«Passons de l'autre côté du lac» : tel fut un jour l'ordre lancé par Jésus à ses disciples. Ce lac de Galilée, ils le connaissaient bien pour l'avoir sillonné de multiples fois. Mais voici : même le connu réserve des surprises.
Trois de nos quatre évangiles ont donc gardé le souvenir de cette traversée mouvementée, mais Marc et Luc seuls ont en mémoire cet ordre du Christ : «Passons de l'autre côté du lac». Parole qui peut sembler superflue : s'il y a embarquement, ce n'est pas pour rester à quai mais c'est pour s'éloigner de la rive et enseigner la foule comme le faisait Jésus ou la quitter en traversant le lac.
«Passons de l'autre côté du lac» : si cette parole fut conservée, ce n'était pas dans un simple but d'indication géographique. Cette parole est lourde de toute une histoire, celle de Dieu et des hommes, selon la Bible. En effet, ces mots «passer, traverser, autre côté», constituent l'intime même du peuple d'Israël.
Souvenons-nous. Les Juifs, fils d'Israël, passèrent avec Moïse la mer de la Mort et furent sauvés de l'Egypte qui fut pour eux terre d'esclavage et de peur. Ils passèrent ensuite le Jourdain avec Josué pour entrer dans la terre promise, terre d'Alliance. Souvent, selon l'expression biblique et hébraïque, les Hébreux passent, transgressent les commandements de Dieu : ils sont pécheurs. Mais souvent, ils font repentance et retournent vers Dieu. Par grâce pour eux et à cause de son Nom, le Seigneur passe et dépasse leurs péchés : il les pardonne.
Etre homme de la Bible, être Hébreu, c'est être de passage, selon un des sens de ce mot. Jonas, par exemple, prophète embarqué lui aussi dans les mouvances d'une tempête, invité à décliner son identité, déclara : «Moi, je suis Hébreu, de passage, et j'adore le Seigneur, le Dieu des Cieux qui a fait la mer et la terre sèche.» (Jon.1, 9)
Etre de passage : c'est bien là l'identité du croyant, mais c'est aussi celle du Seigneur. Non l'identité du chez soi, du terroir : identité statique, immobile, mais identité en devenir, en mouvement. Que Dieu se donne à connaître en une dynamique du mouvement, du passage, on en voit la preuve au livre de l'Exode où Moïse, désirant connaître l'identité de ce Dieu qui fait tellement bouger son peuple, l'entend lui déclarer : «Je ferai passer devant toi toute ma bonté, et je proclamerai devant toi le Nom de l'Eternel» (Ex. 33, 19). Et plus loin, il est ajouté : «Quand ma gloire passera… je t'abriterai de ma main jusqu'à ce que j'aie passé» (Ex. 33, 22).
Le Passage de Dieu est un rempart. Seul un Dieu-Passant, insaisissable, est garant de vie. Le voir, c'est-à-dire le saisir et le mettre à notre disposition, est source de mort. Il faut qu'il passe, nous couvre de sa main pour que nous soyons des vivants. D'ailleurs, si le Dieu de la révélation biblique est nommé le Dieu vivant, c'est bien parce qu'il se révèle en mouvement. Déjà, le propre de la vie est de bouger tandis que la mort est cessation de tout mouvement. Dieu donc ne se fige pas, ne se donne pas à contempler comme une idole muette et sans vie; mais il passe, vivant, glorieux.
Cependant, s'Il ne fait que passer, cela signifie que parfois il est ailleurs et non là où nous l'attendons. De son passage, il ne reste plus qu'une trace, signe, peut-être, d'une absence. Dieu court alors le risque d'une mise en doute de sa présence dans le monde et le coeur de l'homme.
Dieu assume ce risque. Et dans notre texte, il ose, en Christ, se mettre en question, se faire point d'interrogation au sein des impétuosités de l'humain : «Quel est donc celui-ci ?» demandent les disciples. A la violence des éléments naturels et de la peur succède celle d'une question. Et vous remarquerez que dans ce récit, à part l'ordre de passage du Christ, il n'y a que deux questions en guise de paroles; celle du Christ : «Où est votre foi ?» et celle des disciples : «Quel est donc celui-ci ?». Le Seigneur n'est pas la «prothèse» de nos certitudes mais le Souffle, l'Esprit qui anime nos interrogations.
Ainsi Jésus désire pour ses amis qu'ils renouvellent l'épreuve de la traversée comme rite de passage de la mer, signe des turbulences de l'Humain et de l'Univers. En effet, il s'agit bien d'une épreuve que de décider de quitter une rive sûre. Pour les disciples, en l'occurrence, aller de l'autre côté, c'est aller en pays païen, à l'étranger, dans l'inconnu, hors de toute structure spirituelle éprouvée selon la Loi de Moïse. Jésus, par son ordre, manifeste un comportement de meneur devant ses amis. Il est la Parole de Dieu qui bouge, fait bouger et entraîne les autres à passer à leur tour, même si ce passage est à haut risque : la tempête menace. Jésus veut tenir ses amis, son peuple, en éveil.
C'est à partir de ce moment que Jésus surprend : lui qui invite les autres au mouvement, à l'éveil, s'endort et reste plongé dans son sommeil au beau milieu de la bourrasque. Il faut laisser nos coeurs s'étonner de ce sommeil; il est vraiment déroutant, au premier abord, ce sommeil du Christ qui dure dangereusement. S'agit-il du sommeil du héros sans peur, de celui qui ne craint ni ne s'inquiète de rien ? Ce que les évangiles nous disent du Christ contredit bien souvent cette image du héros impassible.
Ce sommeil du Christ est peut-être dans la ligne de celui de quelques figures marquantes de l'Ancien Testament. Le sommeil de l'homme de Dieu et du prophète, c'est le prélude à une révélation, une promesse. Pensons par exemple au sommeil d'Abraham «rêvant» d'une postérité, de Jacob voyant une échelle reliant Terre et Ciel… Mais c'est surtout au sommeil de Jonas, endormi dans une embarcation en proie aux tourments de la Nature, que nous fait penser le Christ endormi, qui ne manquera pas de se référer à Jonas pour parler de sa mort et de sa résurrection. D'ailleurs, n'y a-t-il pas dans ce récit une atmosphère de mort et de renaissance ? Jésus s'endort dans une barque-tombeau, entouré de disciples affolés par un environnement hostile… Cet événement ne serait-il pas alors un Appel du Christ aux disciples à passer de la mort à la vie, du sommeil à l'Eveil spirituel ?
Mais il n'y a pas que le sommeil du Christ qui soit surprenant; nous avons aussi quelque chose d'étonnant à apprendre des disciples. En effet, Jésus ne se réveille pas tout seul. C'est le cri désespéré de ses amis qui le sort de son sommeil, de son absence. On oserait presque dire que c'est le désespoir des disciples qui le ressuscite tant le mot de réveil est signe de résurrection.
Ce que le récit nous révèle de surprenant tient en ces mots : les hommes ont certes besoin de Dieu pour être hommes de Foi; mais Dieu Lui-même a besoin d'hommes qui sachent Le réveiller, Le tenir en haleine sur les chantiers de l'Humain et de l'Univers. En effet, si le Christ n'avait pas été là, les disciples auraient sombré dans les flots; mais si les disciples n'avaient pas réveillé la Parole du Christ, rien ne nous prouve qu'ils n'auraient pas de même péri…
Cette barque qui tangue dangereusement, c'est aussi l'image d'une Eglise, celle des premiers chrétiens ou d'autres époques; leur cri : «Maître, sauve, nous périssons !» devint d'ailleurs la devise des églises réformées jadis persécutées en France. Et nous pouvons nous demander si l'absence de Dieu dont beaucoup disent aujourd'hui qu'il est mort, n'est pas le signe d'un manque de fidèles qui sache Le réveiller, le faire passer au-delà de son absence.
Ce cri de détresse, celui peut-être de nos vies de croyants en proie à des interrogations devenant insoutenables; celui de nos Eglises dont les paroles, peut-être, ne ressemblent plus qu'à des graviers jetés dans un lac agité, ce cri doit simplement prendre la forme d'une prière. Notre récit qui semble construit comme une liturgie de Culte nous en donne un modèle : comme les disciples, il faut s'approcher du Christ, l'invoquer et lui dire notre détresse. De cette prière peuvent naître calme et paix…
Notre récit, cependant, ne s'achève pas sur un «happy end». Il ouvre deux portes sous forme de deux questions. D'abord celle du Christ : «Où est votre foi ?». S'agit-il d'un reproche du Christ, celui-ci voulant dire qu'il ne fallait pas le déranger dans son sommeil, sa présence étant suffisante pour les sauvegarder ? Mais alors, cela signifierait que les chrétiens croient en un Christ endormi tandis qu'eux doivent se débrouiller par eux-mêmes : c'est un peu choquant.
Sans lui ôter sa part de mystère, la question de Jésus ne correspond peut-être qu'à cette demande : «Vous m'avez vu à l'oeuvre : à présent qui suis-je pour vous ?». La réponse est implicitement contenue dans la question des disciples : «Quel est celui-ci qui commande au vent et à l'eau, et à qui ils obéissent ?»
Les disciples savent que Dieu seul est Maître de la Nature comme nous le rappelle, par exemple, le Psaume 107. Mais si notre récit s'achève sur cette question des disciples, c'est qu'il nous laisse la liberté d'y répondre à notre tour.