce que l'absence de dialogue ne résout rien, mais elle expose au risque de se consumer de colère éternellement. L'absence de dialogue expose à une violence intérieure qui est comme un feu d'enfer sans cesse alimenté. Ou alors, j'ai le choix de renoncer à faire du sur place et végéter, et accepter le déplacement à l'intérieur de moi. Accepter de me déplacer, d'être déplacé, c'est-à-dire de sortir de mon rôle de victime et de me confronter avec l'autre, avec mon blocage, avec ma souffrance.
Mais c'est peut-être trop difficile d'oser la confrontation directe avec ce qui me fait mal. C'est à ce moment-là que l'autre peut prendre le visage de Dieu. Dieu qui peut recevoir ma souffrance, Dieu qui peut entendre ma colère, Dieu qui peut prendre sur lui ce trop-plein de violence, d'aigreur et de haine. Dieu qui attend cela de moi ! Alors seulement je pourrai apprendre à découvrir au-dedans de moi ce qui peut encore être sauvé dans la relation avec mon frère. Alors seulement je pourrai déterrer cette volonté de donner à la vie une autre chance.
Et c'est l'instant de la grâce. L'instant où je découvre que l'expression de ma colère à la face de Dieu a permis de libérer le chemin qui mène jusqu'à mon frère. L'instant où je découvre que d'avoir ainsi laissé devant Dieu ma haine et mon aigreur m'a fait gagner bien plus que ce que j'ai perdu. Dieu est celui devant qui tombent toutes mes résistances, le besoin de faire mes preuves, mes réflexes de méfiance, mes envies de vengeance.
" Va d'abord te réconcilier avec ton frère… Empresse-toi d'être bienveillant envers ton adversaire… ".
Jésus me propose une attitude qui me permet de repartir. Sa présence et son action font que l'avenir s'ouvre devant mes pas. Le piège de la colère est de croire qu'il m'est à tout jamais impossible de faire le premier pas vers l'autre, sous prétexte que c'est lui le responsable de la pourriture de la relation. J'oublie alors que je peux d'abord aller vers Dieu et réapprendre à marcher avec Lui. Parce que Lui seul me comprend jusqu'au fond de ma souffrance et de mon sentiment d'injustice.
Lui seul me permet de me déplacer à l'intérieur de moi-même et ainsi de faire une place à l'autre. Cet autre qui était objet de ma colère et qui, avec l'aide de Dieu, me donne de pouvoir retrouver un chemin de paix.
Amen !
Colère
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