Un drôle de miracle !

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Un drôle de miracle ! Voilà ce que nous pensons peut-être tout bas en écoutant ce célèbre récit des noces de Cana. Que Jésus ait multiplié des pains et des poissons pour nourrir une foule affamée, passe encore. Mais qu'il change de l'eau en vin, voilà un miracle qui nous dérange. Il nous semblerait beaucoup plus juste que Jésus libère une personne sous l'emprise de l'alcoolisme, qu'il soulage une souffrance physique ou morale, qu'il fasse disparaître une injustice. Mais nous avons de la peine à comprendre qu'il rajoute du vin au coeur d'une fête, alors que les convives sont déjà un peu éméchés ! Certaines mauvaises langues diraient qu'à l'époque, les conducteurs de chevaux ou de chars n'avaient pas encore à respecter une réglementation à 5 % !
A prendre notre récit au premier degré, on aboutit à ce genre de réflexions qui ne nous aident pas à avancer. Pourtant, ce premier signe de Cana est riche de sens. D'abord, le mariage était une tradition populaire importante en Palestine. Il était l'occasion de grandes réjouissances qui concernaient non seulement le couple, leurs familles, mais aussi les habitants de leur quartier ou de leur village. C'est une fête qui fait penser à toutes les fêtes qui sont chères à nos coeurs : celle de Noël en particulier, même si la dimension communautaire qu'on trouvait autrefois dans un mariage tend à disparaître à l'heure actuelle. Il reste que pour la fête de Noël, on tient à marquer le coup. On met les petits plats dans les grands et on veut que le plaisir soit au rendez-vous.

Quant au vin, il est symbole de joie. Voilà d'ailleurs ce que chante le psalmiste (104, 15) : "le vin réjouit le cœur des humains, en faisant briller les visages plus que l'huile...". A Cana, le vin manquait. Par conséquent, la joie était en train de fondre. Ce n'était pas banal pour le couple qui se marie, pour leurs familles et leurs amis. Comme il n'est pas banal que la vraie joie de Noël puisse avoir du plomb dans l'aile à l'heure actuelle. Vous en doutez ?
Allez observer pendant un moment le stand d'emballage des cadeaux dans un grand supermarché. Regardez les visages. Ecoutez les conversations ou plutôt les remarques, les critiques et les soupirs. Le stress, la fatigue et l'énervement sont fréquents dans les paroles et les comportements. On oublie de se respecter tant on est obnubilé par ce qu'il faudra encore faire ou acheter.
Vous me direz : mais ce n'est pas encore cela Noël. Il y a la fête de famille, les repas, le rendez-vous habituel autour du sapin, quelques productions des enfants peut-être et l'ouverture des cadeaux. Voilà ce qui compte : ces moments un peu feutrés, un peu magiques, que nous aimons retrouver année après année.

Je doute du bien-fondé de ce genre de considérations : d'abord parce que la famille se porte mal à l'heure actuelle. Il faut le reconnaître : les ruptures dans les couples deviennent monnaie courante, les familles recomposées se multiplient et les problèmes d'éducation semblent s'être accentués, probablement à cause de l'évolution de la société. Par conséquent, je ne suis pas très sûr que les fêtes de Noël en famille aient souvent un visage harmonieux. Un visage qui respire la santé, la bonne entente et la gaieté.
Ensuite, si nous avons le privilège de vivre une fête de Noël en famille - et parfois dans une famille unie - il y a de nombreuses personnes qui n'ont plus de famille ou qui se retrouvent seules, à la maison, à l'hôpital, dans une maison de retraite ou au travail.

Ainsi, le vin manquait et l'ambiance aux noces de Cana était en train de devenir plate, plate comme l'eau du robinet. Plate comme de nombreuses fêtes de Noël, où la famille se vit en vase clos - mes catéchumènes me confient parfois la lourdeur qu'ils ressentent dans certaines de leurs fêtes de famille - où l'on ne sait plus quoi se dire, à part des banalités, où on en reste à la surface des personnes et des choses.
L'eau changée en vin n'est donc pas un miracle inutile. Si nous comprenons bien que Jésus intervient pour redonner de l'éclat à la fête. Pour qu'elle soit à nouveau le lieu d'une joie vraie, d'une joie profonde. La joie pour tous, la joie qui ouvre les coeurs, qui les rend sensibles aux autres, qui bouscule les rancoeurs, les querelles et les déceptions. Une joie qui enrichit la parole et le dialogue. Une joie humaine, mais une joie pas comme les autres : car elle tisse des liens solides et durables entre des personnes.

Et ce miracle est encore plus que cela. Car il symbolise une nouvelle forme de relation avec Dieu. En effet, Jésus utilise six jarres destinées aux purifications religieuses pour changer l'eau en vin . Le chiffre six est celui de l'imperfection, de l'inachevé. Il manifeste que dans le système religieux de l'époque, avec ses rites et ses sacrifices, quelque chose est inachevé, quelque chose de fondamental manque. Jésus le montrera dans l'épisode qui suit notre récit. Il va chasser les marchands du temple. Il va contester fortement le marchandage religieux qui s'était instauré. Il vient offrir autre chose de la part de Dieu. Cet autre chose est une alliance nouvelle, symbolisée par cette eau transformée en vin, en un vin de grande qualité et dans une dimension d'abondance.
Oui, Jésus vient révéler le visage d'un Dieu généreux. Il montre que Dieu entre en relation avec nous avec le profond désir de nous aimer, de nous aimer totalement et sans condition, sans marchandage. Pour que la joie de nos fêtes soit nouvelle et profonde, n'est-il pas nécessaire que notre relation à Dieu soit aussi renouvelée ? Qu'elle se laisse pénétrer par ce souffle de générosité et de gratuité que nous trouvons en Jésus-Christ ?
Car il est frappant de constater à quel point la gratuité a de la peine à trouver sa place dans nos relations et dans nos fêtes. Prenons l'exemple des cadeaux : offrir est une joie, mais à l'occasion de Noël, cela peut souvent devenir une corvée. Ah les soupirs au moment de choisir ce qu'il faut offrir !Il faut donner, il faut veiller que chacun reçoive sa part, de manière équitable. Le cadeau devient ainsi une contrainte et non plus un geste d'affection sans calcul.
Jésus vient nous libérer de notre besoin de paraître, d'attirer l'attention des autres et de Dieu lui-même. Il vient nous offrir l'assurance que Dieu nous aime non en raison de ce que nous faisons, mais simplement parce que nous sommes là, parce que nous existons.
Nous n'avons donc plus besoin de prouver quelque chose aux autres. Nous apprenons avec Jésus à être là avec les autres et à accueillir leur présence comme un cadeau. Jésus nous y invite et nous libère de ces relations artificielles où la gratuité disparaît.

Alors à quand cette joie nouvelle, cette joie vraie dans nos relations humaines et dans notre vie spirituelle ? Marie prend conscience du manque de vin. Elle intervient en informant Jésus. Nous connaissons la réaction de ce dernier : " Femme que me veux-tu ? " " Mon heure n'est pas encore venue ! " Marie est-elle trop pressée ? Quoi qu'il en soit, nous avons l'impression que Jésus dit à sa mère de se mêler de ses affaires et nous le trouvons manquant un peu de respect !
Il nous offre plutôt une Parole riche de sens : dans l'Evangile de Jean, il est plusieurs fois question de l'heure de Jésus. C'est l'heure de l'adoration en esprit et en vérité, l'heure où le Fils doit être glorifié, l'heure où il donne la vie éternelle. Ainsi quand Jésus agit, il le fait à son heure, c'est-à-dire en conformité avec tout ce qu'il est venu apporter de la part de Dieu.
Le miracle pourrait être soudain et spectaculaire. Il ne serait pas à son heure, car il ne rendrait pas gloire à Dieu, il donnerait une fausse image de Lui.

On fait souvent de Dieu une roue de secours, une assurance vie ou une pommade. On le met ainsi sous tutelle. On ne lui demande pas : " Montre-moi Seigneur ce qui est essentiel !" Mais plutôt : " Voilà ce dont j'ai besoin ! Aide-moi à l'obtenir !". Nous cherchons à régler Dieu à notre horloge. Nous cherchons à le faire agir sans que nous ayons besoin nous-mêmes de faire du chemin, d'être questionnés et transformés.
Si Jésus est un peu sec avec sa mère, n'est-ce pas pour nous dévoiler de manière symbolique que nous ne pouvons pas utiliser Dieu ? Son temps n'est pas forcément notre temps. Sa manière de faire et d'agir n'est pas forcément la nôtre. Hélas, trop souvent, nous nous prenons pour le centre du monde, autour duquel Dieu devrait tourner. Nous ressemblons alors à Cédric dans cette petite histoire que j'aime bien :
Cédric a perdu sa maman dans un supermarché. Il la cherche dans les rayons. Ne la trouvant pas, il sort et voit un policier sur le trottoir. Il se précipite et lui demande : " Est-ce que vous avez vu ma maman sans moi ? "
Elle est magnifiquement naïve la demande de Cédric. Mais pour vraiment retrouver sa maman, il va devoir dialoguer avec le policier et l'aider à l'identifier. De la même manière, Dieu ne veut pas devenir un objet utilitaire assigné à une mission particulière qu'on utilise en cas de besoin. Au contraire, il nous désire partenaire, engagés dans une relation de dialogue, d'écoute, de confiance et de complicité. Si un manque apparaît dans notre vie, nos relations ou nos fêtes, la joie vraie et profonde à redécouvrir nous engage dans une quête commune où chacun peut compter sur l'autre.

Jésus a changé l'eau en vin. Il serait dommage de faire de ce miracle un événement spectaculaire, un coup de baguette magique ou un miracle à bon marché. D'ailleurs, seuls les serviteurs de la fête et les disciples ont pris conscience du miracle de Jésus. Les autres convives et même le maître de table goûtent un vin excellent sans connaître son origine.
La nouvelle alliance que Dieu tisse avec nous en Jésus-Christ ne saute pas aux yeux. Elle ne s'impose pas à nous comme un coup d'éclat. Montrer à l'autre que nous l'aimons, sans le faire forcément à coup de cadeau est une démarche discrète. Offrir dans ses paroles et dans ses gestes un signe de cet amour gratuit du Christ ne frappe pas forcément les regards. Mais le regard de la foi sait reconnaître, sait s'émerveiller de ces signes cachés de la nouvelle alliance que Dieu tisse avec les hommes.
En ce temps des fêtes, je souhaite que nous puissions tous laisser l'eau de nos doutes, de nos désespoirs, de nos rancoeurs et de nos désillusions être changée en bon vin. Le bon vin de la foi, de l'espérance, du pardon et de la confiance. Le récit des noces de Cana nous offre la promesse d'une transformation possible. Même quand elle est discrète, elle est source d'une joie profonde et durable.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Vincent Thévenaz
Musique