Ah, Simon de Cyrène, si tu n’avais pas été là, ce matin-là, sur ce chemin-là, à cette heure-là ! Si tu étais resté dans ta lointaine Cyrénaïque. Si tu n’avais pas été paysan, obligé de te déplacer journellement d’un champ à l’autre. Si tu avais pris ce vendredi un autre chemin, passé à un autre moment. Ou si tu n’avais pas eu cet air robuste qui a fait que tout de suite les soldats t’ont remarqué...
Avec des «si», c’est bien connu, on met Paris dans une bouteille. Et voilà, Simon, que tu as été là sur ce passage du cortège des légionnaires, des femmes, des condamnés qu’on menait au Golgotha. Et voilà qu’en un instant, tu t’es trouvé réquisitionné : «Hé toi, oui, toi ! Viens un peu par ici !» Et te voilà, Simon, marchant derrière Jésus, te voilà portant sa croix.
Et les trois évangélistes Matthieu, Marc, Luc, unanimes, vont nous parler de toi, Simon, et de ce qui t’est arrivé. Ils vont nous parler aussi de Rufus, ton fils, dont on retrouvera la trace dans la Bible, un des premiers chrétiens. Ce matin-là, pour toi, pour les tiens, tant de choses ont changé. Pour nous aussi, tant de choses ont changé ! J’en retiens deux. Elles me paraissent importantes.
Tout d’abord simplement : Simon, sur ton chemin, il y a eu ce poids de l’imprévu et de tout ce qui en est découlé. Cet imprévu incroyable de ton temps, nous l’avons vu, perdu absurdement à première vue, de ce fardeau sur ton épaule avec lequel, au premier abord, tu n’avais rien à faire.
Mais nombre d’entre nous, sur leur chemin de vie, avons vécu un choc semblable, avec la seule différence que le choc s’est souvent avéré bien plus rude, le fardeau bien plus lourd, l’épreuve bien plus longue. Choc du chômage, de la santé peu à peu ou d’un seul coup perdue, d’un amour brisé, du deuil d’un être cher, de l’échec du projet dans lequel on avait mis tout son espoir... Comme pour toi, Simon, mais plus durement, la même voix s’est fait entendre : «Hé toi ! Viens un peu par ici. Oui, toi...»
Et comme pour toi, les questions déboulent à toute vitesse, vieilles comme l’humanité : «Qu’ai-je fait à Dieu pour qu’il m’arrive une chose pareille ? Et encore plus dur : Dieu en qui je croyais, existe-t-il vraiment ? Et, pire peut-être encore : «C’est la fatalité, que voulez-vous, j’étais trop heureux...»
Simon, c’est pour nous tous que tu vas monter sur la colline à la suite du Christ. Que vas-tu y découvrir ? Oh non, pas la réponse à toutes nos questions. Elles sont insolubles, elles le resteront probablement. Sur la colline, il s’est passé autre chose, Simon : tu as été déchargé de ta croix. Sur cette croix que tu avais portée un moment, c’est Jésus qui va monter. Là où tu avais mis ta sueur, lui va laisser son sang. Là où tu as perdu ton temps, c’est vrai !, lui va donner sa vie.
Et il la donne. Ce ne sont pas les soldats, dans leur brutalité, qui la lui prennent. Jésus offre sa vie librement. Et là, Simon, là sur la colline - ou peut-être un peu plus tard, peu importe - nous le savons, l’Evangile nous le fait comprendre, avec les tiens, avec Rufus justement, tu vas trouver la foi. Et avec toi, Simon, nous allons pouvoir nous ouvrir à cette découverte. Sur la croix, Jésus porte le poids du mal et du malheur du monde. Dieu est présent justement là où tout paraît absurde. Il s’est chargé lui-même de notre fardeau pour le transfigurer. Son amour pour nous est allé jusque-là. Trouver un sens par moi-même à ce qui, visiblement, n’en a pas, ce n’est pas mon affaire. Mais tout a un sens dès lors que Dieu est venu prendre place là précisément. Je ne vois pas encore l’issue du chemin, mais maintenant je sais qu’elle existe. Et déjà je vais pouvoir me redresser et reprendre ma marche.
Première découverte avec toi, Simon, et avec tous ceux qui portent leur fardeau. Depuis ce vendredi-là, Dieu n’est pas absent. Il est notre espérance.
Et puis, Simon, avec toi, une seconde découverte s’impose. Elle va concerner non plus le poids que tu portes, mais la personne même de ce miséreux pour lequel tu as été réquisitionné, de cet homme en chair et en os qui est là devant toi et qui t’est, il faut bien l’admettre - au début en tous cas - totalement étranger.
Nous savons bien que Jésus disait : «Tout ce que vous faites au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.» C’est beau, c’est fort, mais cela reste si souvent une théorie. Au Golgotha, c’est devenu pour toujours réalité.
Dans nos existences, il en est un peu comme pour toi, Simon. Des croix pour les autres, nous en portons tous, peu ou beaucoup. Il se produit simplement que nous ne choisissons pas les croix que nous portons, nous ne choisissons pas qui va se trouver sur notre chemin. Ce parent, cet ami gravement malade, j’irai le visiter, c’est évident. Ces hommes et ces femmes qui ont fui leur patrie dans la guerre ou la misère pour venir jusque chez nous, j’en côtoierai toujours, c’est obligé. Cet enfant qui m’invite, avec son sourire, à l’action de solidarité de sa classe, je ne vais pas lui résister. Et ce collègue avec sa pétition ! Et ce voisin qui a besoin de mon coup de pouce... On n’en finit pas, et chaque fois, c’est : «Hé toi, oui, toi !»
Le sens de la vie n’est pas tant dans la quantité de ce que j’entreprends ou dans le nombre des croix que je porte. La question est plus simple : la croix d’autrui, quelle qu’elle soit, comment, dans quel esprit est-ce que je la porte ?
Et voilà que je redécouvre avec toi, et avec la même surprise que toi, Simon, que cette croix n’est autre que celle du Christ. Pas la croix de mon salut, c’est sûr, celle-là il l’a portée une bonne fois pour toutes. Mais la croix, tant qu’il y aura des hommes, la croix éternelle de sa compassion, de sa solidarité personnelle avec ceux dont je croise le chemin.
Avec toi, Simon, c’est le sens de ma co-humanité, c’est le sens de mon quotidien avec les autres qui m’est à nouveau révélé. Avec Blaise Pascal : «Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.»
Alors je portais déjà des croix ? J’en porterai encore. Vais-je me charger davantage ? Ce n’est pas d’abord cela qui compte. Je porterai avant tout différemment. Avec un autre regard. Avec un autre élan. Avec cette patience et cette persévérance renouvelées, cet amour ressourcé que m’a donné la reconnaissance du Christ de Vendredi-Saint.
Comme tout est la même chose, et comme tout est changé !
Seconde découverte, Simon, qui, comme la première, s’est presque faite malgré toi ! Mais finalement, avec toi ! Depuis Vendredi-Saint, le Christ est le sens, le sens divin, de mes rencontres avec ceux qui portent.
Et c’est ainsi que tu es devenu mon frère. Et même, Simon, est-ce qu’on ose le dire ? Tu pourrais être pour nous tous une image de l’Eglise, du peuple des croyants et on pourrait bien, à la réflexion, parler de toi un peu plus souvent.
Qu’est-ce que croire en effet ? C’est porter l’absurde qui nous pèse en sachant que le Christ l’a porté pour nous. Qu’est-ce qu’aimer, au sens de l’Evangile ? C’est porter le fardeau du prochain quand il nous rencontre, en sachant que ce n’est jamais vain puisque le Christ a déjà tout recueilli.
Aujourd’hui donc, si mon Eglise, par exemple, porte certaines croix, si elle a moins d’argent, moins d’influence, peut-être moins de public, je ne me laisserai pas abattre. Ce n’est en effet pas cela qui compte le plus. La seule croix qui compte, c’est celle du Christ, contemplée au Golgotha et retrouvée auprès des souffrants jusqu’à la fin du monde. Si c’est cette croix, Simon, que nous portons ensemble, nous ne pouvons pas nous perdre. Bien plus, regarde : déjà la clarté de Pâques se lève à l’horizon.
Amen.