La prédication a été prononcée librement, à partir d'un canevas. Le texte ici mis au net n'est pas une transcription, mais un développement.
Une femme, leçon d'accueil
Le culte d'aujourd'hui est centré sur le thème de l'accueil. Notre récit de l'Evangile de Luc, la rencontre de Jésus et d'une femme chez Simon le pharisien, entre en résonance avec le témoignage de Pierre Tschanz. Dans l'un comme dans l'autre, l'accueil passe par des gestes surprenants, suggestifs, presque gênants : le baiser sur la bouche, le lavement plutôt démonstratif des pieds de Jésus.
Ce dimanche, nous accueillons les nouveaux paroissiens. Ils ont été invités par lettre, nous aurons après le culte un apéritif pour fraterniser. Parallèlement, notre paroisse se présente à la population de Prilly et Jouxtens par le biais d'un prospectus dépliant, qui sort de presse ces jours-ci.
L'ancrage de notre réflexion consiste à reconnaître Dieu comme racine et modèle de l'accueil. En témoigne la scène chez Simon : entre la femme et Jésus se joue une dynamique d'apprivoisement. Cette femme sans nom est scotchée sous une étiquette qui la méprise et la disqualifie, "femme de mauvaise réputation", périphrase pour prostituée. Le jugement la sépare des autres, la bloque dans toute évolution, l'assujettit au poids de la culpabilité.
Elle rencontre en Jésus un Dieu qui dépasse les jugements, qui accueille, aime et pardonne. Un Dieu de grâce, et la grâce allège, et cette grâce rend à la femme sa liberté de mouvement. De fait, en réponse à l'amour de Dieu, elle entame avec une grâce quasi chorégraphique, une gestuelle qui (ré)concilie l'amour spirituel et la sensualité corporelle.
Dieu, racine et modèle de l'accueil. Telle est aussi la conscience de Jésus, lorsqu'il résume son ministère de Messie (Luc 4, 16-19, citant Esaïe 61): "apporter la bonne nouvelle aux pauvres, proclamer la délivrance aux prisonniers, libérer les opprimés, rendre la vue aux aveugles, annoncer l'année où le Seigneur manifeste sa faveur."
Dieu, racine et modèle de l'accueil, c'est encore la parabole des deux fils (Luc 15, 11-32). Le fils cadet a coupé les ponts, couru le monde, dilapidé son héritage. Il revient démuni, honteux et contrit. Son père l'accueille sans réserve et sans reproche, exprimant seulement la joie sans limites de le retrouver. L'accueil et la fête, au nom de l'amour : ce père est portraituré en image de Dieu.
Dieu, modèle de l'accueil: sur ce socle identifié, nous pouvons maintenant poser notre édifice humain. Il y a d'abord l'accueil offert. Mon accueil, notre accueil, l'accueil de l'Église, son ouverture aux gens d'aujourd'hui. L'Église est-elle accueillante ? La réponse ne m'appartient pas, il faudrait ici l'avis de la population, écouter les usagers de l'Église.
Nous, en tant que paroisse, pouvons seulement formuler nos intentions, notre souci. Oui, nous essayons d'accueillir chacun, pour cela nous mettons beaucoup de soin aux contacts, aux actes demandés, aux cérémonies (baptêmes, mariages, services funèbres). Oui, nos groupes paroissiaux s'exercent à l'accueil, selon les âges et les genres d'activité. Accueil des enfants et des familles dans les célébrations, accueil des adolescents au catéchisme, accueil des jeunes, des adultes, des aînés.
La paroisse organise des fêtes qu'elle veut accueillantes, comme la vente paroissiale d'octobre prochain: des stands, jeux et repas, un spectacle monté pour l'occasion, bref tout ce qu'il faut pour faire rimer comptabilité et convivialité. Le culte lui-même est un lieu d'accueil. Moment peut-être un peu froid et figé, mais occasion de rencontre. Rendez-vous souvent manqué, mais néanmoins rassemblement offert.
La paroisse cherche aussi la rencontre avec les personnes en difficultés, c'est l'objectif du réseau "Oxygène". Les gens de ce réseau portent attention autour d'eux à celles et ceux qui vivent un temps de crise, pour offrir en toute simplicité une aide de premier secours.
Dans l'autre sens, il y a l'accueil reçu. Dans nos démarches envers la population, comment sommes-nous accueillis ? La réponse doit être contrastée. Illustrons d'abord la face lumineuse de cet accueil.
Pasteurs et diacres, nous pouvons témoigner d'un accueil large, ouvert, chaleureux. Visiter une personne, contacter une famille, rencontrer les malades, préparer un mariage ou un baptême, participer à un deuil, à chaque fois ou presque ce sont des échanges riches et stimulants, des temps forts. Nous sommes accueillis dans l'intimité des gens, nous partageons leur vécu. Nous sommes ainsi des privilégiés.
Je rencontrai récemment trois sœurs et j'éprouvais les mêmes sentiments qu'à la lecture des sœurs Brontë, ou à la vision du film "Les 4 filles du Dr Marsh". Sentiment d'être immergé dans la vague d'une existence. La vie n'est jamais un long fleuve tranquille, plutôt un flux et reflux d'attachements, d'éloignements et de resserrements.
En 25 ans de ministère, je ne me souviens pas d'avoir été mis à la porte, ni rabroué ou molesté. Parfois chahuté dans mes convictions certes, souvent poussé dans mes retranchements, mais tant mieux, c'est un signe de bonne communication. Bien sûr, souvent nous avons dans nos échanges louvoyé, tourné autour du pot, noyé le poisson. Cent ou mille fois, on m'a servi l'imparable "je suis croyant, mais non pratiquant". J'aurais préféré l'inverse, "Je suis pratiquant, mais non croyant". Parce que celui qui pratique assidûment finit forcément par croire à ce qu'il fait. Ces remarques toutefois ne sauraient ternir ma gratitude : pour l'accueil reçu, je dis mille fois merci.
Mais cet accueil, je l'ai dit, a aussi ses zones d'ombre. Ce sont plutôt les laïcs qui l'expérimentent. Avec eux, le contact est plus direct, le dialogue moins feutré. Par exemple, nos conseillers de paroisse ont exercé sous diverses formes ces dernières années l'accueil des nouveaux venus à Prilly et Jouxtens. L'exercice s'avère toujours difficile. Trouver les gens à la maison ou au bout du fil, expliquer la démarche, offrir un contact, fixer un rendez-vous, ne pas se faire poser un lapin, vivre la rencontre, c'est un véritable parcours du combattant !
Peu de ces démarches aboutissent et les conseillers ressentent de plein fouet les réactions : indisponibilité, indifférence, incivilité, reproches, parfois rancœurs. C'est sûr, on ne ménage pas les laïcs autant que les ministres.
Autre occasion qui nous est donnée de tester un accueil mitigé : l'envoi du calendrier paroissial, avec photos du crû, agenda de l'année à venir et bien sûr les bulletins de versement. Eh oui, l'Eglise a besoin d'argent. Nous recevons beaucoup d'échos favorables, mais aussi de vives réactions. Calendriers en retour avec des inscriptions peu aimables, refus de tout ce qui vient de l'Église, grief d'empiéter sur la sphère privée. Certaines personnes sont offusquées de ce que la paroisse connaisse leur nom et leur adresse. Cela confine même parfois au tragi-comique : elles renvoient le calendrier avec ordre de ne plus rien leur adresser, mais en arrachant de l'enveloppe l'étiquette qui porte leur nom et adresse. Ainsi nous ignorons de qui il s'agit et nous continuons à leur envoyer notre calendrier. Chaque année, leur fureur augmente !
Par ces petites expériences, nous vérifions combien l'Occident est aujourd'hui en porte-à-faux avec la tradition chrétienne qui l'a formé. Largement ouverte à toute forme de spiritualité, notre société exprime son malaise ou rejet, envers l'Evangile. Je cite de mémoire mon confrère, le prêtre Philippe Baud, dans une chronique récente de 24 Heures: "Racontez autour d'une table votre conversion au bouddhisme, vous serez le centre d'intérêt des convives. Essayez de formuler vos convictions chrétiennes, vous récolterez un silence gêné." Jésus ne disait-il pas de lui-même : "Un prophète est respecté partout, excepté dans sa vie natale et dans sa famille." (Matthieu 13, 57).
Quel que soit l'accueil, offert ou reçu, il nous faut saisir maintenant son enjeu fondamental. Celui-ci transparaît en Hébreux 13, 2 qui formule la loi de l'hospitalité : "Recevez bien ceux qui viennent chez vous. Car en agissant ainsi, certains ont accueilli des anges sans le savoir." Paul s'exprime aussi dans ce registre (Galates 4, 14): "Vous m'avez reçu comme un ange de Dieu, ou même comme Jésus-Christ." Même tonalité dans cette parole de Jésus (Matthieu 10, 40 - 42) : "L'homme qui vous reçoit me reçoit; et l'homme qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé."
Ange (angelos en grec) signifie justement envoyé. Ce nom est donc de la même famille qu'évangile (euangelos). Chaque rencontre est porteuse d'un message, qui vient à travers nous, mais de plus loin que nous. Parfois ce message nous transperce. Toujours, il nous emmène ailleurs. Dans l'humain, nous devons donc discerner le messager, l'ange. A travers le messager, nous devons décrypter le message. Et derrière le messager, deviner l'origine du message, son expéditeur. Derrière l'humain, l'ange; derrière l'ange, Dieu. L'homme est porteur de Dieu, en conscience ou à son propre insu. Ainsi toute rencontre, toute cérémonie d'accueil, devient lieu sacré.
Dieu me parle au travers des humains. Les humains m'expriment Dieu par leurs gestes, leurs paroles, leurs silences. Nos échanges humains nous renvoient plus loin que l'horizon humain, plus loin que le monde, vers le royaume de Dieu. La rencontre dans l'instant fugitif, faite de signes, de mots et de gestes furtifs, nous renvoie plus loin que le présent, vers l'éternité du sens.
Que la rencontre entre la femme et Jésus, chez Simon, soit de l'ordre du sacré, il est facile de s'en convaincre. C'est un pur moment de grâce, une chorégraphie de l'accueil et de l'allégement.
Notre paroisse a cheminé tout l'été avec des femmes que la Bible identifie : Débora la guerrière (Juges 4), Esther, Abigaïl, Naomi, Priscilla, Marie, ou bien encore Lydie la manager (Actes 16). Nous poursuivons encore, dans ces cultes radiodiffusés, avec des femmes sans nom. Pas de nom, mais quel portrait, inoubliable.
J'ai déjà souligné comment Jésus accueille cette femme sans condition, casse le carcan de sa mauvaise réputation, lui offre sans mesure sa grâce qui pardonne. Entrant dans cette dynamique, elle répond à l'amour par l'amour. Pas l'amour désincarné des spirituels, ni l'amour presque pervers à force d'être brûlant de certains mystiques, mais un amour à la fois pur et provoquant, divin et charnel, lumineux, jamais sulfureux.
Cette "femme de mauvaise vie" ploie son corps devant le Christ en signe de déférence, inonde les pieds de Jésus de ses pleurs, les embrasse, les essuie avec sa chevelure qu'on imagine foisonnante, oint le corps du Seigneur d'huile parfumée. Elle aime sans réserve ni pudeur, mais aussi sans ambiguïté.
Pourquoi la femme est-elle modèle ? Et pourquoi pas Simon, qui lui aussi accueille Jésus? Comment justifier les reproches que Jésus adresse au pharisien ? Ce qui différencie leur accueil me semble justement tenir dans ce mot, ambiguïté. Une femme penchée sur Jésus, la scène a tout pour être ambiguë, mais il n'en est rien. Ses motivations, son intention, tout est limpide. Elle exprime un amour simple et absolu pour Dieu, parce qu'elle a expérimenté dans sa chair et dans son âme l'effet d'être aimée par Dieu.
Simon, quant à lui, accomplit les gestes formels de l'hospitalité : accueillir Jésus chez lui, l'inviter à sa table. C'est clair. Mais ses motivations sont ambiguës, indécelables, on pourrait en discuter à l'infini, sans certitude. Quel est son but ? Le plaisir d'accueillir un provocateur et de choquer ses amis pharisiens ? La volonté sournoise de mettre Jésus dans l'embarras et le compromettre ? Le confort de suivre les tendances, un prophète à table fait toujours son effet ? On peut multiplier les hypothèses. Jésus met bien le doigt là-dessus: Simon s'est cantonné dans un accueil extérieur, qui ne dévoile rien de ses vrais sentiments.
La femme, au contraire, dévoile son intime transparence. Elle montre par la grâce du geste ce que la grâce du pardon et l'amour divin peuvent produire en nous. L'amour défait les liens qui nous ligotent et nous garrottent, il délie les entraves relationnelles. Allégement de tous les poids, il nous rend libre et léger, capable de danser.
Remarquez d'ailleurs le contraste qu'exprime la danse de cette femme. Elle danse l'amour et la joie, mais aussi (rétrospectivement en somme) la pesanteur de la faute, la souffrance de l'ostracisme, la morsure des liens, l'amertume de la culpabilité. La femme n'oublie pas l'enfer d'où elle vient, elle ne célèbre pas sa liberté nouvelle dans l'amnésie de son esclavage antérieur. Elle ne danse pas pour s'éclater dans l'illusion du tout possible, pour éparpiller son corps et sa vie en mille projets. Elle met en gestes l'attachement libérateur qui la lie au Christ, elle se recueille et se concentre dans le lien de l'amour.
L'amour balise le chemin de la réconciliation : "Tes péchés sont pardonnés, ta foi t'a sauvée, va en paix." L'amour défait les liens de servitude. Le croyant ne revendique pas bêtement sa liberté, comme l'homme moderne qui se croit affranchi. Car l'amour tisse immédiatement des liens nouveaux, ceux de la foi, de la communion, de la justice et de la paix. Le croyant, imitant cette femme modèle, célèbre la force de ces liens vitaux qui nous unissent à Dieu par le Christ, nous réunissent en communauté et relient l'humanité à son environnement naturel, à son histoire et à son devenir.