Tout est accompli

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" Tout est fini. On est désolé ! " Ces quelques mots, vous les avez peut-être déjà entendus au moment où l'on vous annonçait le décès d'un proche. Tout est fini. A travers ces mots résonne la fatalité d'un dernier diagnostic : aujourd'hui, la mort se montre la plus forte; aujourd'hui, la parenthèse d'une vie se referme obligeant les survivants à ne plus parler de la personne aimée qu'au passé.
Tout est fini. C'est sans doute avec cette phrase que débutent la plupart de nos deuils. Et pourtant ce matin, pour parler de la mort de Jésus, et en entendant Jésus dire sa propre mort ce n'est pas l'adjectif " fini " qui est utilisé, mais celui " d'accompli "; " d'achevé ". Quand il eut pris du vinaigre, Jésus dit : " Tout est accompli. " Puis il baissa la tête et mourut.
En parlant ainsi, Jésus donne moins l'impression de refermer la parenthèse de sa vie que de vivre encore pleinement (même sur la croix), la fin de son activité sur terre avec la pleine conscience d'avoir mené à son terme ce pour quoi il était là. De nos jours on dirait peut-être : " Il a fait ce qu'il avait à faire; il peut s'en aller en paix ", ou " J'ai fait ce que je devais faire; je vous quitte l'âme tranquille. "

" Tout est accompli ", tels sont les termes choisis par Jésus. Et peut-être bien que la différence fondamentale entre " tout est fini " et " tout est accompli ", c'est que de nos morts on en parle effectivement au passé alors que de Jésus, on en parle encore au présent.
N'empêche ! N'empêche que maintenant, reste à savoir ce qui est accompli. Et ce que cet accomplissement d'alors peut nous dire à nous ce matin, après quelque deux mille ans de christianisme. Parce que notre monde n'est pas très différent de celui dans lequel évoluaient Jésus et les siens. Des guerres, des violences, des injustices, des jugements tronqués, il y en a autant qu'avant.
Alors quoi ! Le Messie est venu ; il a accompli ce que son Père lui avait demandé d'accomplir; et après, quoi de neuf pour l'humanité ? En quoi le monde a-t-il changé ? A-t-il seulement changé ? En 2000 ans de christianisme peut-on honnêtement déclarer que quoi que ce soit est accompli ? L'Eglise, les Eglises elles-mêmes, n'ont que rarement donné l'impression de vivre d'un accomplissement.

Regardez le pape qui ces derniers jours se confondait en pardon pour tout ce que les fils de l'Eglise avaient commis comme faute au travers de l'histoire ! Et de s'excuser pour les horreurs de l'Inquisition, de l'antisémitisme, de la traite des Noirs, et même de la dégradation de la femme ! Non vraiment. L'accomplissement dont parle Jésus n'a rien d'évident, alors que, de toute évidence, on est en droit d'en attendre quelque chose pour nos vies et notre monde.
Mais là je crois que pour la bonne compréhension du texte un élément capital doit être souligné. Ce que Jésus a accompli - et parfaitement accompli - c'est aux yeux de Dieu qu'il l'a accompli et pas aux yeux des hommes.
La mission que Dieu lui avait confiée, manifester sa gloire auprès des hommes - comme nous le dit Jean -, cette mission Jésus l'a parfaitement réalisée et jusqu'à la toute fin de sa vie, y compris sur la croix.

En s'abreuvant à un puits avec une Samaritaine, en logeant chez des pécheurs, en soignant les exclus de la société, en confiant sa mère au disciple bien-aimé, en buvant la coupe jusqu'à la lie, Jésus a répondu à l'attente de Dieu : Il a manifesté à tous quelle est la gloire de son Père et comment nous autres hommes avons à nous comporter pour répondre à l'exigence de Dieu.
Mais cette mission-là, et son accomplissement, ne correspond pas ou peu aux attentes que les hommes ont eues et ont encore vis-à-vis d'un Messie. Vous connaissez cette fameuse histoire où chaque matin un rabbin sort de chez lui, regarde le paysage, puis rentre dans sa maison en se disant que le Messie n'est pas venu parce que rien n'a changé ?
Cette histoire, c'est l'illustration parfaite du décalage entre les attentes des hommes vis-à-vis d'un Messie et les attentes que Dieu a placées en son Fils. Il y a, dans l'histoire, décalage entre les attentes des uns et l'espérance de l'autre. Partant de là, il n'est donc pas incongru d'affirmer que Jésus est le Messie; qu'il a accompli ce qu'il devait accomplir, et que le monde n'a pas changé. Ce changement-là ne faisait pas partie de sa mission, quoi qu'en pensent certains détracteurs du christianisme aujourd'hui. Dieu incarné, ce n'est pas un magicien qui change le monde d'un coup de baguette magique. Dieu incarné, c'est un homme qui vit sa vie et sa mission au cœur même de ce qui fait notre vie à tous.

Voilà, on commence à y voir un peu plus clair dans ce texte. On peut maintenant, avec Jean affirmer 3 choses : un accomplissement a eu lieu, mais aux yeux de Dieu. Et c'est normal que le monde n'ait pas changé. On en est là. Mais ne charrions pas parce que c'est quand même bien là que le bât blesse ! Parce que les hommes sont encore en attente, parce que, toujours, ils essaient de comprendre, et que depuis environ 5000 ans ils se demandent où est Dieu ? Que fait-il ? Pourquoi n'intervient-il pas dans le monde ?
C'est drôlement douloureux de penser qu'un accomplissement a eu lieu et que malgré cela, notre monde, nos vies, ne changent pas ! C'est douloureux, on a quand même toujours de la peine à larguer l'image d'un Dieu, un peu magicien. Et pourtant je crois que ce constat-là nous permet de mieux appréhender ce qui s'est joué sur la croix et de réaliser - et c'est important - que l'accomplissement dont parle Jésus c'est bien l'accomplissement de sa mission et pas celui de l'histoire !

L'histoire ne s'est pas achevée ni même accomplie en ce Vendredi-Saint, 14 Nizan de l'an 33 à Jérusalem. L'histoire de l'humanité s'est poursuivie jusqu'à nous. Elle se poursuivra encore durant des générations après la nôtre. Et le monde ne changera pas. Voilà le défi de foi qu'il nous faut relever; l'inconfort avec lequel il nous faut vivre sans céder ni au découragement ni au fatalisme. Et pour cela, gardons bien en mémoire que cette phrase " tout est accompli ", elle est prononcée par Jésus crucifié et non par Christ ressuscité.
C'est un vendredi, sur la croix, que tout est accompli et pas le dimanche suivant devant la pierre roulée. Tout est accompli quand le ciel pleure sur Jérusalem, quand l'obscurité a envahi le pays, quand la violence a atteint son paroxysme. C'est au cœur de cette réalité que tout est accompli et pas au cœur d'un monde sans faille. Ne soyons donc pas plus royalistes que le roi et n'imaginons pas que nous aurions à accomplir aux yeux des hommes mieux ou plus que Jésus lui-même n'a accompli. Sa mission, Jésus l'a accomplie en marchant sur quelque 60 kilomètres de long et 30 de large. Notre mission, nous avons à l'accomplir là où nous sommes avec conscience et humilité.
Même un Edmond Kaiser, comparé par certains à un messie après sa mort, même lui, a eu la sagesse de reconnaître qu'il ne pouvait pas changer le monde. Et il s'est contenté - c'est déjà beaucoup - de sauver une vie, à chaque fois qu'il l'a pu, tout en dénonçant l'injustice qui faisait qu'à côté de cette vie-là, des centaines d'autres vies étaient abandonnées à la mort.
Nous n'avons pas à changer le monde; nous avons à y vivre et à y accomplir ce que Dieu attend de nous là où nous sommes. Pour le dire autrement, et là j'emprunte les mots au réformateur Luther, " chacun de nous doit d'être un Christ pour l'autre ", cet autre qu'il côtoie, et j'ajoute, jusqu'à la fin de son temps et jusqu'à la fin des temps où le Royaume nous sera pleinement ouvert; telle est notre mission qui attend son accomplissement: " Chacun de nous doit être un Christ pour l'autre. "

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Christophe Geiser
Musique
Stéphane Rieckhoff, violoncelle