Éloge de la vulnérabilité

Temple de Crissier (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

« Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ! »

Entre les inspecteurs des travaux finis et les cordonniers mal chaussés, nous avons parfois tendance à nous placer dans la situation la plus confortable, celle de celui qui fait des remarques ou prodigue des conseils, mais qui n’a pas besoin de les appliquer à lui-même !

Cette expression de la langue française est en fait plus biblique qu’elle n’y paraît. Dans l’Évangile de Matthieu, au chapitre 23, Jésus réunit la foule et ses disciples et leur dit, concernant les pharisiens et les maîtres de la Loi, qu’ils feraient mieux d’écouter leurs paroles mais de ne pas imiter leurs actes car, je cite, ces pharisiens « ne mettent pas en pratique leurs enseignements ».

C’est l’attitude que Jésus dénonce également dans le préambule de la parabole des deux maisons, notre texte du jour, qui clôt le Sermon sur la Montagne.

Le Sermon sur la Montagne, ce discours de Jésus dans l’Évangile de Matthieu, qui s’ouvre sur les Béatitudes et qui vient bouleverser les croyances et les états d’esprit des auditeurs de l’époque… et de nous aussi, par la même occasion.

Alors, « faites ce que je dis, pas ce que je fais », en quoi est-ce un problème ?

Il ne suffit pas de dire « Seigneur, Seigneur, pour entrer dans le Royaume des Cieux », nous dit Jésus. Hier comme aujourd’hui, certains ont toujours le mot « Seigneur » à la bouche. Mais il ne suffit pas de le prononcer ni de l’invoquer, mais de vivre véritablement le Royaume.

Pour le contexte, l’Évangile de Matthieu s’adresse à une Église minoritaire vivant dans un milieu hostile, et il y avait pourtant déjà des hypocrites en son sein ! Parmi les hypocrites, certains ne se contentent pas de parler, mais chassent les démons et font aussi beaucoup de miracles.

Alors qu’on commençait à se dire : « Ca y est, eux, il ont compris ! Ils appliquent ce qu’ils préconisent ! », Jésus leur assène un « Je ne vous ai jamais connu ! ». Bon, le Royaume, ce n’est pas pour tout de suite !

Ici, Jésus fait de la théologie à coups de marteau. Son Évangile ne repose pas sur des prophéties, des exorcismes et des miracles, mais sur la pauvreté de cœur. « Si tu es en extase et que ton frère a besoin d’une tisane, quitte ton extase et va porter la tisane ». C’est ce que nous conseillait Jan van Reusbrouk au début de ce culte.

Et cette pauvreté de cœur nous rappelle ce que dit Jésus dans les Béatitudes, c’est pourquoi nous allons nous y arrêter quelques instants.

Comme dit précédemment, le Sermon sur la Montagne peut se résumer en deux textes. Les Béatitudes, dont la tirade commence par « Heureux ceux qui… » : « Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés », « Heureux les doux car ils hériteront de la terre », etc… Et il se finit par notre parabole des deux maisons.

Avec les Béatitudes, Jésus montre le chemin, et avec la parabole, il nous appelle à nous y aventurer. Antoine Nouis, dans son commentaire verset après verset[1] le dit : « Le paradoxe de l’Évangile est que si nous vivons la fragilité des Béatitudes, nous serons solides comme un roc ».

La fragilité, comme base de la solidité : une véritable éloge de la vulnérabilité. Si vous aimez les contrastes, comme moi, vous allez être servis ! Creusons un peu plus cette idée.

Par des histoires et des explications, Jésus, au début de l'Évangile de Matthieu, montre sa vision de Dieu et du monde. Surtout, il se permet de remettre en question un certain nombre d'acquis et de convictions partagés par les juifs de son époque : « Il vous a été dit que, mais moi je vous dit que… ». Cette phrase revient à plusieurs reprises dans le Sermon. Et tout y passe : la loi de Moïse, la réconciliation entre des frères, l'adultère, l'amour des ennemis et bien d'autres encore.

Mais avant d’être une nouvelle loi, les Béatitudes sont un portrait. Qui a été le pauvre, l’humble, le cœur pur, l’artisan de paix et le persécuté pour la justice, sinon Jésus lui-même ?

Jésus mène son discours comme un contre-programme aux valeurs de notre vie : « Vous avez entendu qu’il a été dit que le monde appartient aux forts et aux ambitieux. Mais moi je vous dis : ‘Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront de la terre !’ ». «Vous avez entendu qu’il a été dit : ‘œil pour œil, dent pour dent’. Mais moi je vous dis : ‘Heureux ceux qui sont compatissants, car ils obtiendront compassion.’» Ses affirmations sont à l’indicatif, et non à l’impératif. Elles ne sont pas des commandements.

Il est intéressant de souligner que Jésus a dit «heureux ceux qui sont doux», et non «ceux qui sont mous» ! La mollesse s’oppose à la fermeté alors que la douceur est le contraire de la colère. Et même lorsque Jésus chasse les marchands du temple, il ne renonce pas à la douceur, il s’oppose à la violence d’un système religieux qui barre l’accès des humains à Dieu. La douceur n’est donc pas synonyme de mollesse.

A ce propos, Jean Climaque, moine syrien du 7ème siècle, a dit : « La douceur est un roc qui domine la mer de l’irascibilité et sur lequel se brisent toutes les vagues qui y déferlent sans jamais l’ébranler. » La douceur comme un roc.

Et cela nous ramène naturellement vers notre parabole des deux maisons. Certains d’entre vous la connaissent depuis longtemps, depuis l’école du dimanche certainement. Elle ressemble d’ailleurs vaguement à celle des trois petits cochons !

Il s'agissait alors d'une histoire de plus racontée par Jésus, signe de son bon sens ; c'est sûr qu'une maison sur le roc, c'est plus solide qu'une maison sur le sable. Cette histoire n'avait rien de compliqué et personne n'y regardait à deux fois. Mais c'est exactement à cet endroit-là qu'intervient le changement de perspective, car dans cette histoire, contrairement à celle des trois petits cochons, il n'est pas question de matériaux de construction, ni de plans, il n'est question que du fondement.

Alors, comment dépasser le côté facile de cette parabole, qui peut se résumer par «s’attacher à ses principes et tout ira bien» ? Comment aller au-delà des grands principes du 21ème siècle : supporter, endurer, assumer, gonfler son orgueil, se cramponner à la liste des grandes choses que l’on a accomplies dans notre vie ?

Et quand cela va mal, comment dépasser le côté moralisateur du message ? Quand on a l’impression d’avoir construit sur le sable, comment ne pas culpabiliser et continuer à aller de l’avant ?

Eh bien, Jésus vient nous dire que le roc n’est pas là où on le pense. Comme à son habitude, il vient complètement bouleverser nos perspectives. C’est pourquoi cette parabole des deux maisons n’est compréhensible qu’en écho aux Béatitudes ! Les soi-disant grands principes qu’on se fixe dans la vie ne marchent pas ! « Vous avez entendu que, mais moi je vous dis que… », nous dit Jésus.

Si le roc n’est pas dans la force, peut-être se cache-t-il dans la vulnérabilité. Alors, je vous pose la question : qu’est-ce que nos vulnérabilités nous apportent, de bon et de désagréable ?

Bien souvent, ce sont les deux faces d’une même médaille ! Le fait que je sois serviable et arrangeant fait sûrement que je suis un bon collègue avec qui il est agréable de travailler, mais ne me fais-je parfois pas marcher dessus, plus que je ne le voudrais ?

Ma sensibilité me permet de me mettre au diapason avec les autres et me désigne comme l’oreille attentive et le confident favori, mais parfois, mes émotions me submergent, et tout ressentir à fleur de peau devient vite très épuisant. Alors, que faire ?

Accepter que l’on ne peut couper la médaille en deux. Accepter, que si l’on est fier de l’une des faces, il va nous falloir apprendre à maîtriser l’autre, avant qu’elle nous mène par le bout du nez.

Quand je dis accepter, c’est profondément intégrer en son cœur, que bien souvent, mes dons et mes faiblesses viennent en un seul package, un seul lot indissociable. Observer aussi que, Dieu nous a fait comme cela, qu’Il nous veut comme cela.

Et vous me direz : « Ça nous fait une belle jambe ! » Oui, mais… il est à nos côtés pour traverser nos tempêtes, et s’assurer que nous allons faire de nos vulnérabilités quelque chose de solide. Car celui qui construit sur le roc n’est pas épargné par la tempête. Ici, le disciple qui cherchait dans l’Évangile une vie paisible est prévenu : la pluie, les torrents et l’orage font partie du programme.

Mais bien d’autres avant nous ont pris peur devant les difficultés, n’ont pas eu assez de foi devant la tâche à accomplir. Tenez, Moïse, par exemple. Lorsque Dieu le désigne pour guider son peuple, l’angoisse monte, le syndrome de l’imposteur le submerge et lui fait dire : « Je t’en supplie Seigneur, envoie quelqu’un d’autre ». Mais Dieu n’abandonne pas Moïse, et lui fait cette promesse, à deux reprises : « Je serai avec toi ».

Notre parabole du jour contient une promesse similaire : aux heures sombres, ma maison résistera si je mets toute ma vie en Christ.

Alors ayons confiance, que même dans les tempêtes les plus profondes, même celles qui nous marquent à vie, Dieu vient mettre en nous une Parole qui soulage. Une Parole qui libère des angoisses et qui prend alors souvent la forme d’une rencontre. Dieu est présent dans celles et ceux qui nous entourent lorsque nous n’avons plus la force de lutter. A travers eux, il vient vers nous et rallume la petite flamme qui brûle au fond de nous.

Inspirons-nous de la ténacité de Paul qui affirme : «Je préfère donc bien plutôt mettre ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure».

Alors, nous dirons encore peut-être, en quelques occasions : « Seigneur, s’il te plaît, envoie quelqu’un d’autre. » Mais c’est bien NOUS que le Seigneur envoie, pour partager la Bonne Nouvelle, pour transmettre plus loin ce que nous avons reçu de Lui. Pour apprendre à apprivoiser nos faiblesses, afin de construire sur des bases solides. Alors, ne nous laissons pas atterrer par la peur et l’angoisse, ayons confiance ! Faisons de nos faiblesses notre plus grande force ; de notre vulnérabilité, une bénédiction, pour soi-même et pour les autres !

Amen.

 

[1] Antoine Nouis, La Bible. Commentaire intégral verset par verset. Tome 5 : Les quatre Évangiles, Olivétan-Salvator, 2021.

Le Sermon sur la Montagne s’ouvre sur les Béatitudes et se conclut avec la parabole des deux maisons. Alors que Jésus fait l’éloge d’une forme de vulnérabilité dans les Béatitudes, il nous invite à devenir solides comme le roc à la fin du sermon.

En quoi le paradoxe de cet évangile toujours bousculant peut-il enrichir notre aujourd’hui?

Détails

Avec la participation de
Annelise Steiner pour les lectures
Orgue
Nenad Djukic
Musique
Atena Carte au piano