Frères et sœurs, il faut imaginer la scène : nous sommes à la fin du mois d’août, c’est l’époque des vendanges en Palestine et vous pouvez penser qu’il fait chaud. Depuis 6 heures du matin, le propriétaire de la vigne se rend sur la place du village pour trouver des journaliers qui viennent travailler dans sa vigne, et des journaliers, il y en a beaucoup. On sait très bien par les travaux des historiens que dans la Palestine du temps de Jésus, il y avait un très fort chômage. Les petits propriétaires n’avaient pas pu tenir le coup et ils louaient leurs bras à des propriétaires plus chanceux.
Voilà donc notre propriétaire qui arrive sur la place et qui passe un contrat avec un certain nombre d’hommes qui lui paraissent vigoureux ; ils s’entendent pour un salaire intéressant, une pièce d’argent, ce qui, selon nos normes, équivaut environ à 50 de nos francs pour la journée, somme tout à fait honorable pour l’époque. « Tope là !, marché conclu ! », et ils partent dans la vigne et se mettent au travail.
Mais la vigne est grande et le propriétaire se dit : « À ce rythme, on n’arrivera jamais au bout du travail. » Alors il revient 2 fois sur la place, à 11 heures du matin, à 3 heures de l’après-midi : il y a encore et toujours du monde, des journaliers qui n’ont pas trouvé d’embauche. Et il repasse avec ceux qu’il engage le même contrat : Fr. 50.- pour le travail à accomplir.
Mais, décidément, il y a encore plus de travail que le propriétaire ne le pensait ! Il se dit qu’il serait tout de même bien de terminer ce parchet avant le coucher du soleil. « Allons donc voir s’il y a encore du monde sur la place qui attend d’être engagé ! » Il y va, c’est 5 heures du soir, et il y a en effet encore un peu de monde. Je vous laisse imaginer qui sont ces gens : ce ne sont évidemment ni les plus vigoureux, ni les plus dégourdis ; ce sont peut-être des gens qui selon nos critères d’aujourd’hui seraient à l’AI, ou bien des va-nu-pieds, des marginaux, des gens qui ont de la peine à se réveiller le matin, des gens qui sortent de leur « profonde » et qui se sont dit : « Allons sur la place, on va peut-être gagner un petit quelque chose. » Allez savoir si l’un ou l’autre de ces bras ballants n’aurait pas envie la nuit suivante d’aller mettre le feu à quelque chose… Bref – comme on dirait aujourd’hui – ce n’est pas la crème qui reste là ! Et pourtant le propriétaire en a besoin et il les engage. Ces nouveaux engagés partent à leur tour dans la vigne. Ah pas pour bien longtemps puisque dans une heure, à 18 heures ce sera la fin de la journée. On rentrera chez soi, se laver un peu, manger et surtout se reposer !
En effet, à 18 h., le propriétaire – qui est incontestablement un propriétaire opulent ! – dit à son contremaître : « Fais venir les types, on va les payer. » Tu commences par les derniers engagés et puis tu finiras par les premiers. Se produit alors un incident, parce qu’aux derniers, le contremaître offre pour une heure de travail Fr. 50.-, soit le salaire de toute une journée. Quand les autres qui ont travaillé dur toute la journée entendent cela, ah ! ils ne sont vraiment pas contents, ils grognent, ils grommellent, plus que cela, ils s’indignent, dit le texte. Ils sont fâchés, furieux : « Eh bien quoi, nous qui avons travaillé pratiquement 12 heures d’affilée, on va toucher le même salaire que ceux qui n’ont travaillé qu’une heure ! » Si on avait donné Fr. 5.— à ceux qui avaient commencé à 5 heures, ils auraient compris, même Fr. 10.-- ! Ils n’ont pas forcément mauvais cœur, mais alors Fr. 50.— « la même chose que pour nous qui avons commencé au petit matin et qui avons été rôtis par le soleil pendant toute la journée, ça c’est vraiment dur à avaler !
Le propriétaire ne se laisse pas du tout déstabilisé et dit : « Ecoutez, chers amis, ce matin, on a passé un contrat, on était d’accord. Eh bien, voilà vos Fr. 50.-, comme convenu, je ne vous ai pas volé. Et maintenant dégagez ». Il ajoute encore cette phrase : « Est-ce que vous êtes jaloux parce que je suis bon ? ». Et notre parabole se termine assez durement : « Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ! »
Frères et sœurs, vous la connaissez cette parabole. On l’a lue et entendue depuis l’École du Dimanche. J’aimerais vous proposer maintenant de nous plonger dans son explication de deux manières :
D’abord en nous intéressant à ceux qu’on appelle quelquefois les « ouvriers de la dernière heure », ceux qui sont sans doute un peu paumés, qui sont là parce que personne ne voulait d’eux. Vous comprenez bien que si Jésus utilise cette catégorie de personnes, c’est qu’il veut nous faire comprendre que Dieu les aime beaucoup, ces paumés, ces marginaux, qu’il les aime énormément au point de leur donner autant qu’à ceux avec lesquels il a passé un contrat en début de journée. On peut aller plus loin, et actualiser ce texte biblique en disant que parmi ces gens recrutés à 5 heures de l’après-midi, se trouve, j’en suis certain, l’un ou l’autre d’entre nous, l’une ou l’autre d’entre nous, car à nous aussi il peut arriver d’être rudement en panne, de n’avoir pas réussi à nous lever le matin, non seulement physiquement mais surtout moralement. Sommes-nous beaucoup plus en forme que ces ouvriers de la dernière heure, je ne crois pas ? Il nous arrive à nous aussi de subir les aléas de la vie, d’être écorchés par elle ; nous pouvons être mal, durement éprouvés. Et tout à coup, cette parabole prend un sens tout particulier pour chacune et chacun d’entre nous qui sommes en panne. Nous aussi, qui à nos propres yeux ne valons pas grand-chose, nous valons beaucoup puisque Dieu nous offre un beau salaire, c’est-à-dire une grosse brassée d’amour. Fr. 50.- pour une heure de travail peut faire vivre un paumé, de même un énorme bouquet d’amour offert par Dieu, peut nous faire vivre nous aussi parfois si durement touchés par la vie. Et ce bouquet existe, Dieu veut nous le donner, il est pour nous.
Voyez-vous, ces ouvriers de la dernière heure, c’est bien sûr chacune et chacun d’entre nous à un moment de notre vie, maintenant ou peut-être une autre fois, demain, peut-être avant-hier, que sais-je ? C’est votre secret, frères et sœurs, c’est votre vie. Vous la connaissez et vous savez très bien vous reconnaître à un moment donné de votre vie parmi ces gens qui sont l’objet d’un merveilleux amour, d’une attention particulière de la part de Dieu.
Mais voyez-vous, on peut aussi entrer dans cette parabole en s’identifiant à ceux qui étaient présents depuis le début de la journée, qui étaient là depuis 7 heures du matin, voire 9 heures, 11 heures ou 3 heures, que sais-je ? Ces ouvriers des premières heures, c’est aussi nous, qui nous efforçons de bien régler notre vie, c’est nous qui vis-à-vis de Dieu essayons de vivre de manière correcte, digne de la vocation qui nous est adressée. Or voilà, ça fait un peu – pardonnez-moi l’expression – « râler » de voir qu’on donne la même chose à ceux qui n’ont pas fait grand-chose qu’on en donne à chacune et chacun d’entre nous. C’est vrai que nous sommes jaloux quand on fait du bien aux autres, ou disons plus précisément, quand on leur fait trop de bien. C’est tout à fait vrai que nous pouvons être furieux. Permettez-moi de vous le dire : ne refoulez pas votre colère ! Elle est légitime parce que nous faisons des efforts et nous avons envie que ces efforts soient très bien récompensés, car il est dur de faire ces efforts. Alors ne vous culpabilisez pas si, vous assimilant à ces ouvriers de la première heure, vous trouvez que ce n’est pas marrant et que c’est quand même scandaleux, lâchons le mot ! de recevoir comme salaire de la part du propriétaire la même chose que les derniers engagés.
Il y a là un vrai problème : nous sommes très certainement prêts à aider notre prochain, mais nous aimerions tellement que ce prochain soit digne d’être aidé, or il ne l’est pas puisqu’il a besoin d’être aidé. Et nous avons tellement besoin, n’est-ce pas ? de penser au fond de nous-mêmes que nous sommes tout de même mieux que ce prochain. On vaut quand même mieux que le type qui n’arrive pas à se lever le matin, on vaut sans doute un peu mieux que ceux qu’on est obligé d’aider. On a toujours au fond de soi le sentiment que la personne que l’on doit aider s’est mise elle-même dans une situation où elle doit être aidée. Admettons que nous avons ces sentiments qui ne sont pas peut-être très brillants, mais ce sont les nôtres, il faut les accepter. Il ne faut pas s’en culpabiliser, mais il faut ce matin se poser la question si décidément il n’est pas possible d’aller un tout petit peu plus, je n’irai pas jusqu’à dire, pour employer un terme savant, les sublimer, mais au moins en faire quelque chose qui soit éventuellement positif.
Vous faites partie des premiers, je suis également parmi les premiers, et je vois des derniers si bien soignés par Dieu. Cela m’agace un peu, mais je me dis tout de même que Dieu a été bon pour moi. J’ai eu mes Fr. 50.-, il ne m’a pas frustré. C’est donc bon signe, Dieu m’aime aussi. Par conséquent, est-ce que moi, qui suis parmi les premiers et qui n’ai pas trop de problèmes dans mon existence, je ne pourrai pas faire en sorte de devenir les mains, les yeux de Dieu pour ceux qui sont les derniers. En effet, puisque cela ne va pas trop mal pour moi, pourquoi ne ferais-je pas quelque chose pour ceux qui décidément vont mal ? En effet, moi qui suis le premier, ce serait pas mal qu’au lieu d’être jaloux, j’entre dans ce grand mouvement d’amour de Dieu pour ceux qui sont les derniers, que je vienne au secours, que je tende une main, que je dise une parole, que je sois plein de compassion, qu’éventuellement je donne quelque chose de mes biens et qu’éventuellement, peu à peu, je me réjouisse que les derniers deviennent comme moi des premiers. Ce ne serait pas mal si moi, assez sûr de moi puisque je sais que Dieu m’aime, j’entrais dans ce grand mouvement d’amour de Dieu pour tous ceux qui sont marginaux et paumés.
Car, voyez-vous, je ne sais pas si vous vous souvenez du début du texte de la parabole : Jésus dit, Le Royaume des cieux c’est comme… Il veut nous montrer que premiers et derniers, nous serons tous dans le royaume, nous marchons tous vers lui. Ce n’est pas parce que les derniers reçoivent proportionnellement plus qu’ils ont davantage droit au royaume que les premiers. Non ! eux, les derniers, comme vous et moi, les premiers, nous serons tous compris dans le royaume. Et qu’est-ce que c’est que le Royaume ? Une notion qui peut vous paraître très abstraite, mais qui en réalité est tout à fait concrète ! Quand vous relisez l’Ancien Testament, vous voyez bien que le Royaume, c’est le lieu de la paix, le Shalom hébraïque qui veut dire la paix, une paix qui est rayonnante, une paix qui est justice pour tout le monde, biens en suffisance pour chacun, bref c’est quelque chose de tout à fait extraordinaire ce royaume ! Alors quand nous sommes derniers, il faut que nous sachions que nous avons notre place réservée dans ce royaume, que nous pouvons même en jouir dès ici-bas, et quand nous sommes premiers, il faut aussi que nous sachions que nous marchons vers ce royaume et que nous y aurons également une bonne place.
La fin de cette parabole est un peu dure, quand on la lit comme ça : « les premiers seront les derniers et les premiers seront les derniers ». Mais si on fait l’effort de se dire : oui, je suis tour à tour dans mon existence face à Dieu le premier et le dernier, le dernier et le premier, c’est-à-dire que je suis les deux à la fois, alors on peut se dire : oui, d’accord, je peux comprendre que Dieu aime particulièrement ceux qui souffrent, mais Dieu m’aime moi aussi. Et quand soi-même on souffre, on se dit : ah, c’est sensationnel de penser que Dieu m’aime aussi, vient à mon secours, me soulage dans ma peine ou mes difficultés. Ce royaume qui est en train de se constituer, il est fait de chacun d’entre nous (et de bien d’autres encore !), qui sommes parfois derniers, qui sommes parfois premiers, mais qui tous sont des créatures de Dieu, engagés par Dieu pour un excellent salaire, c’est-à-dire objet de son amour, jaillissant, amplement suffisant pour payer les premiers et pour payer les derniers.
Tous, nous avons rendez-vous dans ce royaume. Et dans ce royaume, nous pourrons dire quelque chose de très important : tous ensemble, nous pourrons dire Merci. Merci, nous qui sommes les premiers parce que nous avons touché notre salaire, merci, nous qui sommes les derniers parce que nous avons reçu ce qui nous a permis de vivre. Nous sommes à la fois ceux qui disent « Merci pour tout ce que tu nous donnes tous les jours », et « merci pour ce que tu nous donnes de manière extraordinaire ». C’est la joie du royaume de pouvoir dire Merci. C’est la joie du royaume de pouvoir surmonter peu à peu la jalousie, de pouvoir la transformer en quelque chose de positif. C’est la joie du royaume de savoir que tout paumé qu’on puisse être, Dieu ne nous laisse pas tomber, qu’il nous attend pour nous donner la paix, la joie, la justice et tout ce qu’il nous faudra pour vivre en suffisance.
Amen !