Jésus se retourne et regarde Pierre. Entre deux étapes de son procès, Jésus tend encore un regard à ceux qui le lâchent les uns après les autres. Même Pierre, l'un des plus proches amis de Jésus. Même Pierre celui qui a toujours été mis en avant parmi les disciples. Même Pierre affirme ne pas connaître Jésus et ne pas faire partie de ses proches. Et à ce moment-là, Jésus se retourne et regarde Pierre.
Jésus est entraîné dans une dégringolade vers la mort et en plein milieu de ce drame, quelques instants où le temps s'arrête. Des gestes, des paroles et même ce regard de Jésus resteront dans les mémoires. Jusqu'au bout, par ce regard, par ses mots, Jésus se met au service des humains.
Jésus se retourne et regarde Pierre. Il lui tend un regard, d'accord, mais quelle sorte de regard ? Instinctivement nous pensons: Jésus fait des reproches à Pierre. Pierre vient de renier, alors qu'il avait promis la fidélité à Jésus jusqu'à la prison et la mort. C'est évident, Jésus doit le fusiller du regard suite à sa défection. C'est bien mérité. Qui n'aurait pas envie de reprocher son infidélité à l'ami qui le trahit ? Beau parleur Pierre, oui ! Mais pour agir, tu repasseras ! Jésus, dont Pierre lui-même a dit qu'il était le Fils de Dieu, Jésus doit le juger, c'est normal !
Normal, évident ? Pas si sûr. Dans les Évangiles, le regard de Jésus n'est jamais un regard qui juge. Quand ils nous disent que Jésus regarde, il s'en suit toujours une action de sa part : Jésus regarde, puis il pleure ou il touche ou il guérit, voire même il ressuscite ou il envoie ses disciples pour accomplir ces gestes à leur tour. Dans les Évangiles, le regard de Jésus est suivi de toutes sortes de gestes, mais qui sont toujours empreints de l'amour contenu dans son regard initial. En effet, l'objectif de Dieu en Jésus n'est pas de condamner, mais de sauver. Une parole de l'Évangile de Jean exprime cette idée: « Dieu, en effet, n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé.» (Jean 3, 17) Le regard de Jésus exprime toujours ce désir de sauver.
Par contraste, notre regard paraît souvent entaché de jugement. Nous avons donc de la peine à réaliser que le regard de Jésus, lui, n'est pas un regard qui juge, qui enferme dans la faute ou l'échec, mais un regard qui ouvre sur un avenir possible. Nous confondons nos réactions humaines avec celles de Dieu. Il nous faut du temps pour transformer notre regard, le débarrasser de tous les filtres déformants qui troublent notre vue.
Et quand Jésus regarde Pierre, que regarde-t-il ? Il voit le fond du coeur. Derrière la façade, les élans téméraires et les trahisons, Jésus voit la vérité de l'être et les besoins réels. Avant même les larmes de Pierre, Jésus sait déjà que cet échec va laisser un goût amer au « grand Pierre». Il sait les remises en question profondes de Pierre. Il prévoit la déception : Pierre croyait être capable de suivre Jésus même en prison et même dans la mort et il le renie devant des servantes ! Jésus voit aussi par avance le bouleversement des convictions de Pierre à propos du Messie. Pierre voulait comme ses contemporains un Messie glorieux, un roi qui s'impose et Jésus va mourir.
Jésus se retourne et regarde Pierre. Un regard vrai, qui ne laisse pas le dernier mot à l'échec. Un regard comme une main tendue, un regard qui entraîne vers un avenir possible.
Grâce au regard de Jésus, Pierre se rappelle la discussion de la veille au soir. J'ai l'impression que dans un premier temps, il se remémore surtout les tout derniers mots de Jésus : «Aujourd’hui, avant que le coq chante, tu diras trois fois que tu ne me connais pas. » Pierre doit penser : « J'ai trahi, j'suis nul.» Il lui faudra du temps et d'autres rencontres avec Jésus après sa résurrection pour retrouver l'ensemble du message de Jésus. Il découvrira alors que le regard de Jésus contient aussi les trois autres paroles prononcées la veille à son propos. Ces mots sont essentiels. Le regard de Jésus les contient et les offre à Pierre comme un paquet de promesses et d'espérance au-delà de l'échec annoncé.
La première promesse de Jésus : «J'ai prié pour toi.» Son regard est ainsi un prolongement de sa prière. La foi de Pierre en Jésus a été ébranlée, mais la confiance de Jésus en Pierre est toujours là !
La seconde promesse de Jésus : «Quand tu seras revenu…». Son regard est aussi un appel : reviens à moi, tu peux encore être mon ami et je sais déjà que tu vas le faire !
La troisième promesse de Jésus : «Affermis tes frères !» Son regard est donc un envoi auprès des autres proches de Jésus qui ont aussi fui et vivent une même tristesse.
Le regard de Jésus ouvre le chemin pour un nouvel avenir. Au-delà des larmes, Pierre découvrira à nouveau les promesses et répondra à l'appel. Sans illusion sur lui-même et avec une nouvelle compréhension du rôle du Messie envoyé par Dieu, Pierre prendra les responsabilités confiées par Jésus. Le regard et les paroles de Jésus seront parvenues à le remettre en route au-delà de l'échec.
Jésus se retourne et regarde Pierre. Jésus se retourne et nous regarde. Rien, même la course vers la mort, ne peut détourner le regard bienveillant de Dieu sur nos vies ! Mais comment discerner ce regard bienveillant du Christ à notre égard dans l'échec ou la souffrance, quand tout va de travers même sans trahison de notre part ? Ou tout simplement comment retrouver ce regard bienveillant du Christ sur nous au milieu de l'agitation de nos vies ? Jésus n'est plus visible au milieu de nous, et en même temps Jésus se retourne et nous regarde toujours.
Ce regard, j'ai eu la chance de le croiser. Et vous aussi j'en suis sûre ! Où ça ? Je l'ai vu dans les yeux d'un visiteur, à l'hôpital. Je l'ai vu dans les yeux d'un prédicateur habité par l'amour qu'il annonçait. Je l'ai vu dans les yeux de l'amie présente lors d'un moment difficile. A vous de compléter la liste !
Tous ces regards portent le regard et l'amour de Dieu dans toutes sortes de circonstances. Ils aident à retrouver l'espérance contenue dans toutes les paroles du Christ et entendre son appel à le suivre jour après jour malgré les échecs et malgré les faiblesses.
Jésus n'est plus visible à nos yeux. Ce regard de Dieu se trouve donc d'autres yeux. Les vôtres, les miens ! Qui sait si Dieu n'a pas déjà utilisé votre regard ou le mien pour encourager un proche ? Jésus se retourne et regarde.
Transforme notre regard, Seigneur et « donne-nous tes yeux. »
Amen !