Le Diable est-il aux portes de notre monde?

©Alexandra Urfer Jungen

Écouter le culte :

« Je me donnerais volontiers au diable, si je ne l'étais pas moi-même ! »

C’est le docteur Faust qui parle ainsi, dans la célèbre adaptation qu’en a faite le poète et dramaturge Johann Wolfgang von Goethe.

« Je me donnerais volontiers au diable, si je ne l'étais pas moi-même ! »

Dans sa quête effrénée du savoir, Faust a brûlé ses plus belles années. Il a réussi à comprendre et intégrer tout ce qu'il est possible d'apprendre, dans toutes les sciences connues. Mais il a fini par devenir ce vieillard amer et suicidaire qui découvre qu’il n’a rien accompli au cours de sa vie qui puisse compenser la perte de ses années.

C’est alors que le diable, sous les traits de Méphistophélès, lui apparaît et lui propose en échange de son âme de lui rendre sa jeunesse et avec elle tous les plaisirs des sens. Après 24 années, Lucifer viendra chercher l'âme de Faust pour l'emmener dans son royaume. Pleinement conscient de ce qui l'attend, Faust scelle le pacte. Mais 24 années plus tard, Faust n'a rien accompli de grandiose, et se retrouve face à l'inéluctable destin de souffrances et de torture qui l'attend. Durant la dernière heure qui lui reste, il va chercher par tous les moyens à échapper à son supplice, en vain : Lucifer vient chercher ce qui lui a été promis, achevant ainsi la vie du célèbre Docteur Faust.

Le mythe de Faust est toujours bien vivant aujourd’hui, et s’il nous parle toujours autant, n’est-ce pas parce qu’il est une magnifique illustration de ce que nous sommes tous devenus ? Au XXIème siècle, notre connaissance s’est étendue bien au-delà de ce que nos ancêtres pouvaient eux-mêmes imaginer, nous sommes capables de nous déplacer partout, sur les mers, dans les airs et même dans l’espace. Nous avons percé le secret de la matière en maîtrisant la fusion atomique. Nous sommes capables de dérouler la chaîne complexe de la génétique, de développer des vaccins dans des temps record. Nous avons développé des outils de communication inouïs.

Mais qu’avons-nous gagné, au fond ? Sommes-nous devenus plus intelligents ? Plus sages ? Plus aimants ?

Nous avons acquis la connaissance, la science, la puissance, l’abondance… mais le sens de tout cela, le comprenons-nous vraiment ? Nous connaissons l’univers, mais nous avons perdu le fil de nous-mêmes. Nous sommes devenus des étrangers à notre propre humanité. Nous sommes ultra connectés, mais nous n’avons jamais été si seuls.

Alors, osons nous poser la question : sommes-nous arrivés à ce jour terrible où Lucifer serait revenu réclamer son dû ? Chercherait-il à nous faire subir le même supplice que celui qui a été réservé au Dr Faust ? Avons-nous grillé toutes nos cartouches ? Est-ce la torture de l’enfer qui nous attend désormais ?

Sans verser dans un pessimisme désabusé devenu à la mode, force est d’avouer que notre monde d’aujourd’hui est devenu plus morose que jamais. Depuis quelques mois en particulier, c’est une chape de plomb qui s’est abattue sur nos têtes, rendant notre avenir incertain, mettant à mal nos liens sociaux et tuant un à un de trop nombreux projets. Mais alors que nous pourrions croire que nous sommes les premiers dans l’histoire de l’humanité à déboucher sur ce constat désabusé, on voit que c’est aussi ce qu’a traversé l’humanité à de nombreuses reprises, et c’est en particulier ce que traversent les contemporains de Jésus. Ils vivent dans une situation politique complexe, sous la domination écrasante des Romains : une situation économique complexe, avec des écarts grandissants entre les différentes couches sociales de la population ; une situation religieuse complexe, avec un judaïsme divisé et des groupuscules éclatés.

Le désert que nous traversons aujourd’hui a de nombreux parallèles avec celui que traversent ceux qui ont vécu à l’époque de Jésus, dans les contrées qui l’ont vu naître et grandir. Un désert qui nous rend, eux et nous, assoiffés de perspectives sociales et économiques, assoiffés d’espérance, assoiffés de vie.

Comme nos ancêtres, nous avons si soifs que nous sommes devenus incapables de lever les yeux et de voir plus loin que les dunes de sable qui s’enchaînent sans fin à l’horizon. Notre vision est devenue courte. Notre myopie s’apparente à notre incapacité à rêver, à espérer.

Alors, osons poser cette hypothèse : nous sommes devenus des incapables de l’espérance. Nous sommes devenus des incapables de Dieu. Incapables de le comprendre, incapables d’aller vers lui, incapables de lui faire une place, dans notre monde et dans notre vie.

Ce n’est pas faire de la morale à bon marché, ou du prêchi-prêcha sans réelle perspective. C’est un constat peut-être un peu froid et un brin cynique, mais surtout réaliste : nous nous sommes éloignés de la source, nous nous sommes détournés de l’essentiel, nous sommes devenus des incapables de Dieu.

L’essayiste et romancière Christiane Singer le dit ainsi : « La vie nous a usés. La plus cruelle vieillesse n’est pas organique : elle est celle des cœurs. Nous sommes devenus de vieux morts-vivants, amers. L’éclat est perdu ; nos espérances sont écornées, nous nous sommes accommodés de désespérer du monde ».

Lucifer est à la porte…

Mais voilà que s’ouvre l’Évangile de Marc, avec dans ses tous premiers mots l’annonce du « commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, Fils de Dieu ». Marc est le seul Évangéliste à commencer son écrit de cette manière. En le faisant, il annonce sans détour qu’un temps nouveau va venir. Une Bonne Nouvelle! Et ce temps nouveau est inauguré au désert, dans ce lieu où tout est sec et a priori sans espoir. Au désert, où vit un pauvre bougre vêtu de poil de chameau et qui se nourrit de sauterelles. De ce lieu aride, de la bouche de cet homme insignifiant va naître la plus folle espérance, déjà présente avec le prophète Ésaïe : un temps nouveau est annoncé!

C’est un appel à un changement de vie, dont le signe est le baptême de metanoia, de conversion : plus qu’un acte moral, de regret ou d’humiliation, l’appel à ce changement de vie est un appel à revenir à l’essentiel, à retourner vers Dieu. C’est une compréhension nouvelle et décomplexée de la relation que nous pouvons retrouver avec Dieu : l’accueillir dans notre vie, et lui refaire la place qu’il avait peut-être perdue dans nos égarements au désert.

Tout cela ne relève pas de notre intelligence, de notre volonté ou de nos efforts ! Accueillir Dieu dans notre vie commence par la prise de conscience qu’au fond, par nous-mêmes et nous tout seuls, nous ne sommes pas capables de Dieu. Nous devons nous reconnaître nus et dépouillés, à l’image de Jean-Baptiste et du dénuement qui est le sien.

Et c’est lorsque je suis nu et dépouillé, au moment où je me reconnais dans mon humanité, dans ce qu’elle a de plus fragile et aussi de plus authentique, de plus transparent, c’est alors que j’accepte de me placer devant Dieu tel que je suis, avec toutes mes incohérences et mes tiraillements. C’est à partir de cette prise de conscience de mon incapacité de Dieu que la metanoia va pouvoir commencer son travail de fond, et me transformer de l’intérieur.

Jean le Baptiste est là, au seuil de l’Évangile, pour nous dire que nous ne pouvons pas inventer Dieu de nos propres mains, ni même le convoquer ou le prévoir. Nous pouvons seulement le recevoir comme le Tout-Autre qui nous surprendra toujours. « Le jour du Seigneur viendra comme un voleur », nous dit Pierre dans son épître. Le chemin sur lequel Jean nous propose d’avancer est un chemin où rien n’est jamais acquis, où tout doit toujours commencer. La Bonne Nouvelle est que le Christ vient comme un événement qui ne cesse de se produire, toujours à nouveau.

C’est d’une formidable liberté dont il s’agit ! Cette liberté est si vertigineuse que nous avons du mal à nous la figurer ! Le Christ annoncé par Jean le Baptiste vient nous libérer pour que nous puissions pleinement vivre de cette Bonne Nouvelle qui est annoncée dès le début. Il vient nous délivrer de notre incapacité de Dieu pour mieux nous ouvrir à la rencontre.

C’est aussi la découverte du réformateur Martin Luther, lui qui en tant que moine augustin s’imposait une ascèse terrible, en essayant de vivre de la manière la plus juste possible. Mais il ne pouvait que constater que malgré tous ses efforts, l’exigence de l’Évangile était toujours bien trop élevée pour lui, et qu’il s’en trouvait très éloigné de Dieu. Incapable de Dieu.

Pendant des années, il est resté bloqué sur le verset de l’épître aux Romains qui dit que « le juste vivra par la foi ». Il voyait une profonde contradiction entre le mot justice et le mot Évangile. Il ne comprenait pas comment la justice de Dieu pouvait être une Bonne Nouvelle pour les femmes et les hommes de ce monde : au contraire, c’était une perspective redoutable ! Jusqu’au jour où Martin Luther a enfin compris que la justice de Dieu ne désigne pas un Dieu qui juge les hommes de manière impartiale selon leurs bonnes ou leurs mauvaises actions, mais Dieu qui vient nous délivrer de nos esclavages, qui vient dénouer nos nœuds intérieurs de servitude et de malheur, sans que nous n’ayons rien à faire ni à mériter !

En prolongement à cette découverte, et en conclusion, permettez-moi de laisser mes mots glisser dans ceux du grand théologien Dietrich Bonhoeffer qui, petite touche d’humour, nous parle déjà, sans le savoir, de ces fameux masques qui occupent tant l’espace public aujourd’hui :

« Voici que la grâce de l’Évangile, si difficile à comprendre aux gens pieux, nous met en face de la vérité et nous dit : tu es un pécheur, un très grand pécheur, incurablement, mais tu peux aller, tel que tu es, à Dieu qui t’aime. Il te veut tel que tu es, sans que tu fasses rien, sans que tu donnes rien, il te veut toi-même, toi seul… Dieu est venu jusqu’à toi, pécheur, pour te sauver. Réjouis-toi ! En te disant la vérité, ce message te libère. Devant Dieu, tu ne peux pas te cacher. Le masque que tu portes devant les hommes ne sert à rien devant lui. Dieu veut te voir tel que tu es pour te faire grâce. »

Alors, Lucifer est-il vraiment revenu réclamer son dû ? Cherche-t-il réellement à nous faire subir le même supplice que celui qui a été réservé au Dr Faust ? Est-ce la torture de l’enfer qui nous attend désormais ? Je dis non, résolument non ! Nous n’avons pas dit notre dernier mot.

Lucifer risque d’attendre encore longtemps. La Bonne Nouvelle n’a pas fini de se déployer dans notre vie et dans notre monde.

Alors : laissons la Bonne Nouvelle s’écrire en lettres majuscules sur chaque page de notre vie !

Laissons-nous cette chance de naître à nouveau !

Amen !

Notre monde est-il arrivé à un point de non-retour? Nous sommes-nous à tel point détournés de l’essentiel et de Dieu qu’aucun avenir ne soit désormais possible? Nous sommes parfois tentés de céder au découragement. Mais en ce deuxième dimanche de l’Avent, l’évangéliste Marc nous annonce une Bonne Nouvelle plus forte que notre incapacité à croire et à espérer.

Détails

Avec la participation de
Jacques Haldy pour les lectures.
Orgue
Anne-Claude Burnand
Musique
Elise Millet au chant et Valentin Claivoz à l'accordéon