Etranges, ces paroles de Jésus à la Samaritaine. Etranges, et limpides, pourtant. Limpides comme une eau : " des adorateurs en esprit et en vérité, tels sont les adorateurs que cherche le Père ". Quelle belle clarté ! Paroles limpides, donc, mais pas seulement. Corrosives aussi : " Vous adorez ce que vous ne connaissez pas; nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. " Alors quoi ? Seau d'eau jeté à la figure des Samaritains - et à travers eux, seau d'eau jeté à la figure des autres peuples - ou bien canal, canal permettant de relier les uns aux autres les membres de courants confessionnels et religieux qui s'ignorent ou se détestent ?
C'était au bord du puits de Jacob. C'était autour de l'an trente de notre ère. Une rencontre comme il en existe trop peu, hélas. Sauf bien sûr, sauf quand l'Esprit s'en mêle : l'esprit d'humilité avouée et de dialogue serré, l'esprit de recherche exigeante et de révélation profonde, l'esprit de mise en route personnelle et communautaire. Etonnante cette rencontre en plein midi : de la soif d'eau - celle de Jésus au désir jamais satisfait - celui de la Samaritaine; de la quête amoureuse - mais qui donc aimer ? - à la quête de Dieu - mais où donc adorer ?, la discussion gagne en intensité, en hauteur et en profondeur. Elle devient parole vivante, eau jaillissante, sans pour autant éviter malentendus et répliques taquines. Au fil de la rencontre, la femme se découvre elle-même en même temps qu'elle découvre Celui qui lui parle. Tant et si bien qu'on ne sait plus trop, à la fin, qui donne à boire à qui. L'échange devient dynamique de changement réciproque.
En cette sixième heure, à l'heure exacte du zénith, le soleil ne peut que chasser les ombres, toute ombre qui voudrait voiler la vérité sur les êtres et sur Dieu. L'ombre d'un doute, l'ombre d'un malentendu, et puis cette ombre qui traîne, celle d'une longue, une trop longue histoire de mésentente entre deux nations : les Juifs et les Samaritains. C'est Didier Decoin qui écrivait, à propos de cette rencontre, que l'ombre de Jésus et celle de la Samaritaine ne faisaient plus qu'une, ce jour-là ! Intimité spirituelle de deux êtres ? Spiritualité intimiste ? Certainement pas, puisque, abandonnant sa cruche, la Samaritaine ameute les gens de la ville. Lesquels sortent de l'ombre, justement, accourent vers ce Jésus, jusqu'à réussir la prouesse de le retenir deux jours. Jésus, avec sa bande de disciples, ne pouvait traverser la Samarie qu'à la manière d'une ombre fugitive - ainsi font les plus courageux lorsqu'ils veulent prendre le chemin le plus court entre la Judée et la Galilée - or Jésus, va s'arrêter. S'arrêter deux jours et signifier, par son séjour à Sychar, la suspension d'un jeu pluriséculaire de non-communication : " Les Juifs, en effet, ne veulent rien avoir de commun avec les Samaritains. " Au soir de cette rencontre avec une femme qui aura été la première apôtre, au premier soir - pour la première fois ! - le soleil ne s'est pas couché sur l'évidence d'une impossible entente. Il y eut un soir, il y eut un matin, et Dieu vit une poignée de Juifs accueillis à bras ouverts par la population d'une ville samaritaine. Cela faisait longtemps qu'il attendait ce miracle - lui Dieu, le chercheur d'adorateurs en esprit et en vérité. Il y eut encore un soir, il y eut encore un matin, et Il vit que cela était très bien. Le chantier ouvert de sa création se remettait en marche, bloqué qu'il était depuis trop longtemps en cet endroit du monde. De moisson en moisson, rien n'avait changé, là-bas, rien jusqu'à cette traversée de Jésus. Jusqu'à l'accueil du prophète, jusqu'à l'accueil du Messie qu'elle attendait aussi, par une femme devenue témoin.
Le témoignage de la Samaritaine, et la foi de ses concitoyens, n'est qu'un prélude : c'est le prélude de l'évangélisation de la Samarie par l'apôtre Philippe. Les Actes des Apôtres nous racontent que la proclamation du Christ rencontrait une telle soif, en Samarie, que l'Eglise de Jérusalem avait décidé d'envoyer du renfort, et quel renfort, puisqu'on envoya Pierre et Jean en personne ! (cf. Actes 8). Il y eut un soir, il y eut un matin, et d'autres humains furent transformés. Mais que c'est long de faire une humanité, une humanité d'adorateurs en esprit et en vérité ! Que c'est long de mettre en réseau les chercheurs de Dieu, sans nuire à leur identité.
Pour évoquer un aspect de cette longue marche des siècles, pour évoquer l'un des moments de cette recherche patiente de Dieu, je voudrais vous raconter un dialogue qui aurait pu se passer au bord du même puits. Ce n'est pas une conversation entre un homme et une femme seuls - car cette situation était inimaginable à l'époque - mais entre deux hommes: rabbi Yehouda, Pharisien fuyant Jérusalem en raison des sévères persécutions romaines, et Yaakov ben Yosef, l'un des fils de la Samaritaine. Samaritain en quelque sorte, mais de père Galiléen, enfant qu'il aurait pu être du sixième homme désigné par Jésus. Il représente bien cette mixité typique des gens de son pays, le peuple samaritain depuis si longtemps mélangé aux autres nations. Mon dialogue imaginaire se passe donc un soir de l'an 71 de notre ère. Les champs n'attendent plus que la moisson, mais il a fait jour d'orage. Le ciel est rouge, rouge d'une couleur qui évoque la fin des temps. Et c'est un peu la fin des temps, puisqu'on est en pleine guerre : la ville de Sychar a été mise à sac par les Romains en 66 de notre ère et le Temple de Jérusalem détruit quatre ans plus tard. On se souvient bien qu'en l'an 70, tout a basculé, pour les Juifs, avec la destruction du Temple. Ceux qui veulent fuir l'oppresseur savent qu'ils auront davantage de chances de ne pas se faire prendre s'ils le font de nuit. La nuit va bientôt tomber. Un homme sort du maquis, c'est rabbi Yehouda qui se dirige vers le puits de Jacob, pour y boire, oui boire avant de poursuivre sa fuite solitaire vers le Nord et puis rejoindre, au bout du pays, si Dieu le veut, rejoindre certains de ses amis, Pharisiens en fuite, eux aussi. Mais le rabbi n'a pas de quoi puiser de l'eau. Un homme heureusement, vient d'arriver, qui porte une cruche. C'est un Samaritain :
- Shalom ! Donne-moi à boire, je t'en prie!
- Tu me dis, Shalom ? Habillé que tu es en Pharisien, tu devrais savoir que tu n'as pas à m'adresser la parole. Est-ce que ta règle ne t'interdit plus de toucher cette cruche que je tiens dans mes mains impures de Samaritain ! Ou bien, ne serais-tu pas un vrai Pharisien ?
- Si, j'en suis un vrai, justement, et c'est bien parce que je tiens à ma foi que je dois fuir Jérusalem. Nous devons réorganiser le culte tout autrement. Maintenant que notre temple a été détruit, tous les partis pensent que notre religion va sombrer dans le néant, sauf nous, les Pharisiens. Nous croyons, quant à nous, qu'il est possible d'adorer Dieu sans les sacrifices du Temple, possible de l'adorer en étudiant sa Parole.
- Evidemment qu'elle va sombrer dans le néant, votre religion ! En tout cas, vous n'allez pas en ressortir indemnes ! Nous aussi, nous avons dû apprendre à vivre notre foi tout différemment. Nous l'avons appris depuis les jours sombres où vous, les Juifs, vous avez fait détruire notre temple, sur le Mont Garizim, c'était il y a 200 ans. Vous aviez jugé notre culte abominable, parce que nous avions osé dire, à cette époque qui était finalement moderne, nous avions osé dire que le Dieu unique, notre Seigneur, on pouvait l'appeler " le Zeus qui accueille ". Mais dans les faits, vous aviez aussi tendance, vous, à parler de Zeus, pour faire accepter votre Temple par les autres nations. Ce que vous ne pouviez pas supporter, en vérité, c'était qu'il y ait un autre temple, un autre que le vôtre.
- Je t'arrête, Samaritain, ce n'était pas nous qui avions encouragé la destruction de votre temple, mais nos intégristes de l'époque, les Maccabées. Et je le regrette sincèrement. Mais tu dois l'admettre, vous aussi, les Samaritains, vous avez eu vos intégristes, et puis vos terroristes. Souviens-toi de ce jour de la Pâque que vous avez profané chez nous, Mais oui, lorsqu'une bande de chez vous est venu répandre des ossements en plein temple de Jérusalem, alors que toutes nos familles étaient à la maison pour célébrer le repas pascal. Et encore l'affaire du pèlerin juif qui avait quitté la Galilée pour Jérusalem et que les vôtres ont froidement assassiné. D'ailleurs, que vas-tu faire de moi, maintenant ? C'est que j'entends des pas derrière toi, au loin, et je ne sais pas qui vient.
- Ne t'inquiète pas, Pharisien, ce sont des amis, et toi, tu es mon hôte autour de ce puits. Maintenant que nous avons soulevé la lourde pierre qui pèse sur notre histoire et sur nos histoires, eh bien nous sommes capables d'ouvrir ce puits, comme Jacob l'avait fait autrefois, l'ouvrir et nous y abreuver ensemble. Tu vois, Pharisien, c'est drôle comme l'histoire se répète. Ma mère m'a raconté une rencontre qui a tout changé dans sa vie : c'était autour de ce même puits, avec un rabbi, comme toi. Il avait soif, lui aussi. Et pas de quoi puiser non plus. Et voilà qu'aujourd'hui encore, nous baptisons en son nom. D'ailleurs, c'est pour cela que je suis venu puiser de l'eau : demain matin à l'aube, mon fils sera baptisé à côté des ruines qui nous servent de maison. Je t'invite ? Veux-tu venir ?
- Ne me parle pas de cela, interrompt le Pharisien. Donne-moi plutôt à boire et que je m'en aille rejoindre mes frères. Il fait nuit maintenant. Et c'est dans la nuit que je dois marcher. Dans la nuit que je dois témoigner de la Torah que Dieu nous a donnée.
C'est ainsi que Yosef ben Yaakov, le Samaritain, donne à boire à rabbi Yehouda, le Pharisien. Après avoir bu, à larges gorgées, le Pharisien dit une étrange prophétie au Samaritain, ce Samaritain qui était l'un des premiers chrétiens : " Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas. Nous, nous adorons ce que nous - non ! - nous ne connaissons pas mieux que vous, Celui que nous adorons ! Nous avions cru le connaître, mais il nous demande maintenant de chercher à nous connaître nous-mêmes, toujours et toujours à nouveau dans sa Parole. Nous, Juifs, nous devrons lire et interpréter la Bible à l'infini, y trouver de nouvelles choses et de plus belles encore. Et c'est pourquoi, le salut vient de nous. La Bible est une eau vive, mais dès le jour où elle cessera d'être étudiée et désirée et commentée, elle deviendra eau morte. C'est notre témoignage salutaire de lire la Bible de cette manière, en y revenant sans cesse. Et vous qui avez aussi la Bible, avec bientôt les évangiles - c'est votre salut à vous aussi, grâce à nous - à cause de nous - de vous souvenir que rien, rien, ni personne, ni aucune institution ne pourra jamais enfermer le message des Ecritures dans une interprétation unique ou définitive. Si vous adorez Dieu en esprit et en vérité, alors, comme nous, vous n'aurez plus besoin de Temple, mais seulement de sa Parole, qui est une eau vive. "
- Shalom, Yosef ben Yaakov!
- Shalom, rabbi Yehouda!
Amen !