La puissance qui console

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Ce matin, je méditerai un verset du Sermon sur la Montagne, «Heureux ceux qui pleurent/ les affligés, car ils seront consolés». Cette parole de Jésus est énigmatique — elle est contraire au bon sens. Comment peut-on être heureux dans l'affliction ? Elle est redoutable aussi — elle évoque ce qu'il y a de plus pénible dans nos vies, ces heures sombres où nous pleurons. Quand l'épreuve se profile, chacun tremble. On craint de pleurer soi-même, on craint d'être mis en présence des larmes des autres. Et cela nous laisse démuni. Gardons éveillée au coeur cette impression de dénuement. Je n'ai pas envie de vous parler du «problème» de la souffrance. Il n'y a pas d'abstraction qui vaille à propos de la souffrance : il n'y a que les fois où nous pleurons.
L'enseignement du Maître de Galilée veut que nous demeurions dans le concret et dans le vécu. A cette condition seulement, on aura à en dire quelque chose qui vaille la peine d'être dit.

Pour commencer, une évidence toute simple. Pleurer, souffrir, avoir mal, chacun le redoute. Pour qu'on le redoute, il faut qu'on y soit exposé à tout moment, c'est-à-dire qu'on soit vivant. Il n'y a que les êtres vivants qui pleurent. Le ciel, la terre, l'eau, le feu ne pleurent jamais. Donc, là où il y a des pleurs, il y a de la vie, et de la vie sensible — physique, psychique, morale. Les données les plus ordinaires de l'existence sont douloureuses. La séparation, le deuil, la solitude, la faim, la soif, sont le lot des vivants. Si je demande : pourquoi pleurez-vous ? Chacun, sans exception, trouve à répondre. Nous avons tous, dans un coin au moins, une raison de pleurer. Parce que nous sommes vivants. C'est pourquoi aussi nous avons tous besoin d'être consolés.
Jésus considère cette humanité blessée. C'est pour elle qu'il parle et c'est elle qu'il place au premier rang de ses préoccupations. Mais pour qu'il soit entendu, il faut d'abord qu'elle se reconnaisse pour ce qu'elle est : affligée et blessée, justement. C'est pourquoi je vous ai demandé de garder au coeur cette impression de dénuement. Elle rappelle ce que nous sommes.

Le point de départ consiste à reconnaître ce qui est. La condition humaine est difficile, la vie est dure, notre réalité a un aspect profondément pitoyable — et il n'y a pas moyen d'y échapper. Sur le chemin de la vie, inévitablement, il va nous arriver de pleurer. Une des figures spirituelles les plus pénétrantes de notre siècle, l'écrivaine Simone Weil, dit à ce propos : Ne pas accepter un événement du monde, c'est désirer que le monde ne soit pas. L'enseignement de Jésus paraît rude et exigeant. Pourtant, il ne s'appuie que sur le réel. C'est donc le réel qui est rude et exigeant. Pas de réel sans l'obscurité qui va avec. S'évertuer à l'éviter, à le nier, c'est tout simplement se raconter des histoires. L'un des principaux thèmes de la Bible est celui de la libération des Hébreux de leur captivité en Egypte. Pour qu'ils acceptent de suivre Moïse dans cette aventure, il a bien fallu qu'ils admettent leur condition de captifs.
Ainsi de nous. Ce n'est qu'à partir du moment où nous admettons que nous sommes captifs de la souffrance qu'une libération devient possible.
Comprenons bien : il ne nous est pas demandé d'être des héros, des gens doués de vertus extraordinaires. Seulement de reconnaître ce qui est. Il est vrai qu'une orientation catastrophique de la prédication chrétienne nous a abreuvés d'idéal vaguement stoïcien. Vous savez : ce monde est une vallée de larmes, il faut serrer les dents et se sacrifier en attendant d'en sortir. Les stoïciens d'ailleurs étaient ces moralistes de l'Antiquité qui voyaient dans l'apathie (le fait de ne plus rien sentir, d'être hors d'atteinte) le sommet de la sagesse.
Ce n'est pas de cela qu'il s'agit dans le Sermon sur la Montagne. On ne peut pas à la fois être vivant et être hors d'atteinte de la vie. Dieu ne nous a pas créés pour souffrir, même si la vie comporte quelques risques.
Alors heureux : pourquoi heureux ? Pas parce qu'on pleure, mais parce qu'on est vivant d'abord. Comme le dit l'Ecclésiaste avec sa lucidité habituelle : mieux vaut un chien vivant qu'un lion mort… Et puis surtout, heureux parce qu'on sera consolé !

Ainsi, la méditation de cette parole de Jésus montre que pleurer n'est pas un état mais un passage. C'est important. Pleurer n'est en aucune manière le dernier mot de notre destinée. Il y a un futur. Il y a quelque chose de l'autre côté des larmes. La souffrance n'est pas une fin en soi. Au contraire, elle peut prendre fin, elle peut finir. A un moment ou à un autre.
Vous voyez : bien sûr la vie traverse des zones de souffrance, mais elle ne s'y arrête pas. Et ça aussi, ça fait partie du réel. Au moment où tu pleures, tu es déjà en route vers autre chose. Voilà ce que nous dit Jésus.
En route vers quoi ? Notre destinée ultime, c'est d'être consolé. Ce qui fait le fond de notre vie, ce sur quoi elle repose, ce qui la nourrit et l'enracine (peu importe qu'on en ait ou non conscience), c'est une puissance qui console. Nous avons été créés et nous sommes, d'instant en instant, maintenus dans notre vie, notre mouvement et notre être, par la puissance qui console. On peut l'appeler Dieu, si vous voulez.

Quand je marcherai dans la vallée de l'ombre et de la mort, je ne craindrai aucun mal car tu es avec moi…
Le psalmiste le sait et le chante à sa façon. Il est réaliste : notre ignorance ne porte pas sur la question de savoir SI on marchera dans la vallée de l'ombre et de la mort, mais QUAND. En même temps, quand ce moment sera venu, quand les assauts de l'ombre et de la mort se feront menaçants, il n'en restera pas moins que le fond de notre vie ne sera ni cette ombre ni cette mort, mais la puissance qui console. La puissance qui console n'a pas de fin. Elle est éternelle. Et nous sommes remis à sa garde. L'Eternel est mon berger…
Celui qui, juste une fois, est entré dans le flux de cette consolation, celui-là n'aura plus jamais peur. Il ne craindra plus.
Au Moyen Age, on disait volontiers des spirituels, des mystiques, des grandes figures de la foi, qui souvent ne se ménageaient pas (François d'Assise est mot à 46 ans), qu'ils avaient été consolés. On voulait dire qu'ils étaient entrés en contact avec le fond de la vie et que cette expérience les avait transformés.

Mine de rien, Jésus nous livre un secret. Je l'appellerai le secret de l'acceptation. En face de ce qui nous fait pleurer, on peut se protéger, se révolter ou se résigner. Se protéger ne servira à rien : on ne peut pas vivre en se protégeant de la vie. Ce qui doit nous rattraper finira bien par nous rattraper. Se révolter ne servira qu'à accroître la douleur et l'amertume. Certes, la Bible fait une place à la révolte, c'est presque une figure obligée de la scène de ménage entre l'homme et son Dieu. Mais la révolte n'est pas une solution.
Quant à se résigner, cela fera de nous des vivants à moitié morts. L'homme et la femme sont les seuls êtres qui aient inventé de vivre en étant déjà morts à l'intérieur d'eux-mêmes ! Possible définition du péché…
Alors on peut aussi accepter. Accepter est très particulier. Il s'agit en même temps d'un abandon et d'une action. Un abandon : en acceptant, on accueille ce qui vient comme ça vient. On dit oui à la réalité — même quand elle comporte des croix. Et puis une action : en acceptant, on entre dans un combat à l'issue duquel on se retrouve à la fois vaincus et plus forts, «forts par sa faiblesse», dit Paul. On accepte de traverser ce qui doit être traversé, donc on regarde devant soi, en direction de l'avenir.

Ceci amène une petite révolution : personne n'est jamais réduit à sa souffrance, aussi cruelle soit-elle. La souffrance n'est pas le centre. Le centre, c'est la promesse de la consolation. Le dernier mot de la parole c'est bien : consolation. La consolation est le véritable centre de notre vie. Lorsque nous rencontrons notre prochain affligé, malade, souffrant, nous devrions avoir la sagesse de regarder au-delà des maux qui l'accablent, de ne pas le considérer seulement comme un être voué au malheur.
Nous devrions avoir la sagesse de parier toujours sur la puissance qui console. Car c'est elle qui éclaire ceux qui sont assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort — selon le cantique de Zacharie.
La charité chrétienne — mot superbe si mal compris — est cette façon-là de regarder. Déraisonnable sans doute, mais sage, puisqu'elle s'appuie sur la logique du Vivant.

Je n'aimerais pas terminer cette méditation sans me poser la question à laquelle vous pensez tous maintenant. Qu'advient-il de celles et ceux qui sont inconsolables ? Car nous connaissons des gens inconsolables et nous connaissons des situations pour lesquelles il n'y a pas de consolation envisageable à vue humaine. On doit respecter infiniment cette objection. Je me demande ce que Jésus a bien pu y répondre. Certainement, parmi la foule qui l'écoutait ce jour-là sur le flanc de la montagne, il devait s'en trouver qui étaient inconsolables. Cette question-là, n'en doutez pas : ils l'ont posée à ce jeune rabbi. On les entend d'ici «toi qui parles si bien, dis-nous un peu…». Malheureusement, la tradition n'a pas conservé la trace de ce que Jésus a répondu.
A ce stade, on est bien obligé de se contenter d'hypothèses. Voici la mienne, faites-en ce que vous voudrez.
Dans l'esprit de Jésus, la réalité ne comporte pas seulement cette dimension-ci de la vie. Il y a aussi d'autres dimensions, invisibles mais concrètes. Pour Jésus, le réel c'est aussi et constamment le mystère de Dieu. Il a vécu en adhérence étroite avec ce mystère. Ce mystère est le même pour nous. Le monde est infiniment plus que ce qu'il nous paraît être. Depuis l'instant zéro de l'Univers, d'instant en instant, et jusqu'à la consommation du temps, nous sommes portés, nourris, par la puissance mystérieuse qui console. Si elle n'agit pas sur ce plan des choses, pourquoi n'agirait-elle pas sur un autre plan ?
Finalement accepter, n'est-ce pas aussi accepter ce mystère auquel nous sommes adossés et le laisser agir à notre place quand nous n'y comprenons plus rien ?
Ces dispositions d'esprit, me semble-t-il, peuvent nous amener à goûter la paix du Sermon sur la Montagne, au milieu de ce monde inquiet, agité et tourmenté de tant de manières, cette paix de Dieu qui, selon l'épître aux Philippiens, surpasse toute intelligence et garde nos coeurs et pensées.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Desbaillet
Musique
Cantatrice Mme Liane Von Scarpatetri