«Vivre n’est pas un capital que l’on possède,
c’est une naissance qui nous habite.
Il faut accoucher de sa propre vie.
Vivre c’est prendre l’initiative
en se servant de ses propres limites.
Ainsi vivre cueille sa grappe de chances sur la vigne des risques.
Le chemin devient maison et l’homme nomade.
Il n’est pas de médicament pour vivre à notre place.
Il n’est pas de voiture pour nous amener à vivre.
Vivre est un chemin qui ne se fait qu’à pied…
mais avec l’espérance au cœur.»
J’aime beaucoup ces paroles du poète Jean Debruynne. Elles sont un appel à vivre sa propre vie comme une naissance. Un appel à l’accouchement de soi-même. Et pour ce faire, on peut, et pour ce faire, on doit se servir de ses propres limites. Bienheureuses limites ! Qui peuvent, si je les utilise, m’aider à me frayer mon chemin. Les bâtons que la vie a mis dans mes roues, ces mêmes bâtons pourraient ainsi devenir les échasses qui me font faire des pas de géant; ou, plus modestement, les cannes qui me permettent d’avancer…
Vivre en utilisant mes limites. Transformer ce qui m’entrave en force de courage. Quelle sagesse ! Est-ce donc de cela que Paul voulait parler, lorsqu’il ponctuait l’une de ses lettres de phrases paradoxales, comme : «Ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse» ? (2 Corinthiens 12, 9 et passim). Probablement ! Mais alors, qui nous donnera la maturité d’un Paul de Tarse ? Qui nous fera vivre ce qu’a dit le poète Jean Debruynne ?
Le poète semble annoncer que j’en suis capable par moi-même. Mais puis-je vraiment accoucher tout seul de ma propre vie ? Sans aide ? Sans Autre ? Suis-je ma propre sage-femme ? Suis-je mon propre poète (littéralement, le poète est «celui qui fait») ? Est-ce que je me fais moi-même ? N’est-ce pas au-dessus de mes forces ? Au-delà de mes limites ? Et même si j’y parviens, à la limite, est-ce que je ne risque pas de me perdre ? Accoucher de soi-même comporte, en effet un risque immense : avorter de soi-même ! Ou alors, naître pour la mort. On sait aujourd’hui encore — hélas — que la naissance n’est pas une bagatelle ! Au contraire, naître est un moment à haut risque ! Un combat entre la vie et la mort, pour la vie. Et la suite ne sera que poursuite de ce combat. Avec des temps de contraction. Et des temps de décontraction… vivre, personne ne peut le faire à ma place, certes. En attendant rien ne m’empêche de crier à l’aide… A l’aide pour vivre ! A l’aide pour accoucher de moi-même !
Crier à l’aide, voilà ce que nous invite à faire une quantité de Psaumes. Le Psaume 61, par exemple, que nous avons prié tout à l’heure en deux chœurs. Nous avons prié, en effet : «Dieu entend ma plainte, exauce ma prière». Mais je déplore que cette traduction liturgique ait atténué la force initiale du Psaume. La plupart de nos Bibles ont pourtant bien rendu l’appel en parlant de cri : «Ô Dieu, écoute mes cris, sois attentif à ma prière». Alors quoi ? Aurait-on peur de crier ? Aurait-on honte de déranger ? On a failli faire taire aussi le cri du magnifique passage de Paul aux Romains : «Vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, mais un esprit qui fait de vous des fils et des filles et par lequel vous invoquons…, non ! correction : par lequel nous crions : Abba, Père !» La Traduction Oecuménique de la Bible a bien fait de se corriger sur ce point d’une édition à l’autre. C’est crier qu’il nous faut ! Et pas simplement invoquer. Voilà ma première découverte faite au fil du texte de Paul aux Romains. Un texte animé d’un feu sacré, je vous le promets !
Quand Paul trempe sa plume dans l’encre, dans ce que nous appelons «la dialectique», il ne se contente pas de faire de la haute théologie, mais il parle haut et fort d’une expérience, et aussi d’une espérance. L’expérience — celle de Paul, celle des premiers chrétiens — c’est, manifestement, un culte où l’on ose exploser devant Dieu. Ou encore, pour emprunter le vocabulaire du Festival, entrer en relation vivante avec «le sacré» ! Mais la tradition biblique préfère, à ce propos, parler de sainteté. Une sainteté étonnante, d’ailleurs, et qui détone sur bien des idées reçues : «haut-placé et saint je demeure, dit-Il par la bouche du prophète Esaïe, tout en étant avec celui qui est broyé et qui en son esprit se sent rabaissé, pour rendre vie à l’esprit des gens rabaissés…» (Esaïe 57, 15)
Le voici, le Dieu saint que pourront prier les premiers chrétiens : un Père ! Un Papa ! Sa proximité est telle que «Père» semble encore trop empreint de peur. Alors on lui crie : «Abba» ! C’est-à-dire Papa ! Qu’en reste-t-il dans nos invocations ? Qu’en est-il dans nos chants sacrés ? Avons-nous conscience ? Avons-nous confiance ? Il nous faut, je crois, retrouver cette conscience et cette confiance en criant : «Abba, Père» ! Même liturgiquement. Même musicalement. Pourquoi avoir peur du cri ? N’est-il pas la preuve par excellence que l’enfant est bel et bien né ? Notre naissance à Dieu peut-elle faire l’économie du cri ? Se faire autrement que dans un face à face criant ?
Mon cri déchire le silence, mais derrière ce silence, il est un Père qui m’attend. Christ, le Fils de Dieu, a ouvert le passage. Parce que Dieu ne pouvait tout simplement plus concevoir de n’être le Père que d’un fils. Son Esprit vient attester à notre Esprit que nous sommes bel et bien fils et filles de Dieu. Au même titre que le Christ. Ni plus, ni moins. «Si nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers : héritiers de Dieu, cohéritiers de Christ…» Mais je préfère la traduction «héritiers au même titre que le Christ» ou encore celle que nous donne la Bible en français courant, «nous aurons part aux biens que Dieu a promis». Nous aurons part, parce que nous avons déjà partie liée au destin du Christ. Déjà par notre souffrance.
Nous sommes, frères et sœurs, les participantes et les participants à une naissance qui nous dépasse largement. Mais qui passe par nous. Des participants passifs, parce que c’est l’œuvre de Dieu qui se fait : «Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus Christ d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous». (8, 11) Le travail de résurrection donc a déjà commencé. A Pâques. Au tombeau vide du Christ, premier-né d’entre les humains. Mais il doit continuer. Eclater dans l’à-venir d’un monde où l’on souffre encore. Un monde où la mort semble vouloir garder tous ses droits. Sous toutes ses formes. Parce que la vie humaine reste encore et toujours une maudite spirale qui nous entraîne vers le bas. Aspirés vers la mort, nous le restons, de par notre corps, mais aussi, parfois de par notre esprit égaré.
Croire, c’est aller à contre-courant de cette spirale et dire en soi et hors de soi : je suis participant. Participant passif de la force de Pâques. Je crois, en mon esprit, que l’Esprit du Père a ressuscité le Christ et que cette résurrection aura lieu pour nous aussi. En attendant ? En attendant, je ne me contente pas de reléguer ma naissance spirituelle à l’au-delà. Mais je commence aujourd’hui. Je participe activement à ma naissance en exposant mon être tout entier aux éclats de résurrection. Par l’Esprit même qui a ressuscité le Christ, je fais mourir ce qui, maintenant déjà, doit mourir en moi. Tout ce qui m’empêche de naître vraiment. Tout ce qui m’entrave à tel point que je désespère du sens de la vie pour moi et pour les autres. Tout ce qui n’est même pas bon à récupérer dans un sens positif. Tout ce qui m’aspire vers le bas au lieu de m’inspirer vers le haut. Tout ce que Paul, dans son langage hélas piégé à nos oreilles appelle «comportement charnel». Le charnel ne se limite évidemment pas au sexuel mal vécu, mais qualifie une existence mal embouchée… Peut-être faudrait-il parler, avec la Bible en français courant, d’un «être égoïste». Etre égoïste, c’est être tourné de tout son être et de toutes ses forces sur son soi-même. Etre fasciné par soi, par le non-sens et par la mort au point de vivre à l’envers, vers le néant.
Comment dire encore toute la force que je ressens dans l’appel de la parole annoncée ce matin ? Peut-être en vous racontant, a contrario, une visite qui m’a profondément marqué mardi dernier. Ici, à Fribourg, dans le cadre du Festival du Belluard — un autre Festival de notre ville !— l’on peut faire une visite guidée pour le moins insolite : la visite d’une maison laissée vide par celui qui l’a occupée, incognito, de 1993 à 1995. C’est un squatter pour le moins étonnant qui a passé par là, laissant des traces qui deviendront probablement musée. L’homme qui a passé dans cette maison s’appelle Gaston Seelbach.
Gaston est né de l’union d’une patineuse allemande et d’un sauteur de ski alsacien qui s’étaient rencontrés aux Jeux olympiques d’hiver de 1936. Après avoir exercé le métier de coiffeur à Paris, et tenté, en vain, d’inventer une permanente, Gaston a choisi de s’établir dans une maison murée de notre ville pour y installer un véritable musée du patinage artistique (objets, photos dédicacées, livres, timbres et citations d’auteur) mais surtout pour travailler à l’invention d’une nouvelle figure de patinage qui devrait porter son nom. Pour ce faire, Gaston avait construit, dans le salon de la villa, une patinoire artificielle. Ayant apparemment trouvé ce qu’il avait cherché, Gaston a quitté sa maison, y laissant fondre la glace. Quitté son laboratoire pour aller, où ? On ne sait toujours pas…
L’histoire serait amusante, à mon goût, s’il n’y avait pas dans cette maison murée, s’il n’a avait pas dans cette prison musée des signes nombreux et troublants d’une fascination pour la mort. En effet, la figure que Gaston semble avoir fini par inventer correspond exactement à la forme du circuit automobile où Jo Siffert est définitivement sorti de la scène, en Angleterre. A cela s’ajoute autre chose : un mur entier de la maison de notre inventeur est consacré à une figure célèbre pour sa difficulté, figure inventée par un couple soviétique, et qui porte le nom éloquent de «Spirale de la mort». Là, dans cette spirale, paraît-il, les forces centrifuges et centripètes se livrent un combat sans merci, aspirés que sont les patineurs vers le centre de la spirale. D’ailleurs, Gaston avait fait paraître une annonce dans la presse : Patineur passionné cherche âme sœur d’origine nordique pour exécuter spirale de la mort définitive». Maintenant, la glace a fondu. Et personne ne sait à ce jour où est parti Gaston. Aspiré par sa fascination de la spirale de la mort ? On peut fort le craindre…
Ce matin, j’ai mal pour cet homme et pour toutes celles et ceux qui, comme lui, sont aspirés par une fascination morbide. Mal de voir que l’appel à naître est vécu par tant de Gastons comme une dénaissance. Une dénaissance qui m’indique que le message de la résurrection n’a pas encore fait tout son travail. Et de loin pas ! Mais quoi ? Mais vous ? Nous toutes et tous qui sommes sur la même spirale de la vie, dans quel sens allons-nous la prendre ? En nous laissant aspirer vers le centre ? Ou bien plutôt en nous laissant inspirer vers l’extérieur, dans un véritable déploiement spirituel; un déploiement qui m’entraîne tout entier, corps et âme, vers une vie promise à plus de vient encore ? Ô Saint-Esprit, permets que sur notre chemin, dans la spirale de nos vies, nous fassions le choix de ton Esprit !
Amen.