J'ai soif

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Seul parmi les quatre évangélistes, Jean nous fait connaître ce cri du Christ, ce cri de sa soif sur la croix. C'est la soif des condamnés romains, esclaves, rebelles, hors-la-loi, cloués sur le bois au long des routes, qui dans tout leur corps subissent ce feu dévorant qui les consume jusqu'à ce que la mort vienne enfin les soulager.
C'est la soif du psaume : "Mon coeur comme la cire se fond dans mes entrailles. Ma vigueur s'est desséchée comme la brique, ma langue s'attache à mon palais..." Il faut entendre ce cri. Pourquoi ?
Parce qu'à la fin du premier siècle, dans l'entourage de Jean l'évangéliste, on commençait... à douter que Dieu ait vraiment vécu en Jésus-Christ ! Qu'il ait vécu en lui jusqu'au bout ! Oui, n'avait-il pas fait comme les dieux de la Grèce, qui quittaient leur Olympe pour jouer parmi nous - et se jouer de nous - mais disparaissaient bien vite quand les choses devenaient sérieuses ?

Frères et soeurs, en notre siècle religieux où mille mouvements spirituels voient le jour, nous nous trouvons nous aussi devant cette même question ! Question vitale, absolue, qui touche toute notre conception de l'existence. Qui est Dieu ? Qui est Celui qui nous a mis sur la terre ?
Dieu est-il un Dieu qui s'implique dans notre humanité ? Ou ne serait-il que "le spirituel" dont on nous parle tant, et sur tant de registres, un dieu en visite en quelque sorte et qui reste au-dessus, ou à côté de nos douleurs, de nos luttes, de nos espoirs ? Au-dessus, à côté de nos soifs.
"J'ai soif." En nous livrant ces trois mots, ce cri terrible de Jésus, l'évangéliste Jean nous répond ! Non, Dieu ne vit pas au-dessus ni à côté de nos existences. Il s'y est mêlé, il s'en est mêlé, totalement. L'Ecriture l'avait annoncé depuis toujours : Dieu est vraiment venu. Et pas seulement pour un moment, pas seulement en passant. Comme le disait Blaise Pascal : "Le Christ est en agonie jusqu'à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là."Ainsi avons-nous été aimés, jusqu'au bout. Ainsi sommes-nous aimés, jusqu'au bout, jusqu'au fond de notre humanité, jusqu'au fond de nos soifs.

"J'ai soif." Une autre parole nous attend, à l'ombre ou plutôt au soleil de celle-ci. En forme de promesse. "Celui qui croit en moi" - parole du Christ - "des fleuves d'eau vive couleront de son sein !" Celui qui partage nos soifs est Celui qui est venu pour nous désaltérer. Il est venu pour désaltérer le nourrisson qu'on allaite, l'ami qu'on invite à sa table, le travailleur à la pause, le randonneur au torrent, le mourant dont on humecte délicatement les lèvres.
Il est venu aussi pour désaltérer le milliard et demi d'hommes et de femmes qui vivent encore aujourd'hui, malgré tous les moyens techniques de la modernité, sans accès à l'eau potable. Il est venu pour désaltérer nos contemporains qui, comme au Mozambique ces dernières semaines, n'ont d'autre choix de vie que la déshydratation ou l'eau infectée. Il est venu pour désaltérer tous les blessés et les malades qui se trouvent encore en tant de lieux sans hôpitaux et sans soins.
Fleuves d'eau vive, mais que de fleuves barrés, obstrués, pollués ! Et l'eau se fait rare ! C'est qu'il est aussi venu combler nos soifs spirituelles. Et c'est que l'un ne va pas sans l'autre.

Notre siècle est assoiffé d'authenticité. Lui apportera-t-il sa soif d'authenticité ? La vie du Christ, son exemple, son sacrifice nous placent devant les choix fondamentaux. Il fait éclater les faux-semblants, les mensonges établis, les arguties et les hypocrisies. Il dit ce qui est.
Notre siècle est assoiffé de justice. Lui apportera-t-il sa soif de justice ? Le Christ donne à ce mot son sens neuf qui rouvre les chemins. Il nous rend justes par la foi. Il nous appelle à bâtir un monde plus juste, et il nous en donne à chacun les moyens.
Notre siècle est assoiffé de paix. Lui apportera-t-il sa soif de paix ? Le Christ est jusqu'au bout l'homme aux mains nues. Il est l'homme de la croix qui délivre les chargés, réveille les endormis et fait se retrouver les enfants du Père.
Oui, saurons-nous lui confier nos soifs ? Ce sont elles qu'il a prises sur la croix et qu'il a emportées dans la mort afin que jaillisse l'eau vive. De sa poitrine blessée, nous dit l'évangéliste, le sang et l'eau coulèrent. Le sang de sa vie donnée. L'eau vive de son Esprit.

"J'ai soif." et inséparablement : "l'eau vive". Et c'est pourquoi maintenant le Crucifié fait de nous ses porteurs d'eau ! Il n'engage pas ceux qui sont déjà comblés, ceux qui ont tout, qui ont réponse à tout et pouvoir sur tout. Hélas, tant qu'ils sont ainsi, il ne peut rien faire avec eux.
Mais il engage les assoiffés. Il engage tous ceux qui ressentent douloureusement leur manque, leur attente, leur brûlure, tous ceux qui ont pris conscience douloureusement de la faille qu'il y a en ce monde entre ce qui est et ce qui devrait être. La faille qu'il y a en eux-mêmes entre ce qu'ils sont et ce qu'il leur est promis de devenir.
Il nous engage, et déjà se trouve transformée notre soif de tendresse en tendresse offerte.
Il nous engage, et déjà se trouve transformé notre découragement devant ce qui est trop lourd, en force d'indignation. Tenez : la relève d'Edmond Kaiser est à prendre. Qui se sentira concerné ?
Il nous engage, et déjà se trouvent transformés notre petitesse, notre faiblesse, notre sentiment de n'être rien, en questions nouvelles, en sentiers d'avenir.

Et voilà que dès qu'il nous engage, nous savons qu'il est le Ressuscité. Voilà que dès qu'il nous engage, il est le sens de notre foi, au coeur du monde qui a soif. Alors déjà, le monde a un tout petit peu moins soif !
Alors déjà, nous commençons à ressembler un tout petit peu au voyageur perdu dans la forêt dont le rabbin polonais Mendel de Kotzk racontait jadis l'histoire aux pauvres juifs de son village.
Dans la nuit, le voyageur aperçoit un château en flammes. C'est un château vide, songe-t-il. Mais il entend soudain une voix, et cette voix crie : "Au secours !" En tremblant, le rabbin demande : qu'est-ce que cela veut dire ? Il répond lui-même : grâce à ce voyageur, nous entendons une voix. Nous savons que le château n'est pas vide. Nous savons que l'histoire du monde n'est pas déserte. Nous savons que quelqu'un s'y trouve, et qu'il nous appelle.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Christophe Geiser
Musique
Choeur Laudate, dir. Claire Martin