Le courage d'avancer

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Avez-vous déjà remarqué, frères et sœurs, comment des gestes simples et courants, reçoivent un sens particulier du contexte où ils sont accomplis.
Le cinéma montre bien cela. Il filme une scène en gros plan, puis la caméra recule et nous montre son environnement. Le regard en est changé. Une main qui tient une autre main, c’est courant. Mais quand cela se passe auprès d’un lit d’hôpital et qu’une personne très âgée prend congé de la vie et des siens, le geste reçoit un éclairage particulier. Un couple qui s’embrasse, c’est beau, mais quand c’est dans une ville en ruines, ravagée par la folie des armes, cela en devient déchirant et encourageant à la fois. Une cage avec des oiseaux, c’est banal. Mais dans une cellule de prison, c’est une compagnie dans un monde de solitude.

Jérémie achète un champ; à première vue, pas de quoi fouetter un chat. Une transaction banale. Les notaires apprécieront la précision avec laquelle elle est rapportée. Tout est là, du droit de l’époque. L’argent et la balance pour le peser. Des témoins et un contrat en deux exemplaires. Le premier est scellé pour que personne ne puisse le modifier. Le second reste ouvert et pourra être consulté. Enfin, il y a Baruch, le disciple de Jérémie, qui va assurer la conservation de ces documents dans un récipient en terre. Jérémie achète un champ, la belle affaire. Son cousin veut vendre. Jérémie a un droit, peut-être un devoir de préemption, il achète le champ. Pas de quoi fouetter un chat !
Mais, frères et sœurs, avez-vous bien réalisé le contexte dans lequel Jérémie effectue cette transaction ?
Il est emprisonné dans la cour des gardes du palais de Sédécias, le roi du royaume de Juda. C’est une prison assez large. Des gens vont et viennent, mais Jérémie n’est pas libre de circuler à sa guise.
La ville est en prison, assiégée par les troupes du roi de Babylone, Nabuchodonosor. Nous sommes en 588, 587 av. Jésus-Christ. Bientôt la ville tombera; incendiées les murailles; incendié le Temple.
Le pays est en prison, occupé par une armée étrangère. Les champs, frères et sœurs, sont foulés aux pieds par les Babyloniens. Bientôt, ils leur appartiendront. Ils leur appartiennent déjà. Hanaméel a raison de vendre. On le comprend. Il est malin; plus malin que Jérémie. C’est le dernier moment d’en tirer un profit, juste avant la débâcle.
Et c’est précisément au moment où Hanaméel vient vers lui, que Jérémie comprend que ce rachat sera Parole de Dieu, aura valeur de signe. Dans le contexte douloureux de Jérusalem, le geste de Jérémie fera du bien aux gens, leur donnera du courage et de l’espérance.

Ce geste intervient au moment où tout menaçait de sombrer dans le désespoir et le découragement, tant la situation était étouffante. Autour de Jérémie, il y a beaucoup de gens qui écoutent et qui regardent. C’est normal, il a tout fait pour attirer l’attention, et ne laisser personne indifférent. Il y a là des paysans tout préoccupés de leur devenir. Ils sont partagés, déchirés entre la colère, le dépit, l’envie aussi de lutter. Quelques jours auparavant, ils ont étiré un long cortège funèbre pour crier leur inquiétude. A quoi bon acheter des champs ?
Il y a là des jeunes et des moins jeunes, chômeurs ou inquiets pour leur emploi. Formez-vous, on leur avait dit. Vous n’avez rien à craindre, on leur avait promis. Et puis, les usines ferment et les entreprises coulent. Les portes ne s’ouvrent plus. Manque d’expérience, mon ami, trop jeune ! Trop vieux, mon cher Monsieur, et surtout trop cher. A quoi bon investir du temps, des forces, c’est perdu d’avance.
Il y a là un homme grave, qui ne dit rien. Un mal sérieux s’est insinué dans son corps; il vient de l’apprendre. Il en est assommé et sans voix. Jérémie lui apparaît étrange avec son champ et ses projets d’avenir. A quoi donner de l’importance quand la vie soudain se fait si fragile et si précaire, à peine un souffle. Les précarités et les fragilités sont de toutes sortes. Qu’est-ce qui tient encore ? Il y avait là des hommes et des femmes qui nous ressemblaient, des vivants, avec leur bonheur, leurs blessures, leur quête, leurs doutes.

Il y avait Jérémie, étonné lui-même de ce qu’il faisait. Jusque-là, Dieu lui avait surtout demandé d’aiguiser le regard de ses contemporains sur leur conduite, de dénoncer leur méchanceté, leur infidélité, leur incroyance. Un discours sévère dans lequel Dieu désavouait son peuple. Un discours tranchant. Et maintenant, c’était une autre parole qu’il sentait naître en lui sous la poussée de Dieu; une parole tendre et vigoureuse à la fois : une parole d’espoir, d’amour, de vie. Alors Jérémie a parlé. Il a fait ce que Dieu attendait de lui.
Il a fait ce que dit un poème d’Alexandre Voisard, dont la découverte m’est apparue comme une coïncidence heureuse :

“ Risque un pas
hors les murs survivants
sors de ta demeure
et parle au monde ébranlé
ton langage le plus clair,
ces verbes polis à la pierre
qui redonnent un sens
à ce qu’on nommait espérance. “

“Ainsi parle le Seigneur tout Puissant, dans ce pays, on achètera encore des maisons, des champs et des vergers (v. 15).”
Tout semblait devoir finir et s’effondrer; Jérémie témoigne d’un avenir qui repose en Dieu. La vie reprendra. Le pays sera reconstruit. Tout n’est pas dit encore. La joie, la confiance, le bonheur ont de l’avenir avec Dieu.

Jérémie n’a pas d’abord parlé. Il a acheté le champ, faisant quelque chose d’un peu fou, à rebours du bon sens. Il a montré quelque chose de l’avenir que Dieu préparait : “on achètera encore des champs...”. Il a acheté un champ quand plus personne n’y pensait, ni ne le croyait possible.
Jérémie n’a pas cultivé la nostalgie du passé qui embellit le bon vieux temps et rêve de retours impossibles. Il ne s’est pas contenté du présent tel qu’il était, cherchant à tirer son épingle du jeu, à éviter les aléas de l’existence. Il s’est engagé au nom des promesses de Dieu et il a donné un signe du monde à venir qui s‘enracine en Dieu.
Ce monde, ce royaume, est présent pour nous en Jésus-Christ. En mourant sur la Croix, Jésus nous a montré comment Dieu avait surmonté une fois pour toutes sa colère. Ce qui aurait pu être la rupture définitive avec Dieu, à cause du rejet et de la mise à mort de son Fils, a été transformé par Dieu en une promesse d’amour et de pardon; une invitation à donner des signes du royaume dont le Christ est le roi.

Le monde a besoin, frères et sœurs, d’hommes et de femmes qui ne nourrissent pas une nostalgie irréfléchie pour le bon vieux temps; d’hommes et de femmes qui ne se contentent pas du présent et qui ne se laissent pas démonter par les apparences, si contraires soient-elles. On sait bien qu’elles peuvent l’être, dans la souffrance, la maladie, la mort. Donner des signes du monde que Dieu prépare; donner à goûter la saveur et la beauté qui seront les siennes. Faire comme Jérémie des choses qui surprennent et donnent du courage.
Au risque de passer pour un mécréant et d’être mal compris, je dirais “il n’y a pas de miracles”. Il ne nous est pas demandé de compter sur les manifestations spectaculaires de Dieu, qui résoudraient tout d’un coup de magie. Il nous est demandé, là est le vrai miracle, de donner des signes de présence humaine, de chaleur humaine, d’amour, de pardon, de paix. Savez-vous la force d’une visite, d’une parole gentille, d’un geste de solidarité ? Oui vous le savez, car vous en avez reçu, vous en avez donné ou maintenant justement vous en manquez. D’aucuns trouvent que ces signes sont dérisoires et ressemblent à des gouttes d’eau dans l’océan. Mais ce qui est bien plus triste encore c’est quand ces signes ne sont pas donnés; c’est si Jérémie n’avait pas acheté son champ et négligé de rendre courage à ceux qui en manquaient autour de lui. Courage d’avancer... Confiance que Dieu ouvre des passages. Cela passe par nous. Si tous ces signes d’amour manquaient, le monde serait encore bien plus froid.
On raconte que le grand chef d’orchestre Toscanini avait un jour libéré toute la puissance de l’orchestre, avant de l’arrêter brusquement en disant : “seule la petite flûte a joué juste”. Dans le fracas du monde et les fausses notes, la petite flûte pourrait se décourager... A quoi bon !
Il faut jouer pourtant la partition du monde que Dieu prépare. Et ne demandez pas qui est la petite flûte... Continuez plutôt à jouer.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Antoinette Prahin et Isabelle Mermoud
Musique
Quatuor de Cuivre