Le pharisien et le collecteur d’impôts: de quoi la justification nous sauve-t-elle?

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Qu’est-ce que ça veut dire « être justifié » ? Dans le grec biblique, cela veut dire « être fait juste », ou « être trouvé juste » comme le dit Paul. En français, on utilise plutôt cette expression pour un acte, pour une attitude. Justifier une mesure, c’est en donner les raisons, les justifications, ou bien le sens, la signification. Appliqué à une personne, cela renvoie à une question contemporaine : quel est le sens de la vie ?

Si la question centrale des auditeurs de Jésus – « Suis-je juste ? » – est peut-être moins prégnante pour nous, la question du sens est centrale pour beaucoup d’entre nous. Ce à quoi je vous invite ce matin, c’est à redécouvrir combien la question de la justice et la question du sens se rejoignent et s’éclairent dans les récits bibliques que nous avons entendus, et quelles pistes de réponses y sont proposées.

La question du sens de la vie ou de la raison d’être d’une existence n’est pas formulée en ces termes par la Bible. Mais le questionnement des auditeurs de Jésus sur la justice nous y ramène. Ou plutôt leur non questionnement : ils ont déjà la réponse, puisqu’ils se pensent justes. Arrêtons-nous un moment pour comprendre ce que veut dire, dans l’univers mental des auditeurs de Jésus, « se penser juste ».

Dans leur représentation, Dieu est celui qui est souverainement juste, et il juge chaque être à l’aune de cette justice, le déclarant – à l’issue d’un examen serré – juste ou injuste. Le salut, c’est d’être déclaré juste par Dieu, et donc d’échapper à la colère divine. Le juste est sauvé, tant dans cette vie que dans la vie future : dans cette vie il sera récompensé par des bénédictions comme des enfants et des événements favorables, et dans la vie future il sera auprès de Dieu. L’injuste, lui, sera puni, dans cette vie et/ou dans la vie future. Être juste, c’est donc avoir une place devant Dieu. Cette place devant Dieu donne sens à l’existence humaine, qui autrement est vouée au néant. Nous ne sommes plus si loin du questionnement contemporain autour du sens.

Pour les auditeurs de Jésus, il faut et il suffit, pour devenir juste, de se conformer à la volonté de Dieu énoncée dans la Torah, de respecter les 613 commandements. C’est en théorie possible, même si c’est difficile : on a la liste des commandements, il y a des savants pour aider à les comprendre, il ne reste plus à chacun, chacune, qu’à les appliquer, ce qui est affaire de volonté.

Une partie des auditeurs de Jésus raisonne dans cet univers mental et se croit, en toute bonne foi, juste : respectant les commandements, donc la volonté de Dieu, sauvé en cette vie comme dans la vie future. Pour eux, il n’y a plus de questionnement sur leur place dans le monde, sur leur place devant Dieu, ils sont persuadés d’être arrivés.

Jésus va venir bousculer cette certitude avec d’abord sa petite parabole et ensuite sa parole étrange sur les bébés qui devraient servir de modèle à qui veut entrer dans le Royaume de Dieu.

Dans l’univers mental de ses auditeurs, l’exemple type du juste, c’est le pharisien : un homme instruit, qui connaît bien la loi de Dieu, qui la comprend, sait l’expliquer, et qui l’applique dans tous les domaines de sa vie. Et l’exemple type de l’injuste, c’est le collecteur d’impôts, qui se compromet avec des peuples qui ne veulent pas connaître et respecter la loi de Dieu, devenant ainsi impur et passant outre de multiples commandements.

Pour les auditeurs de Jésus, c’est donc tout vu : le pharisien de l’histoire est juste à leurs yeux, donc juste aux yeux de Dieu, donc sauvé de la sévérité divine, alors que le collecteur d’impôt est injuste à leurs yeux, donc injuste aux yeux de Dieu, donc passible de la colère divine.

Or Jésus arrive à une conclusion toute différente, qui les déplace doublement : celui qui est du bon côté dans son histoire, c’est le collecteur d’impôts. Et en plus il le déclare non pas juste, mais justifié, c’est-à-dire fait juste par Dieu. Avec cette simple phrase, Jésus met par terre tout le système de pensée de ses auditeurs : Dieu n’est pas le juste qui juge à l’aune d’une définition connue, accessible, finie, de la justice. Sinon il ne regarderait pas comme juste quelqu’un d’aussi manifestement injuste que ce collecteur d’impôts ! Le Dieu dont parle Jésus n’est pas un juge lointain qui exige des êtres parfaits pour entrer en relation avec eux, mais un être qui voit les humains tels qu’ils sont, là où ils sont, et qui choisit de les aimer. Si Jésus utilise le vocabulaire de la justice, c’est pour pour le subvertir profondément : car un juge qui décide de regarder comme juste quelqu’un qui ne l’est pas est un bien mauvais juge ! Par contre c’est un Dieu en relation, un Dieu aimant, un Dieu qui cherche le chemin de la vie pour celles et ceux qu’il regarde.

La suite du récit de Luc manifeste plus encore cette subversion de la notion de justice : en affirmant que le royaume des cieux est à ceux qui sont comme les enfants, et même littéralement comme les bébés, les tout-petits qui ne parlent pas encore, Jésus balaie tout idée selon laquelle il faut s’efforcer d’être juste pour entrer dans le royaume des cieux, c’est-à-dire pour être sauvé. Le tout-petit qui ne sait pas encore parler, à peine marcher, n’a évidemment sans doute rien commis de terriblement injuste, mais il n’a pas non plus accompli les commandements de la loi, il ne respecte pas encore les règles de pureté religieuse et même ne s’en préoccupe pas ! Et il ne vient pas seul à Jésus, il est amené par d’autres. Le bébé n’est pas juste selon les critères religieux ni moraux, mais il est nécessairement un être en relation : sa survie dépend de sa capacité à entrer en relation avec des êtres qui prendront soin de lui jusqu’à ce qu’il puisse le faire lui-même. C’est à lui, et à ceux qui sont comme lui, que le royaume est donné, déjà maintenant.

Oui, Jésus subvertit largement la compréhension que ses auditeurs ont du salut, en affirmant qu’il n’est pas dépendant des actes que nous posons ou pas, quelles que soient nos raisons et nos capacités. Le salut est donné à tous et à toutes, tels qu’ils sont : aucun besoin donc d’être autre chose que ce que vous êtes pour être sauvés, dit Jésus en substance à ses auditeurs, donc aussi à nous. Il nous arrive à tous de croire vraiment, profondément, et de vivre comme si notre existence devait être justifiée par nos actes ou par notre respect des règles. Si poser des actes, respecter un certain nombre de lois nécessaires à la vie en communauté est normal, bénéfique, y mettre la justification de son existence, y placer le fondement de sa légitimité en tant qu’être humain, devient vite un problème.

Combien de personnes connaissent par exemple un moment de perte de sens au moment de la retraite ? Combien de personnes souhaitent ne pas devenir dépendant pour ne pas être un fardeau ? Combien de personnes se sentent illégitimes tant qu’ils n’ont pas eu d’enfants ? Et pourtant, ce qui nous est donné, ce qui nous est promis, c’est une place dans le coeur de Dieu qui fonde toute notre existence, un amour qui justifie, quelles que soient les conditions extérieures de l’existence.

Si pour les interlocuteurs de Jésus il faut être sauvé de la colère de Dieu en étant juste selon la loi, pour lui il s’agit de tout autre chose ! Mais de quoi ?

D’abord, et on voit apparaître là une autre subversion de la notion de salut, qui nous concerne peut-être plus que les auditeurs de Jésus, car nous avons souvent une image du salut comme concernant essentiellement la vie après la mort, alors que du temps de Jésus on le pensait aussi pour la vie présente. Or Jésus ici affirme que le royaume des cieux est là, déjà là, pour ceux qui sont comme ces tout-petits. Comme dit un ami à moi, la question n’est pas tellement de savoir s’il y a une vie après la mort, mais de savoir si nous sommes vivants avant la mort !

Qu’est-ce à dire ? Pour le comprendre, il faut entrer plus en détail dans la parabole du pharisien et du collecteur d’impôts. D’abord en rappelant bien que c’est une parabole, donc que c’est une histoire pour nous amener à réfléchir, pas une morale toute faite à appliquer. L’objectif de Jésus n’est pas de nous amener à condamner le pharisien de l’histoire, car dès lors qu’on condamne le pharisien on tombe dans le même travers que lui, mais de nous faire réfléchir. Quel est au juste le problème de ce personnage ?

On a parfois fait de cette petite parabole une morale bien pensante qui prône l’humilité contre l’orgueil. Dire que le pharisien est orgueilleux et qu’il a tort ne nous avance pourtant pas beaucoup. Il faut aller plus loin : le problème réside dans les conséquences de cet orgueil et d’abord dans les conséquences sur lui. Car son attitude le coupe d’abord des autres, ensuite de Dieu. En effet, dans la prière du pharisien, on voit bien que les autres ne sont pas tout à fait des personnes, mais bien plutôt des faire-valoir, des objets auxquels se comparer. Pas de véritable relation possible dans ces conditions. Si c’est l’action qui me justifie, qui me donne une place à mes yeux, aux yeux des autres et aux yeux de Dieu, ce que je fais devient la mesure de tout, je suis enfermé en moi-même.

Et c’est bien ce qui arrive au pharisien : il prie deux fois par semaine, ce qui est plus qu’exigé : la prière une fois par semaine suffisait. Donc il fait plus que le nécessaire, et en oublie de vivre avec les autres. Cela se voit dans son discours : il n’y a que lui : « je, je, je » ! Pas de véritable place pour les autres !

Pas de véritable place pour Dieu non plus. En décidant seul d’aller au-delà de ce que les commandements exigent, ce pharisien prétend mieux savoir que Dieu ce qu’il faut faire pour être sauvé. Dit autrement, il se met à la place de Dieu. Cela est confirmé par le texte, qui nous dit qu’il prie « en lui-même », qu’on traduirait plus justement par « il priait devant lui-même », autrement dit, il se prie lui-même et non pas Dieu !

Coupé des autres humains, coupé de Dieu, le pharisien est seul avec lui-même, replié sur lui-même. Il n’a plus de place pour la vie qui est changement, évolution, relation, interdépendance.

Il est en fait l’image même du péché. Le péché, ce n’est pas en effet une attitude en particulier, comme le mensonge ou l’orgueil, c’est, pour le dire avec les mots de Martin Luther, le fait pour l’être humain d’être « incurvatus in se », recroquevillé sur lui-même.

Plus proche de nous, Francine Carillo l’exprime ainsi : Le péché, « ce n’est pas d’abord ce qu’on fait ou qu’on ne fait pas, c’est une mauvaise manière de s’enraciner dans la vie. C’est une racine meurtrière où le don coïncide avec son refus, en sorte qu’il devient angoisse et dépression, au lieu d’être acquiescement et joie. Ce que le terme péché recouvre donc, c’est un rapport malade à la vie qui fait qu’on vise à côté de la cible, ou qu’on se trompe tout à fait de cible. Les signes en sont aujourd’hui l’hyper-consommation, l’hyper-activité, l’angoisse et le stress. » (Francine Carillo, Guérir mais de quoi ?, Le Mont-sur-Lausanne, Editions Ouverture, 2011, p. 18).

Et c’est bien ce repliement sur soi, ce rapport malade à la vie, qui est le véritable problème du pharisien dans cette histoire. Il est complètement replié sur lui-même, il vit en autarcie avec lui-même : il se fait son idée du salut, il se fixe les exigences pour être sauvé, il juge sa réussite et se déclare lui-même sauvé. Aucune place pour un autre que lui là-dedans !

S’il n’est pas justifié à la fin de l’histoire, ce n’est pas que son cas soit irrémédiable, ce n’est pas qu’il soit condamné sans appel, l’exemple de Paul le montre : comme il le rappelle dans le passage de l’épître aux Philippiens que nous avons entendu, Paul était réellement comme ce pharisien imaginé par Jésus pour inviter ses auditeurs à réfléchir. Paul était irréprochable selon la loi, il avait tout bon selon les codes religieux en vigueur.

Mais quelque chose s’est produit sur le chemin de Damas, quelque chose qui l’a bousculé, mis à terre et relevé, quelque chose d’inattendu, quelque chose qui ne rentrait pas dans son schéma bien construit. Quelque chose que les auditeurs de Jésus sont appelés à vivre, et nous à leur suite, avec cette drôle de parabole, quelque chose qui revient à un dépliement de soi, à une ouverture vers l’autre, à l’apparition d’un creux en soi qui laisse place à autre chose que soi-même.

Paul, après Damas, a dû faire tout un chemin spirituel pour apprendre à vivre de cela qu’il avait reçu : celui qui lui avait demandé « pourquoi me persécutes-tu ? » l’aimait ! Le pharisien de la parabole, Paul avant son illumination, les auditeurs de Jésus, tous cherchent Dieu, mais en étant persuadés que son amour s’achète au prix du respect de la loi. Et ce qu’ils ont à découvrir, c’est que non seulement ce qu’ils pensent être la volonté de Dieu ne l’est aucunement – et même aboutit à crucifier Jésus, celui qui parlait et vivait pour manifester l’amour gratuit de Dieu – mais encore Dieu les accepte malgré leur fourvoiement. La justice de Dieu n’est pas une récompense, elle est un don qui vise à restaurer la paix et le bon ordre dans le monde et à l’intérieur de chacun et chacune. La justice divine est un agir qui restaure et qui produit le salut, qui espère le meilleur et détruit le pire.

L’amour de Dieu n’est pas donné en échange d’un comportement parfait, à la fin d’un long parcours, il est donné d’abord, conservé malgré tous les égarements, il promet un comportement juste et des relations aimantes à partir de lui. Accepter un amour qui se donne gratuitement, sans rien exiger en échange, est contre-intuitif. Le théologien du 20e siècle Paul Tillich disait que le salut, c’est accepter d’être accepté par Dieu, en se sachant inacceptable. Nous avons une lourde tendance à ne vouloir accepter d’amour que monnayable, échangeable, justifiable, tant la gratuité nous fait peur.

Repliés sur nous-mêmes, nous vivons comme si Dieu exigeait quelque chose de nous. Jésus est venu rendre visible cet égarement, et rappeler le salut offert à tous et à toutes sans conditions : un salut qui libère d’une vie aliénée, un salut qui libère du besoin de faire ses preuves, de justifier soi-même sa place dans le monde, de donner des preuves de sa dignité, de trouver un sens légitime à son existence.

Ce salut concerne d’abord la vie présente et libère pour entrer en relation avec les autres. C’est ce qu’ont vécu les apôtres du Christ, libérés de ce qui les enfermait et donnés au monde pour annoncer cette nouvelle époustouflante. Dieu est celui qui dit à chacun, à chacune : « Tu as du prix à mes yeux, car je t’aime. » Pas, « tu as du prix à mes yeux car tu es bon, généreux, utile à la société », mais « tu as du prix à mes yeux, car je t’aime », et cet amour que j’ai pour toi, je te le promets, donne et de donnera des ailes et un sens à ton existence, te justifie et te justifiera.

Amen

Cette petite parabole a parfois été lue comme un appel à rester humble au lieu de se vanter, faisant de l'Évangile une leçon de morale. A l’heure où les travaux de la psychologie positive nous invitent à tenir des journaux de gratitude, à développer notre confiance en nos capacités, à développer notre résilience, cette parabole semble relever d’un temps révolu.
Quel est véritablement le problème dans l’attitude du pharisien? Le collecteur d’impôts qui s'autoflagelle devant Dieu doit-il vraiment devenir notre modèle? De quel mauvais pas l’un et l’autre ont-ils besoin d’être tirés?

Détails

Avec la participation de
Sandrine Landeau
Orgue
Vincent Thévenaz
Musique
Camille André au hautbois