Un horizon et un avenir dans nos déserts ?

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Quand est-ce qu'on mange? Oui, mais quand est-ce qu'on mange? Vous connaissez cette réplique du plus grand des quatre Dalton, Averell, dans les albums de Luky Luke. Ce personnage un peu simplet qui ne cesse de demander quand est-ce qu'on mange.

Au coeur des aventures les plus folles, des braquages les plus osés, ou alors au moment de compter le butin dans un lieu retiré, il y a toujours cette question qui revient: Quand est-ce qu'on mange?

Comme si ce brave Averell ne pouvait pas vivre une aventure fantastique, mais qu'il fallait que tous ses repères familiers soient conservés comme avant. Après une évasion spectaculaire du célèbre quatuor, après que la liberté ait été regagnée, au lieu de faire la fête, la question revient, Quand est-ce qu'on mange?, avec la remarque: au moins, en prison, on avait le repas assuré. Au moins là, il n'y avait pas de soucis à se faire, on était au moins sûrs d'être nourris suffisamment. Mais maintenant…

Et nous, nous connaissons tous cet amour pour nos bonnes vieilles habitudes, nos façons de faire, nos petites traditions personnelles. Ce désir irrépressible de ne pas changer, de ne pas avancer, pour mieux rester dans le connu, le déjà vu. Surtout, ne pas prendre de risques inutiles en se jetant dans l'inconnu.

Un tien vaut mieux que deux tu l'auras... Alors mieux vaut encore ce qui est là, même si c'est un esclavage, qu'une liberté inconnue et sans garanties. Que de peine à remiser l'habit familier, même s'il y longtemps que j'y suis à l'étroit et qu'il me serre aux entournures. Qu'il est difficile le départ, l'exil vers l'inconnu.

Eh bien, je constate ce matin que le peuple d'Israël est comme Averell Dalton, puisqu'il pose exactement la même question à Dieu: Quand est-ce qu'on mange?

A peine sorti du pays d'Egypte où, depuis des générations, il croupissait dans l'esclavage, à peine tiré de là, il s'en prend déjà à Moïse. A peine traversée la Mer Rouge, et avoir vu les prodiges se succéder en leur faveur, voilà qu'ils n'en veulent plus, les Hébreux, de cette histoire de Terre Promise. C'est bien beau tout ça, mais Quand est-ce qu'on mange? Voilà ce qui les intéresse. Comme Averell Dalton après une évasion du pénitencier. Ah, le confort de l'habitude, les délices du connu.

Sans doute serions-nous une grande majorité à rester dans ce qui nous est familier, si la vie elle-même ne nous poussait pas, le plus souvent sans nous demander notre avis, à changer et à grandir. Et parfois, c'est difficile. Difficile de quitter ce qui a toujours été, difficile de devoir déménager, difficile de s'arrêter plusieurs mois pour une maladie. Difficile de quitter son travail et de se retrouver à la retraite. Difficile de reprendre la route après un deuil. Difficile de repartir à zéro et de tout devoir réinventer.

Pour le peuple d'Israël aussi, c'est difficile. Parce qu'ils n'en peuvent plus d'avoir si faim. Ils sont peut-être délivrés de l'esclavage, mais être libres, ça ne vous passe ni la faim, ni la soif. Et autour d'eux, à perte de vue, ce qu'ils voient, c'est le désert. Alors ils murmurent, il récriminent, ils s'en prennent à Moïse, et à son Dieu tyranique. Ah, si seulement ils étaient restés en Egypte. Ils auraient encore de quoi manger, de quoi boire, de l'eau, des oignons, des laitues, et des concombres, et des marmites de viande, et du pain…
Et la servitude, et la dépendance, et l'esclavage.

Alors? La liberté ou la mort? Entre la servitude confortable et la liberté difficile à assumer, entre Egypte et Canaan, il faut compter avec une troisième force: le désert. Et pas un petit safari sympathique, 40 années de désert, le temps d'une génération d'hommes, le temps de tout un long et précieux apprentissage.

Comme Dieu a eu raison, en délivrant son peuple, de l'avoir d'abord conduit dans le désert.

Si la Terre promise avait touché l'Egypte, s'il avait suffi aux Hébreux de semer le Pharaon pour se trouver aussitôt installés, comme des pachas dans leur fauteuil, en terre de liberté. Mais alors, cette terre serait devenue aussitôt pour eux une nouvelle terre d'esclavage. Car les Hébreux, tordus et encrassés par des années de servitude, auraient été incapables de tracer les plans d'une communauté libre.

Pour passer d'une ère à l'autre, il leur fallait bien quelque chose comme une coupure, un passage, un sas: le désert. Un temps et un endroit où se laver. Où laisser tomber ce qui faisait d'eux des esclaves, et qu'il fallait presque leur arracher. Alors dans ces conditions, faire peau neuve, ça fait mal.

Pour changer en profondeur, pour accepter quelque chose qui nous arrive, il en faut aussi du temps, il en faut du désert. On dit d'ailleurs de quelqu'un qui passe une période difficile de sa vie: "il fait sa traversée du désert". Et l'on s'ensable, et l'on se perd, et l'on n'en voit pas le bout.

Le désert pour le peuple n'est pas lieu d'errement et de temps perdu, mais d'abord lieu de transformation. Lieu où se mûrit et se construit la liberté. Et tout mûrissement s'opère à travers ce passage de désert. Et c'est dur, et ça fait mal.

Mais c'est justement la difficulté de ce passage qui me transforme en profondeur, qui change mon regard et mes sentiments. Ce passage me permet d'aller petit à petit au-delà de ce que j'ai perdu, et de réaliser combien ma vie a gagné en profondeur et en sagesse. C'est là l'expérience que vit le peuple, ce peut être aussi la nôtre.

Nous le savons bien, nous aussi, combien il est parfois douloureux de changer et de grandir. Il y a le deuil, la perte. Et cette longue reconquête d'autre chose, d'un supplément de liberté, et de mieux-être. Un supplément d'humanité.

La traversée du désert est pour chacun d'entre nous une expérience spirituelle, que Dieu permet que nous fassions parce qu'il sait que c'est ainsi que nous grandissons.

Ce n'est pas une punition que Dieu nous envoie pour nous être trop gavés des marmites d'Egypte, mais c'est une expérience de l'ordre de sa pédagogie. Et c'est vrai qu'il est difficile de comprendre Dieu, parfois. D'abord, nous rechignons à avancer, et puis, quand nous réalisons qu'il le faudra bien, alors nous voudrions que cela se passe rapidement, sans choc, et vite! Mais pas plus qu'on ne peut retourner en Egypte, on ne peut pas non plus sauter directement d'Egypte en Canaan en faisant l'économie du désert.

Le désert, notre désert quand nous le vivons, n'est pas une épreuve insupportable, punition de Dieu. Le désert est un lieu nécessaire, un lieu où les choses se révèlent pour ce qu'elles sont en profondeur. C'est un formidable révélateur, c'est un faiseur d'authenticité et de vérité.

Sans quoi la vie n'est qu'une traversée superficielle d'événements qui ne nous changent pas, c'est la succession des désirs immédiatement consommés et remplacés. Nous sommes en train de nous en apercevoir, en ces temps plus difficiles où la reprise, comme on dit, se fait attendre. Si seulement cette traversée d'un certain désert nous modifiait et nous apprenait à vivre différemment.

En somme, nous ne devons pas demander à Dieu de nous épargner les déserts, ces moments vides et stériles de nos existence. Mais nous pouvons lui demander de ne pas nous faire passer par des lieux dont la traversée serait au-dessus de nos forces.

Car Dieu ne fait jamais les choses à notre place. Comme les parents donnent à leurs enfants les moyens d'être autonomes, de grandir et d'intégrer eux-mêmes les changements nécessaires, ainsi Dieu, le Père, nous permet d'avancer dans la vie, et de devenir vraiment humains

Et il sait de quoi nous avons besoin. Et la destinée humaine est ainsi faite que, à travers tous les moments de la vie, qu'ils soient faits de plénitude ou de désert, nous avons à gagner notre stature pleinement humaine, c'est-à-dire de gens enracinés dans la foi, qui peuvent dire de leur Dieu: Je sais qu'aujourd'hui Dieu me porte, et je reconnais dans la foi comment il m'a conduit à être ce que je suis aujourd'hui.

Pour le peuple d'Israël, au coeur du désert, il y a eu le Sinaï, cette montagne où Dieu se révèle. Pour nous aussi, il peut y avoir, dans tous nos déserts, un horizon et un avenir.

Amen.