L’Éternel est avec toi vaillant héros ! Je trouve que cet ange a pas mal d’humour. Il connaît Gédéon et il sait que ce benjamin d’Avièzer, ce petit dernier n’est pas spécialement vaillant, et pas tellement héros. Il a de l’humour ce messager de l’Éternel. C’est qu’il est à bonne école. Dieu a souvent de l’humour, plus fin humour que les humains. Il est aussi assez fin stratège. Saluer quelqu’un ainsi était, en ce temps-là, une manière tout à fait traditionnelle de dire Bonjour. Mais faire d’emblée un compliment si finement ironique, ce n’est pas là par hasard, pas pour rien.
Et ça marche. Gédéon saisit cette parole de bénédiction, pour immédiatement commencer à se plaindre et parler des malheurs et se poser en victime. Se plaindre de son Dieu qui avait promis tant de merveilles et qui les leur doit après tout, alors que mille malheurs arrivent au pays !
C’est la crise, les invasions Madianites, les pillages ; les vraies raisons de tout cela résident dans la gestion catastrophique du pays, l’idolâtrie, toutes sortes de laisser-aller qui se pratiquent impunément en Manassé. Seulement, c’est tellement plus facile de mettre la faute sur un autre, sur Dieu par exemple, qui ne tient pas sa parole. C’est tellement plus facile pour Gédéon, d’évoquer sa position du plus petit, tout fragile, ce pauvre descendant du clan le plus faible parmi toute la tribu.
Eh bien non, Gédéon n’est pas tellement vaillant, pas vraiment héros, et encore moins guerrier (comme le disent certaines traductions). Ça chamboule un peu l’image idéalisée que l’on a reçu de lui au catéchisme. Gédéon, c’est d’abord un trouillard, un jeune homme en pleine forme, en pleine force de l’âge, transi par la peur, toutes sortes de peurs et celle, la plus grave peut-être, la peur de grandir, de prendre des responsabilités, de devenir adulte.
Parce que ce n’est pas facile de grandir, ni à l’époque, ni maintenant. Pas facile de s’affranchir de son clan, de sa famille, s’affranchir de toutes sortes de tutelles, dépendances et barrières, dont les plus infranchissables sont celles que l’on dresse soi-même pour se protéger, pour préserver son confort, pour repousser ce moment où il est temps de lâcher les amarres, de naviguer sur les vagues, et les creux de la vie. Ce moment où on a à devenir soi-même et non seulement fils de..., du clan de..., de la tribu de...
L’histoire de Gédéon - telle que je la lis aujourd’hui - est l’histoire d’un homme, ou d’une femme, appelé par Dieu à devenir pleinement adulte. C’est l’histoire d’une personne appelée à relever simplement le défi de la vie. De cette vie offerte par Dieu pour en faire quelque chose de bon, de beau, de vivant, de dynamique, de constructif, d’utile. Et alors, ce qui me touche intensément dans ce récit, c’est la manière dont Dieu provoque Gédéon et le pousse justement vers le défi de la vie, tout en se rendant présent et agissant avec lui.
Dieu se rend présent d’une manière qui n’a rien d’une gentille niaiserie. L’ange ne vient pas pour s’apitoyer sur Gédéon, ni pour le caresser dans le sens du poil, il n’entre pas dans son jeu. Il ne débarque pas là, telle une fée dans son carrosse en forme de courge et sa baguette magique, pour transformer les peurs de Gédéon en courage de Robin des Bois.
Dieu, celui qui est à l’origine de nos vies, qui nous appelle à la vie, se rend présent et disponible pour cheminer avec nous, pour travailler avec nous nos peurs, nos lâchetés, nos petitesses, nos inerties, nos tendances à subir pour transformer tout cela, en faire une force, y souffler une dynamique.
Dieu se rend présent pour bousculer nos passivités, nos conformismes. Il est là pour remettre en question les mille et une raisons extérieures prétendues justifier nos misères: Tu as peur des Madianites, tu crois qu’ils empêchent le pays et le peuple de prospérer, qu’ils dérangent, qu’ils perturbent le bien-être général. Tu as raison de penser cela. Et tu peux les vaincre ! Tu peux changer cela !
Dieu, qui est à l’origine de nos vies, se rend présent pour sortir Gédéon de son trou de pressoir. Quelle idée de battre du blé dans un pressoir à vin ! Le blé doit être battu à l’air, au vent pour bien sécher, bien se nettoyer, pas dans une cave. Une fois encore, c’est la peur qui le cantonne là-dedans. La peur d’être repéré, de voir son blé emporté. Alors, il préfère se cacher, se replier dans ce creux, rester décalé du monde extérieur, décalé de ce monde où tant d’autres enjeux et tant d’autres défis l’attendent.
Va avec cette force que tu as et sauve Israël de Madiân ! Oui, c’est moi qui t’envoie ! Va avec la force que tu as ! Non pas avec celle que tu n’as pas. Je ne te demande pas d’être un autre, non. Va ! Va avec ce que tu es aujourd’hui, ici et maintenant ! N’attends pas d’être plus fort, plus riche, plus beau, plus puissant, n’attends pas ! Va, avance avec ce que tu es, à la rencontre de celui que tu peux encore devenir, à la rencontre de celui que tu seras si tu le veux !
Et ça, personne ne l’a encore dit à Gédéon de cette manière. Personne ne lui a dit cette vérité aussi directement, aussi ouvertement. Ni son père, ni sa mère, ni ses frères et sœurs, ni personne de son clan. Dieu seul ose une telle parole, un tel message. Dieu seul ose le lui dire sans fioritures, en vérité. Dieu, serait-il seul à désirer Gédéon sorti de son trou ? Dieu, serait-il seul à le vouloir affranchi de ses peurs et ses paralysies ? Dieu, serait-il seul à le voir dépasser tous ces prétendus impossibles ? Serait-il seul, Dieu à croire en Gédéon ? En tout cas, Dieu croit en Gédéon bien plus que Gédéon ne croit en lui-même.
C’est peut-être pour cela que ce Va avec la force que tu as ! est assorti d’une promesse, solide comme du roc : Je serai avec toi, et ainsi tu battras les Madianites tous ensemble. Mais, c’est comme un coup de bâton dans une fourmilière où tout allait bien son train-train quotidien, chacun dans son rôle bien établi, chacun à sa tâche ; ça ronronne. Et ce coup de bâton sera salutaire pour Gédéon! Il faillira même devenir roi !
Mais d’abord, comme dans une fourmilière, c’est la pagaille, dans son être tout entier, la panique. Il se tourne vers son Dieu. Lui demande des preuves, des épreuves, des tests, des examens, des confirmations, des assurances tout risque. C’est assez remarquable, tous ces signes que Dieu lui donne bel et bien : le feu qui jaillit du rocher, la toison qui reste sèche. Pour Gédéon, et c’est exceptionnel, Dieu accepte ce jeu des épreuves. C’est extraordinaire comme Dieu se met et se soumet à l’écoute de ses craintes, les entend, les accueille. Il fournit tous les signes demandés. Il est là, fidèle, comme promis.
Dieu est là et cette proximité fait encore peur à Gédéon. Sent-il que cette présence pourrait ouvrir en lui une brèche, ouvrir sur un ailleurs, un autrement, l’emmener là où il craint tellement d’aller et où il sait pourtant son avenir. Qui de nous, enfant, ado ou adulte, chacun à sa manière, qui de nous n’a pas une fois ou l’autre vécu cette expérience d’être sur le seuil, sous la pression d’une décision importante, conscient de devoir se lancer, d’avoir le sentiment de l’inéluctable, de ce oui qu’on sait juste et nécessaire et qui pourtant fait peur.
Un examen à passer, une place d’apprentissage à choisir, un choix professionnel à faire, ou encore une nouvelle orientation à donner à sa vie, qui n’a jamais été devant des alternatives difficiles, se sachant devoir aller de l’avant et en même temps hésiter, résister, avoir envie de fuir, de mettre la tête dans le sable?
La peur du risque avec ses tiraillements. Elle traverse tous les âges de la vie. Et pourtant on ne peut vivre sans risquer. On n’avance guère sans s’exposer, sans enlever les armures, les fausses protections. A cet égard encore, l’expérience que Gédéon va devoir vivre avant la bataille décisive est magnifiquement parlante.
Trop nombreux sont les hommes avec toi pour que je livre Madian entre leurs mains... Que ceux qui ont peur rentrent, ceux qui mangent ou boivent de telle ou telle manière quittent aussi, ordonne le Seigneur. On trie, on enlève, on dépouille. C’est peut-être une astuce théologico-littéraire pour dire que la victoire doit venir de Dieu et non du nombre militaire. Mais symboliquement, cette réduction, ce tri que Dieu impose à Gédéon, dit le dépouillement nécessaire, cette mise à nu, ce face à face inévitable avec ses propres ressources. Il faut passer par là.
Va avec la force que tu as ! et aussi la fragilité qui est la tienne. Je serai avec toi. N’est-ce pas ainsi découvert, dépouillé, fragile qu’on est parfois appelé, et que l’on traverse le mieux ces gués de Yabok de nos vies. On se roule dans la poussière, on lutte tel Jacob, contre Dieu et plus encore contre soi-même, avant de voir plus clair dans sa vie, dans son avenir embrumé, avant de voir se pointer une de ces aubes si longues et si difficiles à venir.
C’est que la vie n’est pas une affaire de calculs, de stratégies, de précautions, de preuves et épreuves à fournir ou recevoir, pas d’assurance tous risques la vie est faite de passages à gué à franchir avec un peu d’audace et beaucoup de confiance et aussi de ces batailles à livrer à soi-même avec la force que l’on a.
On ne sort jamais indemne de ces luttes-là. Quelle chance ! On en sort parfois avec une hanche déboîtée, un nom nouveau, comme Jacob devenu Israël. Toujours transformé, grandi et fort de cette bénédiction qui rend plus apte à aller à la rencontre non seulement de ses frères, mais de soi-même et de son propre avenir.
Amen !
Que fait Gédéon de sa trouille? Que fait Dieu de nos trouilles?
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