Permettez que je me présente, on me surnomme sauterelle du désert. A mon grand âge, j'ai mal aux pattes et mes sauts ne sont plus ce qu'ils étaient. Tenez, il y a quelques mois, j'ai échappé de justesse à un homme hyperdangereux ! Il ne se nourrissait que de miel sauvage et de sauterelles. Une catastrophe pour notre espèce ! Je me suis cachée derrière un caillou. C'était au bord de la rivière, il faisait bien frais. Des gens arrivaient près du croqueur de sauterelles pour être baptisés, à ce qu'ils disaient, et il les accompagnait jusque dans l'eau. Sur un ton pas très tendre, il leur disait : " changez de comportement, car le Royaume de Dieu s'approche, faites le bien autour de vous et soyez justes envers les autres et surtout, surtout respectez Dieu. " Et les uns après les autres, les gens quittaient ce lieu, ils avaient l'air troublé.
Mais, voilà que le mangeur de sauterelles a beaucoup hésité à baptiser quelqu'un, un certain Jésus. Il n'en voyait pas la nécessité. Alors Jésus a insisté. Lorsqu'il est sorti de l'eau, un phénomène étrange s'est produit. J'ai cru entendre une voix qui disait : " Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui en qui j'ai mis mon bon plaisir. "
Ce qui est étrange, c'est que j'ai eu le sentiment que cette voix s'adressait non seulement à lui, mais aussi à moi, à moi, la sauterelle. Cela m'a regonflée à bloc. Peu après j'avais bien besoin de courage pour fuir devant le Baptiste qui avait une petite faim que j'ai failli devoir combler. Je l'ai échappé belle.
Je me suis enfuie loin très loin hors de sa portée, dans le désert de Judée. Un peu aride, l'endroit, mais rassurant. Les semaines ont passé et qui je vois arriver ? Jésus, amaigri et transpirant. Il avait l'air de souffrir de la faim, de la soif, de la chaleur. Et j'ai cru voir dans son regard qu'il souffrait même de la solitude.
Et juste derrière moi, j'entendis la voix de Satan, celui qui sème la division à l'intérieur de soi et qui cherche toujours à nous éloigner de Dieu. Il disait : " Si tu es le Fils de Dieu, tu pourrais… " Et Jésus qui regardait fixement les pierres, elles avaient la forme de bonnes miches de pain toutes dorées, sorties du four. Mmmh…
Après tout, il était le Fils de Dieu, alors un petit miracle, c'est tentant. Çà ne devait pas être trop compliqué à faire. Eh bien, non. Jésus répéta une phrase de la Bible des Juifs. Entre parenthèses, ce peuple nous doit une fière chandelle, car c'est surtout grâce nous, les sauterelles, qu'ils ont pu quitter l'Egypte en direction de la Terre promise. On avait fait une de ces peurs à Pharaon. Jésus semble s'être souvenu de cette parole de Dieu adressée à ses ancêtres. C'était durant leur voyage à travers le désert. Ils avaient eu faim et ils se plaignaient. Dieu leur disait : " L'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole sortie de la bouche de Dieu. "
Moi, à la place de Jésus, j'aurais bien aimé avoir le ventre plein, tendre la patte et attraper toutes sortes de brindilles bien vertes et les dévorer. Mais vouloir tout, tout de suite, est-ce cela qui comblerait une faim plus profonde, plus essentielle, une faim intérieure qui ne peut être satisfaite que par une présence, celle d'un Dieu maternel et paternel ?
Le soleil déclinait. L'ombre de Satan se dresse à nouveau devant nous, épaisse, faussement protectrice. Jésus se reposait, il s'était allongé, je crois même qu'il rêvait à haute voix. " Jérusalem… le temple… le sommet du temple… ". Et Satan lui susurra : " ils doivent voir la puissance de Dieu. " Jésus se réveilla en hurlant : " Non ! tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu, parole du Seigneur. Non, je n'userai pas de mon pouvoir religieux, je ne chercherai pas à les éblouir parce que je suis Fils de Dieu et que soi-disant je leur serais supérieur spirituellement. "
Çà m'a fait réfléchir. Je pensais à ma condition de vieille sauterelle qui a acquis de la sagesse avec l'âge. J'aurais bien voulu que les jeunes sauterelles puissent bénéficier de mon expérience tout de suite, leur enfoncer dans la tête ce qu'il faudrait faire, eh bien non, elles devront peut-être se casser une patte pour comprendre la vie.
Si seulement, Dieu pouvait nous épargner toutes ces erreurs, nous faire un peu violence… quoique… ? Je me fis cette réflexion, on ne joue pas avec l'esprit des gens et des bêtes. Dieu n'est pas un magicien qui nous fait devenir comme lui, comme çà, parce qu'il l'a décidé. Il aime que je sois une sauterelle et non pas que je sois dieu. A moi de découvrir mes capacités de sauterelles. C'est peut-être mieux ainsi.
Mais Satan revenait à la charge. Debout, une main sur l'épaule de Jésus, il prenait des attitudes de copain. Il lui montrait avec désinvolture les territoires de Palestine et lui faisait imaginer le monde entier. " On pourrait s'arranger, je te donne tout cela et toi, tu n'as qu'à t'incliner devant moi. Ce n'est pas compliqué comme marché. " Je me suis dit qu'au fond, si Jésus acceptait de mettre de l'ordre dans la politique internationale des humains, ça faciliterait bien les choses !
Car il était le Fils de Dieu après tout ! Et c'est sûr qu'il pourrait faire du bon travail : lutter contre la corruption, éliminer ceux qui ne cherchent que le pouvoir et leur profit, faire cesser les guerres et j'en passe… En tout cas, il y a avait de quoi faire. Là, j'ai bien cru que Jésus allait craquer devant la proposition de Satan, mais pas du tout !
Il l'a chassé en lui rappelant que la seule personne digne d'être adorée et de recevoir notre foi est le Seigneur notre Dieu. Satan s'éloigna, tête basse, en maugréant qu'il n'en avait pas fini avec lui et qu'il reviendrait, ça c'était sûr !
Moi, après ce que j'avais entendu, j'étais de plus en plus persuadée que Jésus était bien le Fils de Dieu. Peut-être parce qu'il acceptait complètement d'être comme les êtres humains et les insectes avec ce creux qui fait que l'on a besoin les uns des autres et surtout de Dieu. Oui, Jésus est le Fils de Dieu, car il n'impose pas des solutions toutes faites à l'humanité, mais malgré sa grandeur, il reste discrètement près de lui et lui laisse trouver ce qui est juste et bien en murmurant à son cœur. Oui, il est le Fils de Dieu et il nous propose de renoncer à être ce que nous ne serons jamais et à trouver quelle est notre mission sur terre.
Alors, moi, la vieille sauterelle, j'ai lissé mes antennes. Et j'ai enfin réalisé que je ne devais pas être autre chose que ce que je suis. Avec mes dons de sauterelle même si je suis moins agile qu'autrefois, et qu'il ne sert à rien de fantasmer sur une toute-puissance qui agirait à ma place. Depuis, ces événements, je me sens nettement plus en paix avec moi-même et bien sûr avec Dieu. Je me sens moi aussi fille de Dieu.